Foresterie québécoise : nous sommes toujours en 1999
« Le secteur forestier présente un énorme potentiel, celui de générer des émissions négatives de GES [gaz à effet de serre] tout en créant de la richesse pour les entreprises, a déclaré M. Dufour. L’augmentation de la production de bois, l’augmentation de la récolte permettront d’augmenter la séquestration de carbone en forêt. » — La Presse
Et c’est ainsi que démarra la controverse forestière de l’automne.
Pour le contexte, cette déclaration du ministre québécois des Forêts fut faite lors du congrès Woodrise tenu à Québec. Ce congrès était axé sur la promotion du bois comme matériau de construction, particulièrement les immeubles en bois de moyenne et grande hauteur. Étant alors à travailler sur mon livre (détails en janvier) et le cycle du carbone n’étant pas mon premier champ d’expertise (ni le second), j’ai avant tout été un spectateur des débats qui ont suivi la déclaration du ministre.
Ce débat fut fort instructif tant sur les aspects scientifiques que sur la perception de la foresterie au Québec en 2019. C’est pourquoi il m’est apparu incontournable de revenir sur cette controverse en guise de dernière chronique de l’année. Et pour débuter, je vais m’attarder à un point de la déclaration ministérielle qui est plus dans mon champ d’expertise, soit le désir du ministre de voir augmenter la récolte.
« Couper plus » ?
J’ai été très surpris par l’assurance du ministre quant à « sa » capacité à augmenter la récolte de bois au Québec. Je l’ai été tout autant quant au manque de mises en perspectives que cette volonté a suscité. La figure ci-dessous exprime visuellement pourquoi.
Il faut ici souligner que la possibilité forestière, soit le volume de bois qu’il est possible de récolter annuellement, a évolué dans les 10 dernières années. J’ai appliqué rétroactivement à cette période le seul niveau de la possibilité forestière 2018-2023 avant tout pour une question de simplicité. Aussi, les outils et connaissances se raffinant, cette possibilité forestière est probablement la référence la plus précise à ce jour.
Le premier point que l’on peut noter est que dans les 10 dernières années il aurait été possible de récolter beaucoup plus sans risquer de nuire à l’approvisionnement futur en bois. Et malgré la hausse de récolte des dernières années, il y a toujours une grande marge de manœuvre avant d’atteindre le maximum de volume récoltable annuellement. Donc oui, on peut récolter plus. Et à moins de remettre en cause le travail du Bureau du Forestier en chef (BFEC), qui prend en compte de nombreuses variables dans ses calculs (pas juste le bois), il n’y a pas de raisons d’être surpris ou outré de la situation.
Le deuxième point est lié à la capacité de récolter plus. Un ministre peut seulement le souhaiter. Le seul pouvoir du ministre dans ce registre est d’établir le niveau de la possibilité forestière à la suite d’une recommandation du BFEC. C’est tout. En clair, le ministre établit le maximum de récolte, mais pas le minimum. Comme le démontre la courbe de récolte des 50 dernières années en forme de montagnes russes, c’est l’économie qui décide de ce dernier point. « Le ministre propose, l’économie dispose », pourrait-on dire.
En résumé, non seulement il est étonnant que personne, ni même le ministre, n’ait mis en contexte que l’on pouvait déjà récolter « plus » tout en restant dans un cadre « durable », mais il est encore plus surprenant qu’aucun des spécialistes interrogés n’ait souligné que « souhaiter plus de récolte » est un vœu pieux.
Couper plus… pour améliorer notre bilan carbone ?
En soi, la volonté ministérielle de couper plus de bois fut froidement accueillie. Mais c’est son association à des effets bénéfiques pour résoudre l’enjeu de l’accroissement du CO2 dans l’atmosphère qui a soulevé les passions.
