De la partialité médiatique dans la vérification des faits en foresterie
[…] ce qu’on essaie de faire présentement et c’est pas seulement ce ministère-là… ce ministre-là, tous ceux qui ont précédé ont fait la même chose, c’est d’essayer de fournir à l’industrie ce qu’elle demande contrairement à ce qui devrait être fait : simplement transformer ce que la Nature peut nous donner. Là, on surexploite la forêt. […] en 2004, la commission Coulombe a demandé qu’on soustraie 20 % de la récolte parce qu’on surexploitait la forêt. Durant 10 ans, on a essayé de transformer ça. On a dit : « On fait de la foresterie écosystémique ». Mais depuis les 10 dernières années, c’est recommencé de plus belle […]
— M. Henri Jacob, extrait d’entrevue à TVA, le 13 novembre 2020 (à partir de 1 min. 56)
Cette entrevue faisait suite à une lettre intitulée Le bunker du ministère des forêts co-signée par messieurs Henri Jacob et Richard Desjardins et publiée dans Le Journal de Montréal. Pour le résumé, cette lettre se voulait une critique très virulente contre le ministère des Forêts de la Faune et des Parcs et son ministre en titre (M. Pierre Dufour) pour cause d’être trop inféodés aux intérêts de l’industrie forestière. Un discours qui, pour l’essentiel, n’avait rien de surprenant de la part de ces deux acteurs très critiques du monde forestier québécois.
Toutefois, je dois avouer avoir sursauté en écoutant l’extrait d’entrevue retranscrit ci-haut. Cette affirmation concernant la surexploitation des forêts est tellement erronée que cela en est presque grossier. Une revérification des faits s’imposait. Et la meilleure façon était de retourner à la source, soit la commission Coulombe.
La commission Coulombe et ses doutes sur la surexploitation des forêts publiques du Québec
Voici ce qu’écrivait la commission Coulombe en lien avec la surexploitation des forêts :
La similitude des résultats obtenus avec la méthode Sylva [outil alors utilisé au Québec pour les calculs des possibilités forestières] et la méthode de Hanzlik, qui possède plusieurs sources de surestimation, confirme les inquiétudes sur la fiabilité des résultats générés par Sylva. Il faut cependant reconnaître que la méthode de Hanzlik a été appliquée à partir d’intrants utilisés aussi par Sylva et que ceux-ci possèdent d’importants niveaux d’imprécision. Compte tenu de la faible fiabilité des résultats obtenus à partir de l’un ou l’autre de ces deux outils de prédiction, on doit en conclure qu’ils sont peu utiles pour déterminer si les forêts du Québec sont surexploitées. La seule chose que l’on puisse traduire des résultats obtenus par la méthode de Hanzlik, c’est que le logiciel Sylva aurait tendance à surestimer la possibilité ligneuse. Cette situation est inquiétante, car elle implique que l’outil de prédiction des volumes présentement utilisé au Québec ne permet pas d’avoir une vision juste de leur évolution dans le futur.
— Commission Coulombe, p. 144
Et,
Globalement, entre 1998 et 2002, la récolte ligneuse totale au Québec a représenté 74 % de la possibilité calculée alors que la récolte dans le groupe d’essence sapin-épinettes-pin gris-mélèze (SEPM) a représenté 87 % de la possibilité ligneuse calculée. Toutefois, le peu de fiabilité notée dans les résultats obtenus par Sylva ne permet pas de conclure que le simple fait de récolter en deçà des niveaux de possibilité calculés constitue une indication que la forêt du Québec n’est pas surexploitée.
— Commission Coulombe, p. 145
Comme on peut le constater, la commission Coulombe fut incapable, faute de données assez précises, de formellement conclure s’il y avait surexploitation… ou pas ! Dans le doute, elle s’est donc rabattue sur une « mesure de précaution », soit la fameuse recommandation de 20 % de réduction de la possibilité forestière (surtout SEPM). Une recommandation dont la logique n’est abordée que 100 pages plus loin, dans le chapitre « La mise en œuvre des changements ». [Erratum du 17 février 2021 : j’ai raté un paragraphe à la p. 148 du Rapport Coulombe où il est formellement fait un constat, non chiffré, de surexploitation. — Merci à M. Szaraz de me l’avoir signalé.]
Recommandation 9.2
Que, d’ici l’entrée en vigueur des PAFI [plans d’aménagement forestier intégré] 2008-2013, la possibilité ligneuse pour le groupe sapin-épinettes-pin gris-mélèze (SEPM) soit réduite de 20 % dans chacune des aires communes, par rapport à la possibilité inscrite dans les plans généraux présentement en vigueur, et que les attributions soient ajustées selon la situation particulière de chaque aire commune.
