Bientôt dans une forêt près de chez vous : des aménagistes imputables
C’est le 6 novembre dernier que le ministère des Forêts de la Faune et des Parcs (MFFP) dévoilait sa « révision ciblée du régime forestier ». Une révision explicitement développée pour répondre aux demandes de l’industrie (ce qui a le mérite d’être honnête).
Les attentes étaient hautes alors que cet été le premier ministre ne promettait rien de moins qu’un nouveau régime forestier. Plusieurs groupes avaient rendu publiques leurs listes de souhaits. Finalement, il n’y aura aucune modification législative, seulement des ajustements administratifs et réglementaires. De plus, la liste synthèse des modifications spécifie que certaines s’appliquent immédiatement alors que pour d’autres on parle « d’hiver 2021 », voire d’une mise en place « graduelle ».
À l’évidence, plusieurs acteurs du monde forestier sont restés sur leur faim et les réactions, pour l’essentiel, peuvent être résumées par le fameux « petit pas dans la bonne direction ». Toutefois, à la mesure de plusieurs commentaires et propositions faits en marge de cette « révision » du régime forestier, le MFFP a été sage de ne pas aller en Commission parlementaire. L’actuelle politique forestière, qui a fait du MFFP l’aménagiste des forêts publiques, n’aurait peut-être pas survécu à cette consultation.
L’OIFQ sonne la (discrète) charge
« L ’Ordre des ingénieurs forestiers du Québec [OIFQ] accueille favorablement les mesures de révision ciblées du régime forestier ».
C’est là le titre du communiqué de l’OIFQ à la suite de l’annonce du 6 novembre dernier. Positif, non ? Personnellement, je dirais « Oui, mais… ».
Lorsqu’on lit le communiqué, il y a ce paragraphe :
Parmi les mesures annoncées, l’Ordre note le désir du MFFP de développer et d’expérimenter des modèles de partage des rôles et responsabilités en matière de planification opérationnelle. Bien, mais pour le président de l’OIFQ, M. François Laliberté, ing. f., M.Sc., on devra regarder au-delà de la planification opérationnelle : « Il faut voir la planification forestière comme un tout. C’est pourquoi nous souhaitons que des projets pilotes puissent également être ouverts à l’expérimentation d’un modèle d’aménagiste désigné des ressources du territoire forestier. En d’autres mots, qu’une zone d’aménagement forestier soit attribuée à un ingénieur forestier et son équipe, qui auraient la responsabilité d’assurer le suivi et le succès de toutes les étapes de l’aménagement forestier qui y serait effectué. ».
— OIFQ 2020
Le communiqué est donc peut-être positif pour les ajustements administratifs apportés, mais on ne peut en dire autant concernant l’actuelle structure d’aménagement des forêts publiques. Et pour prendre toute la mesure de ce paragraphe, je vais vous ramener à un autre communiqué de l’OIFQ, soit celui du 13 juillet 2017.
Pour la mise en contexte, la Vérificatrice générale du Québec (VGQ) venait de publier un rapport très critique du MFFP concernant son suivi des travaux sylvicoles. Sans revenir sur l’ensemble du rapport, voici un de ses constats :
Le MFFP ne sait pas si les investissements sylvicoles des dernières décennies ont donné les résultats escomptés.
— VGQ 2017
En référence, on parlait de 2,1 milliards $ dans les dix dernières années.
Réagissant à ce rapport très critique, l’OIFQ déclarait alors :
« Le gouvernement ne sait pas si les travaux effectués portent fruit et ne peut donc ajuster ses choix en conséquence. Il agit comme un jardinier qui se contenterait de planter des graines et d’entretenir son jardin, sans ne jamais évaluer le résultat de son travail et le fruit de sa récolte. La situation est inquiétante et ne peut plus durer. Il est temps que le ministre Luc Blanchette [prédécesseur de M. Dufour] en fasse une priorité », souligne le président de l’OIFQ, monsieur François Laliberté, ing. f.
La problématique mise en lumière par le plus récent rapport annuel de la VGQ ne date pas d’hier. Elle avait déjà été soulevée par l’OIFQ, de même que par la Commission Coulombe (2004) et le Forestier en chef du Québec (2010 et 2015). « Au fil des multiples réformes effectuées depuis 20 ans, il semble qu’on ait perdu de vue l’objectif premier des travaux sylvicoles : donner de la valeur à la forêt », poursuit M. Laliberté.
Au final, la situation soulève également des questions quant à la fiabilité des données sur l’état actuel des forêts québécoises. Le MFFP se retrouve à effectuer ses calculs de possibilités forestières et à octroyer des droits de coupe sur la base de travaux sylvicoles dont il ignore les effets.