La déclaration du ministre s’est appuyée sur la logique suivante : les jeunes forêts absorbant du CO2 à un rythme beaucoup rapide que les vieilles forêts, remplacer ces dernières par des plus jeunes favorisera une réduction du CO2 dans l’atmosphère pendant que le bois coupé est emmagasiné dans des immeubles en bois.
Cette logique ne fut pas en soi contestée. Ce qui le fut est le manque d’appréciation accordée aux vieilles forêts eu égard aux faits : 1 — qu’elles représentent une grosse banque de CO2 et 2 — qu’elles ont la capacité de continuer à servir comme puits de carbone. De plus, les vieilles forêts abritant une biodiversité qui leur est propre, il convenait de mettre aussi cet enjeu dans la balance.
Il fut aussi argumenté qu’avant que les jeunes forêts n’atteignent leur pleine capacité d’absorption de CO2, il pouvait s’écoulait des décennies. En conséquence, on se trouverait à abaisser notre compte en banque de CO2, représenté par les vieilles forêts, avec peu de compensations sur le court terme. Or, les dix prochaines années pourraient représenter un moment critique dans notre capacité à infléchir la courbe d’accroissement du CO2 dans l’atmosphère.
Un point qui fut cependant peu abordé est le rôle des perturbations naturelles dans le bilan carbone des forêts. Presque comme si elles n’existaient pas. Pourtant…
Les forêts canadiennes : des sources de CO2
La figure ci-dessous présente le plus récent bilan carbone des forêts canadiennes.
Comme on peut le noter, depuis le début des années 2000, les forêts canadiennes aménagées, soit environ 226 millions d’hectares, sont une source de CO2 dans l’atmosphère. Plus spécifiquement :
En 2016, les activités humaines dans la forêt aménagée du Canada ont permis d’absorber environ 20 Mt éq. [mégatonnes équivalent] CO2, tandis que les perturbations naturelles à grande échelle ont généré des émissions d’environ 98 Mt éq. CO2, entraînant des émissions nettes de 78 Mt éq. CO2. — Ressources naturelles Canada
De fait, pendant que les activités d’aménagement sont à ranger du côté de « l’actif » de notre bilan carbone, elles sont insuffisantes pour contrer le « passif » représenté par les perturbations naturelles (feux et insectes). Cela s’explique par les superficies disproportionnées de ces dernières par rapport à l’aménagement forestier dans les 15 dernières années.
Quant aux raisons de mettre l’aménagement forestier dans la case des actifs, on retrouve la « régénération » ainsi que l’utilisation « des produits de bois récoltés ». Le passif des perturbations naturelles provenait en particulier de l’épidémie du dendroctone du pin ponderosa dans l’ouest canadien. Cette dernière est en diminution, mais l’épidémie de tordeuse des bourgeons de l’épinette que nous retrouvons au Québec prend progressivement sa place. Finalement, considérant les proportions « démesurées » des incendies forestiers en 2017, il est attendu que les émissions pour cette année-là soient comparables à celles de 2015.
Des pistes de solution ? Ressources naturelles Canada propose la suivante :
L’accroissement de l’utilisation de produits ligneux durables à des fins de séquestration du carbone dans le milieu bâti, et le recours à des produits du bois pour remplacer des matériaux qui génèrent beaucoup d’émissions offrent des possibilités d’atténuation des changements climatiques. — Ressources naturelles Canada
En résumé pour ce point, sur l’horizon des 10 prochaines années, les vieilles forêts représentent des banques de CO2… pourvu qu’elles ne partent pas en fumée ou soient tuées par une épidémie d’insectes. Dans ce dernier cas, il serait préférable que le carbone des arbres ait été préalablement entreposé dans un bâtiment.
Jeunes forêts et anthropocène : l’année 1610
Quant au rôle des jeunes forêts, leur effet n’est pas immédiat, mais peut pour autant être spectaculaire.