[…]— Commission Coulombe, p. 245
Une multitude de facteurs connus rendent en effet une baisse significative inévitable, particulièrement en ce qui a trait au groupe SEPM, notamment : une baisse de l’ordre de 8 % du capital ligneux pour ces essences résineuses entre les deux derniers inventaires, les avis scientifiques et les évaluations à la baisse des effets réels sur les rendements ligneux pour plusieurs traitements sylvicoles, la mise à jour des tables de production pour tenir compte de l’effet de sénescence, la mise en place d’aires protégées, la mise en œuvre des objectifs de protection et de mise en valeur des ressources du milieu forestier, l’application de la Paix des Braves, les révisions au Règlement sur les modalités d’interventions dans les forêts du domaine de l’État (RNI) ainsi que la prise en compte de choix de gestion en rapport avec les épidémies d’insectes et la récurrence des feux.
En résumé, commission Coulombe ou pas, il était acquis que les possibilités forestières allaient diminuer à brève échéance en raison d’une multitude de facteurs. Certains représentaient des nouveautés (ex. : Paix des Braves) alors que d’autres étaient des mises à jour de nos connaissances (la routine). Mais comme il y avait un doute sur une possible surexploitation, la commission recommanda une diminution immédiate à la mesure de la « baisse significative inévitable ». La diminution de 20 % n’était donc en rien une mesure d’urgence face à un constat clair de surexploitation, comme certains peuvent le laisser entendre. [Erratum du 17 février 2021 : en fait, à la p. 148 du rapport, il est fait un constat formel, non chiffré, de surexploitation. — Merci à M. Szaraz de me l’avoir signalé.]
Plusieurs autres points pourraient être discutés ici, mais comme une image vaut mille mots, je vous présente le graphique ci-dessous, un classique de ce blogue mis à jour avec les données du rapport Ressources et industries forestières du Québec — Portrait statistique 2019. Aussi, dans un souci de recréer le contexte à l’ère de la commission Coulombe, je suis remonté jusqu’à la version 1996 de cette référence statistique pour incorporer l’évolution des possibilités forestières ainsi que les superficies associées à leurs calculs.
Pour donner une autre perspective, le graphique ci-dessous présente l’évolution de la récolte dans les forêts publiques du Québec entre 1950 et 2019 sur la base d’une moyenne décennale « glissante ». C’est-à-dire que chaque année une nouvelle moyenne était calculée sur la base des dix années précédentes. J’ai choisi la mesure de 10 ans, car c’est une échelle de temps très usuelle en foresterie (ex. : les inventaires forestiers sont sur une base décennale).
On peut comprendre, dans le contexte de l’époque où il y avait des inquiétudes liées à la croissance rapide de la récolte ainsi que beaucoup d’incertitudes entourant les calculs des possibilités forestières, que les commissaires aient opté pour l’option « et s’il y avait de la surexploitation ? ». Toutefois, avec le recul, il apparaît que si les niveaux de récolte des années 1990-2000 furent exceptionnellement élevés à l’échelle historique, ils ne furent pas déraisonnables.
De plus, il faut souligner que sur la base de la récolte moyenne sur 10 ans, nous n’avons même pas atteint le niveau des possibilités forestières les plus récentes ! Pour la petite note, ces dernières sont calculées avec des approches et des outils très différents de l’époque (Sylva n’est plus utilisé). On incorpore beaucoup plus de variables liées, entre autres, à la protection de la biodiversité. En bref, ce sont des calculs plus solides et plus sévères qu’à l’époque de la commission Coulombe.
Quant aux affirmations de M. Jacob « Là, on surexploite la forêt […] » et « depuis les 10 dernières années, c’est recommencé de plus belle […] », on ne peut qu’en déduire que depuis une dizaine d’années, M. Jacob vit dans sa « bulle forestière » (note pour la postérité : expression très pandémique). L’idée que nous surexploitons la forêt depuis 10 ans est absurde. En fait, la foresterie québécoise fait depuis 10-15 ans exactement ce que M. Jacob souhaite : elle transforme seulement ce que la Nature lui offre… et beaucoup moins même !
Pourrait-on retrouver les niveaux de récolte des années 1990-2000 ?
Cela apparaît impossible pour assurément les 20 prochaines années.