[…]
Pourtant, les ingénieurs forestiers rigoureux et compétents sont nombreux au sein du MFFP. Malheureusement, l’organisation du travail et la lourdeur bureaucratique nuisent à l’exercice plein et entier de leurs compétences. Le fractionnement des tâches est particulièrement problématique. « L’ingénieur forestier qui planifie les travaux n’est pas celui qui les applique et les supervise en forêt. Au bout du compte, personne n’est véritablement imputable du résultat des travaux », explique M. Laliberté.— OIFQ 2017
L’organisation du travail doit au contraire privilégier la présence d’ingénieurs imputables en milieu forestier, faire appel à leur leadership et favoriser leur sentiment d’appartenance envers les forêts qu’ils aménagent. Pour y arriver, l’OIFQ propose que chaque zone d’aménagement forestier soit attribuée à un ingénieur forestier, qui aurait la responsabilité avec son équipe d’assurer le suivi et le succès des travaux sylvicoles qui y sont effectués.
Vous avez peut-être ici un sentiment de « déjà lu »… De fait, le paragraphe extrait du communiqué de l’OIFQ suite à l’annonce du 6 novembre dernier est presque un copier-coller du dernier paragraphe extrait du communiqué de 2017. C’est dire que l’OIFQ n’a pas changé d’opinion depuis 2017 : le MFFP doit cesser d’être l’aménagiste. D’ici là, une réforme administrative peut bien être accueillie « favorablement ».
La position de l’OIFQ est de poids, car c’est dans son mandat de veiller à la protection du public. C’est aussi un rare organisme avec une indépendance légale qui peut faire contre-pouvoir à la totale emprise du MFFP sur l’aménagement des forêts publiques.
Le Québec forestier en attente d’aménagistes locaux et imputables
L’OIFQ ne fut pas le seul organisme à proposer des mesures pour responsabiliser la planification forestière à des échelles locales. Sans entrer dans les détails de toutes leurs propositions, mentionnons :
- Alliance forêt boréale qui a demandé à ce que le processus de planification forestière soit revu en laissant plus de place et d’imputabilité à l’industrie forestière et aux entreprises sylvicoles.
- La Fédération québécoise des municipalités qui souhaite un transfert d’ingénieurs et de techniciens basés à Québec vers les Directions régionales ; un déploiement de forêts de proximité sur l’ensemble du Québec [note : une seule a été créée pour l’instant] et des projets pilotes de gestion collective « d’aires communes ».
- La Fédération québécoise des coopératives forestières qui souhaite que le MFFP délègue aux ingénieurs forestiers à l’emploi des entreprises sylvicoles la responsabilité des prescriptions et de la planification opérationnelle.
En bref, on pourrait presque parler d’une nostalgie pour l’ancienne politique de la Loi sur les Forêts (1987-2013) ! Mais on pourrait aussi remonter un peu plus loin dans le temps pour des sources d’inspirations susceptibles d’améliorer l’aménagement des forêts publiques québécoises.
Pendant ce temps, dans les concessions forestières…
Un élément clé de l’annonce gouvernementale du 6 novembre dernier est que les industriels pourront, à partir de décembre 2021, miser sur une prévisibilité de trois ans dans les volumes à récolter. En lien avec cet élément de prévisibilité, remontons quelque 50 ans en arrière pour voir comment se passaient les choses en forêt publique alors que les concessionnaires forestiers étaient responsables de l’aménagement.
L’extrait ci-dessous est tiré de la revue « Le Papetier » d’octobre 1965 alors éditée par le Conseil des producteurs de pâtes et papiers du Québec. Ce numéro avait pour thème « L’aménagement des grandes concessions forestières ». Plus spécifiquement, il y était question de « L’aménagement forestier chez Consolidated Paper Corp Ltd. » par le chef forestier de la compagnie, M. Roland Royer. Dans une section, on peut y lire :
Afin de mettre de l’ordre dans les exploitations, il est nécessaire de préparer pour chaque unité d’aménagement un programme de coupe à long terme. Ce programme détermine où les coupes seront exécutées au cours des 10 prochaines années. Il indique également la marche générale des opérations pour les périodes subséquentes. […] Parfois, il faut changer le programme de coupe lorsqu’il se produit un feu, une épidémie d’insectes ou encore un chablis. […]
— Le Papetier, octobre 1965, p. 15
Lors de mon doctorat, un technicien qui avait vécu l’époque des concessions forestières m’avait confirmé que les changements aux plans décennaux étaient fort mal vus. Cela demandait une raison majeure, car il fallait repenser l’ensemble de la planification.