En l’année 1610, la proportion de CO2 dans l’atmosphère était de l’ordre de 280 ppm (parties par millions). Elle est aujourd’hui autour de 410 ppm et en augmentation. La valeur de l’année 1610 constitue un creux dans les 2000 dernières années involontairement créé par l’humain. D’ailleurs, 1610 est une candidate sérieuse pour définir le début de l’anthropocène, soit l’ère où c’est officiellement l’humain qui mène les destinées écologiques de notre planète (Defining the Anthropocene, revue Nature).
Comment l’humain créa-t-il ce creux de CO2 qui contribua d’ailleurs au Petit Âge glaciaire ? L’explication retenue a une cause initiale dramatique. Ce serait le résultat du décès de dizaines de millions d’autochtones des Amériques à la suite de la colonisation européenne à cause des maladies (involontairement) apportées par ces derniers.
Or, les Premières nations étaient de grands aménagistes du territoire. Grâce au feu, elles créaient des terrains agricoles ou éclaircissaient les forêts. Les taux de mortalité (80 %-90 %) dans leurs populations occasionnés par la rencontre avec les Européens coupèrent court à plusieurs de leurs aménagements. Pour résultat, des millions d’hectares de terres agricoles se reverdirent et les forêts se densifièrent.
En résumé, le point de départ de l’anthropocène pourrait être associé à la croissance massive de nouvelles forêts ayant causé une réduction planétaire de CO2.
Bilan : nous sommes toujours en 1999
Comme on peut le constater, l’idée avancée par le ministre aurait mérité un peu plus d’amour qu’elle n’en a reçu. Car le débat qui a suivi sa déclaration a été à sens unique et pourrait se résumer à « Non mais, quelle mauvaise idée! ».
Pourquoi ?
Mon analyse bien personnelle : au Québec, on n’aime tellement pas la foresterie que l’on ne peut concevoir qu’elle puisse jouer un rôle environnemental positif.
Ce désamour ne date pas d’hier (chronique). Bien avant L’Erreur boréale, l’image de la foresterie au Québec était très mauvaise. Ce documentaire a avant tout favorisé la prolifération des racines anti-foresterie qui étaient déjà bien présentes. Et qui s’étendent aujourd’hui très largement.
À cet égard, j’ai noté à quel point les différents chercheurs contactés par les journalistes étaient généralement peu enthousiastes quant au rôle positif que la foresterie pourrait jouer face à l’enjeu climatique. Les plus ouverts face à la proposition gouvernementale s’exprimant par des « Oui… MAIS ». Même du côté de la Faculté de foresterie de l’Université Laval les avis furent très mitigés (soupir).
Il y eut de bons arguments critiques de la vision gouvernementale. Mais il y eut aussi un sérieux manque de « balance ». Par exemple, le seul lien qui fut souligné entre les perturbations naturelles et le cycle du carbone des forêts est qu’il y avait un risque que les jeunes forêts brûlent avant d’atteindre tout leur potentiel d’absorption de CO2. C’est exact, mais ça ne raconte qu’une partie de l’histoire.
Tout le monde interprète l’actualité forestière en fonction de son bagage de valeurs. Mais le débat à sens unique qui a suivi la déclaration du ministre Dufour a permis de constater que, malgré la refonte du régime forestier, malgré les efforts de certification des compagnies, malgré les (bonnes) campagnes de publicité, rien n’a vraiment changé depuis la vague anti-foresterie qui a déferlé à la suite de L’Erreur boréale : nous sommes toujours en 1999.