Si vous observez l’évolution des superficies utilisées pour les calculs des possibilités forestières, elles ont nettement diminué entre les années 1990-2000 et aujourd’hui (pour la petite note technique, ces superficies représentent ce qui est accessible à la machinerie, les pentes trop abruptes étant par exemple exclues). Certaines des causes en arrière de cette diminution, comme les aires protégées, ayant d’ailleurs été anticipées par la commission Coulombe.
Or, il y a un lien assez direct entre les superficies aménagées et les possibilités forestières. Si les premières diminuent, les possibilités vont suivre… ainsi que la récolte potentielle. La seule façon d’accroître les possibilités forestières et la récolte tout en diminuant les superficies sous aménagement est de faire de la foresterie intensive (plantations…). C’est le plan gouvernemental, mais dans le meilleur des cas, nous n’en verrons les effets que d’ici une vingtaine d’années (j’écrirai alors peut-être sur le sujet 🙂 ). D’ici là, les superficies accessibles à la récolte sont plutôt destinées à diminuer (ex. : habitat du caribou forestier) qu’à s’accroître.
« Six fois l’île de Montréal » ?
Si la question de la surexploitation fut celle qui m’a fait le plus sursauter dans l’entrevue de M. Jacob, d’autres points m’ont aussi « titillé ». Je m’attarderai à une seule affirmation, « gobée » comme-telle par le journaliste, en introduction de son entrevue avec M. Jacob.
Plus de 20 ans après le documentaire-choc de Richard Desjardins, L’Erreur boréale, on le voit là, la situation de nos forêts reste encore extrêmement fragile. On dit que 750 abatteuses continuent de ravager nos forêts jour et nuit, rasant chaque année une superficie équivalente à six fois l’île de Montréal. Ça, je ne l’ai pas inventé, je le tire d’une lettre ouverte publiée ce matin qui s’intitule « Le bunker du ministère des forêts ».
— Introduction de l’entrevue avec M. Henri Jacob par le journaliste de TVA
Pour bien passer un message, il faut être capable de l’associer à des réalités auxquelles les gens peuvent s’identifier. Parler de superficies récoltées en mesure « d’île de Montréal » est brillant (vraiment). Pour autant, est-ce vrai ?
Utilisant à nouveau les rapports Ressources et industries forestières du Québec — Portrait statistique de 1996 à 2019, j’ai compilé les superficies récoltées par CPRS (coupe — à blanc — avec protection de la régénération et des sols) et autres coupes apparentées.
À souligner que la récolte se réalise aussi à l’aide d’autres méthodes (ex. : coupes partielles). Toutefois, comme vous pourrez le noter dans le graphique ci-dessous, la CPRS est la méthode de récolte dominante dans les forêts publiques du Québec depuis 1994. Aussi, ce sont les CPRS qui « ravagent » la forêt et étaient en « vedette » dans L’Erreur boréale. Sans ce type de coupes, je soupçonne que ce documentaire aurait d’ailleurs eu moins d’impacts !
Donc, il est juste de parler de « six fois l’île de Montréal ». Ou plutôt, il faudrait dire « c’était » juste… en 1997 ! Depuis, et suivant en cela la diminution de la récolte, les superficies récoltées avec la CPRS ont fortement diminué.
Entre 2009 et 2018, il s’est récolté en moyenne 129 000 hectares (1290 km2) par an en CPRS. Considérant que la superficie de l’île de Montréal est de 483 km2, cela donne une moyenne annuelle de trois fois l’île de Montréal.
« C’est quand même beaucoup »
Il serait légitime que vous trouviez que trois fois l’île de Montréal coupée en CPRS chaque année, « cela fait quand même beaucoup ». C’est pourquoi il faut mettre ce chiffre en contexte avec la superficie des forêts publiques qui pourraient être récoltées (la superficie utilisée pour les calculs des possibilités forestières).
À cet égard, le dernier chiffre disponible dans Ressources et industries forestières du Québec — Portrait statistique 2019 est de 26 941 700 hectares ou 269 417 km2… soit 558 fois l’île de Montréal. Pour les « visuels » :
Finalement, et comme il faut malheureusement le rappeler même 20 ans après L’Erreur boréale, la forêt, ça repousse naturellement. Et c’est pourquoi la CPRS est une coupe avec protection de la régénération et des sols. Visuellement, une forêt « ravagée » il y a 10 ans ressemble aujourd’hui à une jeune forêt, pas à une coupe.