La source de cette vision pour une planification à long terme était le gouvernement. On la retrouve dans le rapport annuel du Département des Terres et Forêts (DTF) de 1926 sous la plume de son premier chef du Service forestier, M. Gustave-Clodomir Piché :
Il importe, croyons-nous, que l’ordre chronologique des coupes soit arrêté pour au moins dix ans à l’avance et aussi que soient définies les autres améliorations sylvicoles à réaliser telles que : éclaircies dans les jeunes peuplements, et boisements dans les secteurs dénudés comme dans ceux dont le taux de boisement est inférieur à la normalité. Il faut que tout cela commence avant que le dernier acre de forêt vierge n’ait été abattu.
— Gustave C. Piché, Rapport annuel DTF 1926, p. 40
Ce n’était qu’un petit exemple, mais qui démontre que, sans être l’aménagiste, le gouvernement a déjà su voir à la bonne planification dans l’aménagement des forêts publiques avec des résultats concrets sur le terrain!
Un des « secrets » de cette qualité dans la planification forestière était sans contredit le fait que les aménagistes des compagnies avaient alors beaucoup de responsabilités et de latitude (le gouvernement agissait avant tout en « gardien »). Mais aussi, les compagnies assumant tous les coûts de l’aménagement, le salaire des aménagistes dépendait de la qualité de leur travail.
Mot de la fin
C’est la deuxième fois que le gouvernement québécois s’investit à être l’aménagiste des forêts publiques.
La première tentative, en lien avec le projet de révocation des concessions forestières des années 1970, s’était étirée sur une décennie avant d’avorter et d’aboutir à la Loi sur les Forêts entrée en vigueur en 1987. L’industrie restait alors l’aménagiste, mais avec beaucoup plus d’encadrement et d’implications du gouvernement qu’à l’ère des concessions. La crise créée par L’Erreur boréale, qui a complètement démoli l’idée même de l’industrie forestière comme aménagiste des forêts, a réouvert la porte à ce que le gouvernement occupe cette place.
Toutefois, à la mesure des opinions émises en marge de cette « révision » du régime forestier, il semble inéluctable que plus tôt que tard, le MFFP sera le seul acteur du monde forestier québécois à être convaincu qu’il est « l’aménagiste de la situation ». Et dans l’esprit des propositions émises, il est très probable que la prochaine grande réforme forestière au Québec consacrera la renaissance d’aménagistes forestiers imputables à l’échelle locale.
Note : si vous souhaitez mettre la main sur le numéro d’octobre 1965 de la revue « Le Papetier », j’en ai retrouvé trace à la bibliothèque de l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue. À souligner aussi que l’état de ma photocopie me retient de la diffuser !
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Pour acheter mon livre, dans lequel vous retrouverez une stratégie d’aménagement forestier pour le Québec avec des aménagistes locaux et imputables :
… ou à la librairie-café Le Mot de Tasse (1394 chemin Ste-Foy, ville de Québec) ou la Librairie du Quartier (1120 avenue Cartier, ville de Québec)
Merci pour ce texte M. Alvarez.
En ce qui a trait au « copier-coller » du dernier paragraphe extrait du communiqué de l’Ordre de 2017, vous avez vu juste avec votre œil de lynx. Pas de cachette, ça demeure la meilleure façon d’expliquer la chose. Au plaisir de vous lire encore…
Merci! 😃
Depuis sa fondation en 1921, L’OIFQ (désigné par la Corporation et avant l’Association des ing.f. du Québec) a pris position à maintes reprises pour que l’aménagement forestier soit faite de manière à intégrer l’ensemble des ressources du territoire. Et que la responsabilité de cet aménagement soit confiée à une équipe de professionnels et d’experts dédiés à cette tâche et en mesure d’assurer l’intégralité et la cohérence des activités de planification dans le respect en visant l’atteinte des objectifs gouvernementaux. Plus récemment, ceci s’est traduit par la promotion par l’OIFQ du concept d’aménagiste désigné. Ceci ne devrait pas être interprété comme le souhait d’un retour aux concessions, ni de l’application d’un modèle unique partout au Québec. Il s’agit plutôt de permettre aux acteurs régionaux et locaux de définir leur propre modèle de gestion collaborative et participative, encadré bien entendu par des balises provinciales. Le terme « acteurs » se veut donc large et inclusif.
Je ne crois pas qu’il y ait quelque chose dans vos communiqués qui suggèrent que vous appuyez un retour aux concessions forestières 😌
Quant à moi, j’aime utiliser cette référence, car il y avait du très bon travail d’aménagement forestier qui s’y faisait. Et cela était dû aux valeurs mêmes de proximité entre aménagistes et forestiers dont vous faites la (juste) promotion. Mais les concessions forestières sont bien mortes. Il faut que les responsabilités d’aménagement soient locales, mais aussi dans un contexte « public ». Sinon, c’est tout simplement invendable.
Merci pour les précisions : )