Pour aller plus loin
Déclarations ministérielles et réactions
Des retombées pour toutes les régions du Québec – Le ministre Pierre Dufour présente une vision forestière créatrice de richesse (Communiqué officiel)
Stimuler la coupe de bois pour réduire les GES (Le Soleil)
Le gouvernement Legault veut couper plus de forêts pour réduire les GES (Le Journal de Québec)
Québec permettra plus de coupes forestières pour réduire les GES (La Presse)
Peut-on réduire les GES en coupant des arbres ? (La Presse)
Épreuve des faits : peut-on vraiment réduire les gaz à effet de serre en coupant les vieilles forêts ? (Le Soleil)
Couper plus de forêts pour réduire les GES, vraiment? (Le Journal de Québec)
Peut-on réduire les GES en coupant les vieilles forêts? (Le Droit)
Les avis les plus positifs…
Couper plus d’arbres, réduire les GES (Frédéric Verreault, La Presse)
Coupe des arbres et GES: mise au point (Marc-André Côté, HuffPost Québec)
Faut-il couper plus de forêts ? (Claude Villeneuve, Le Quotidien)
Anthropocène
Defining the Anthropocene (2015, Nature)
Earth system impacts of the European arrival and Great Dying in the Americas after 1492 (2019, Quaternary Science Reviews)
Biodiversité et Anthropocène : protéger le passé à tout prix ? (Ma chronique)
Merci Éric. Tu as bien fait de mettre en évidence qu’on peut difficilement ‘’forcer’’ une récolte accrue, même si le volume est théoriquement disponible. La raison en est fort simple, et malheureusement, personne n’a fait ressortir ce point évident: la majeure partie du volume disponible (non récolté les 10 dernières années, et même plus loin dans le temps) est composée de bois pour lequel il n’y a pas de marché suffisant (trituration feuillue). À moins de rapidement construire des usines pour ces bois et de trouver des marchés (Fortress vient de fermer…), de migrer vers les biocarburants, il est fort possible que ce soit un voeux pieux en effet.
Autre élément concernant le bilan carbone supposément négatif de la forêt (2e figure), je me demandais si la captation de base (sans aménagement) est considérée dans tes données. Si c’est le cas, cela voudrait dire que le carbone atmosphérique diminuerait si on éliminait les forêts. Donc, il me semble qu’il manque une donnée dans ce graphique, soit combien la forêt capte de carbone annuellement sans l’intervention de l’homme et avant les perturbations naturelles.
Bonjour François, et merci du commentaire et des précisions !
Concernant les volumes disponibles, j’ajouterai que suite à la crise de 2008, le manque de marché a assurément touché tous les produits disponibles.
Concernant la question sur le carbone, je peux seulement répondre que les calculs sont établis selon les règles de comptabilité internationale pour le carbone. Le Canada est tenu de produire annuellement ce type de compilation à titre de signataire de la Convention-cadre des Nations-Unies sur les changements climatiques. Je m’en suis ici tenu au « message » de Ressources naturelles Canada, soit : à l’échelle canadienne, et ce pour les 15 dernières années, les forêts ont été une source et non un puits de carbone.
Merci beaucoup Éric pour cette chronique et merci Francois pour ton commentaire! Le sujet du carbone en forêt manque terriblement de fondements scientifiques dans les médias… Question de valeurs, probablement, comme tu l’expliques si bien Éric! En attendant, voici une «petite bible» sur le cycle du carbone en forêt, parue en novembre 2019: https://masswoods.org/sites/masswoods.org/files/Forest-Carbon-web_1.pdf . On y synthétise le sujet de façon admirable. Et voici une vaste étude sur le sujet qui couvre le nord-est américain: https://phys.org/news/2019-06-older-forests-resist-changeclimate.html . On a également d’incroyables scientifiques au QC qui travaillent sur le sujet et dont les publications se bousculeront dans les mois à venir. Ce qu’il faut retenir, selon mon humble avis, c’est qu’il faille viser un équilibre. Protéger maintenant nos stocks de carbone forestier (contre les perturbations naturelles, contre les changements de vocation, et contre le rajeunissement, tout cela est notre moyen le plus direct d’ici 2030 pour agir contre le réchauffement) et parallèlement, il faut développer des stratégies d’aménagement forestier qui contribueront à générer des produits du bois à long cycle de vie. L’un et l’autre ne doivent pas être en opposition, et ne sont pas en contradiction.
Merci pour le commentaire et les références Dany!
Ah, «l’équilibre», cette «inaccessible étoile» (Jacques Brel) : )