Une vérification des faits partiale
Je peux difficilement en vouloir à messieurs Jacob et Desjardins d’énoncer des approximations, voire du grand « n’importe quoi » concernant la foresterie québécoise. Cela passe toujours comme dans du beurre (mou) dans les médias. La barre est donc très basse.
Pour un exemple probant, il suffit de voir avec quelle béatitude le journaliste de TVA mène son entrevue avec M. Jacob. Zéro remise en question. Aucun questionnement du type : « Mais êtes-vous sûr qu’il se fait toujours de la surexploitation malgré la présence du Bureau du Forestier en chef depuis 2005 ? »… « Six fois l’île de Montréal ? D’où tenez-vous ce chiffres ? » Que non. Juste de la béatitude.
A contrario, une affirmation donnant une lumière positive à la foresterie va être systématique battue en brèche par ces mêmes médias.
L’exemple le plus récent qui me vient en tête est l’affirmation du ministre Dufour à l’automne 2019 quant au rôle potentiellement positif de la foresterie pour lutter contre le réchauffement climatique. En moins de temps qu’il n’en faut pour dire « coupe à blanc », les grands médias nationaux s’attaquèrent très rapidement à cette affirmation. « Quoi, un impact environnemental positif pour la foresterie ? Impossible ! » sembla être leur cri de ralliement. Et de fait, après grosso modo une semaine la cause était médiatiquement entendue : le ministre avait manifestement erré. Un épisode qui m’avait inspiré le texte « Foresterie québécoise : nous sommes toujours en 1999 ».
Ce biais anti-foresterie de la part des grands médias n’est pas seulement désespérant, mais aussi contre-productif. Il ne fait qu’attiser les antagonismes alors qu’un traitement équitable des différentes parties obligerait tout un chacun à « élever la barre ». Cela contribuerait positivement aux débats et permettrait de trouver plus facilement des solutions aux différents enjeux dans les forêts publiques québécoises.
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Très instructif et intéressant. Merci.
🙂 (merci!)
Bravo Éric
Je trouve que le ministère n’a toujours rien appris pour communiquer les faits et créer un message positif
Toujours un plaisir de te lire
Merci Daniel! 😀
Bonjour Éric. Tes regards sont toujours aussi éclairants et à peu près les seuls de cette nature dans notre univers polarisé. Observation : La commission Coulombe concluait sur la surexploitation forestière, certes sur la base du volume mais aussi sur la qualité et l’accessibilité de la matière ligneuse (p. 148). Les tiges (faibles diamètres), essences (sans preneurs) et peuplements (mixtes, isolés, éloignés) moins $$$ intéressants ont tendance à être relativement moins récoltés, créant ainsi un appauvrissement qui s’accentue (pensons aux feuillus nobles en Outaouais par exemple). Au pair de la possibilité biophysique, il faudrait déterminer une possibilité « économique ». On devrait de plus en plus introduire la notion de valeur par rapport à celle du volume, aussi applicable dans le cadre de la stratégie de production de bois ou de l’adaptation aux changements globaux.
Au plaisir de continuer à te lire.
Bonjour Gérard, et merci de tes bons mots ! 🙂
Je fais de mon mieux pour apporter un regard « éclairant » 😉
Mais j’ai de fait raté le paragraphe de la page 148. J’avais relu de très grands pans de ce chapitre, mais pas assez à l’évidence !
Un constat très formel de surexploitation qui, il faut dire, me surprend quelque peu considérant la « mer d’incertitudes » dans laquelle vous sembliez naviguer ! Et cela m’amène plusieurs questions et réflexions en tête qui pourraient former ma prochaine chronique 😌
Salutations !
Eric
[ajout 18 février] : j’ai intégré ton observation comme « erratum ».
Bonjour M. Szaraz,
Je trouve très pertinente votre idée d’une possibilité économique, pour tenir compte de l’effet d’écrémage à l’échelle des peuplements. Cette dynamique me semble être l’une des plus grandes sources d’erreur, dû au manque de rétroaction et de cohérence entre le calcul, la planification et l’exécution.
M. Alvarez,
Encore un texte fort intéressant pour alimenter la réflexion. Moi et mes acolytes (Anne Bernard et Olivier Villemaire-Côté) envisageons de répondre à nouveau à messieurs Jacob et Desjardins, mais sous la forme du « fact-checking » cette fois-ci. Un peu à la manière des Décrypteurs de Radio-Canada. L’espace médiatique ne nous est pas refusé, jusqu’à preuve du contraire. À nous de l’occuper!
Tout à fait! 🙂… et merci!
Eric Alvarez