De morue et de surexploitation forestière

Si vous avez suivi mes dernières chroniques, vous aurez noté que le thème de la surexploitation des forêts québécoises est mon sujet de prédilection de l’année 2021! « L’étincelle » à l’origine de cette série de chroniques provient d’affirmations émises l’automne dernier quant au fait que les forêts québécoises seraient à nouveau surexploitées. Des affirmations qui eurent un grand et surprenant retentissement médiatique. Car il faut ici mettre en contexte que, depuis le rapport de la Commission Coulombe en 2004 et son constat de surexploitation :
- Il y eut rapidement une baisse de 20 % de la possibilité forestière pour les principales essences résineuses.
- Le Bureau du Forestier en chef (BFEC) fut créé. Il s’agit là d’un organisme ayant pour principale mission le calcul des possibilités forestières et qui bénéficie d’une protection légale d’indépendance.
- Une nouvelle politique forestière fut adoptée en 2010 (Loi sur l’aménagement durable du territoire forestier). Une loi qui fait du gouvernement l’aménagiste des forêts en remplacement de l’industrie.
En bref, la Commission Coulombe a transformé la politique forestière québécoise et a contribué à mettre en place des mesures qui auraient dû rassurer la population sur les risques d’une surexploitation des forêts. Avec le recul, toutes ces initiatives apparaissent cependant comme autant de coups d’épée dans l’eau… Pourquoi donc le constat de surexploitation de la Commission Coulombe a-t-il tant marqué les esprits?
Le sens des mots
Pour cette réflexion, j’ai eu pour premier réflexe de m’attarder au sens des mots. J’ai commencé par consulter les définitions de « surexploitation » et de « surexploiter » dans les dictionnaires en ligne Larousse et Robert. Je vous présente la plus explicite, soit celle du Larousse pour le verbe « surexploiter » :
Soumettre quelque chose à une exploitation excessive et souvent dommageable.
— Larousse
Certes, ce n’est pas positif, mais ça reste très général. Cela a peu aidé ma réflexion. Étonnamment, la définition de « surexploitation » dans le Dictionnaire de la foresterie n’est guère plus explicite :
Utilisation abusive des ressources pour procurer des avantages individuels ou collectifs.
— Dictionnaire de la foresterie, 2003
Ici, il serait même possible d’argumenter qu’une surexploitation temporaire peut être acceptable pour des avantages collectifs! Une argumentation qui n’est cependant pas le sujet du jour… 🙂
C’est en me tournant vers les définitions anglophones, en particulier les exemples donnés, que la piste de réponse m’est apparue (à tout le moins, ce que je pense l’être). Pour « overharvesting », le Merriam-Webster donne l’exemple suivant :
Surexploiter les huitres jusqu’à l’épuisement (point of depletion).
— Merriam-Webster (traduction)
L’Encyclopédie Britannica va aussi dans ce sens :
La surexploitation, ou surpêche dans le cas des poissons et des invertébrés marins, réduit certaines espèces à des effectifs très faibles et en pousse d’autres à l’extinction. En termes concrets, elle réduit des ressources vivantes précieuses à des niveaux si bas que leur exploitation n’est plus durable. Si les cas les plus familiers concernent les baleines et les pêcheries, les espèces d’arbres et d’autres plantes, en particulier celles qui sont appréciées pour leur bois ou pour les médicaments, peuvent également être exterminées de cette manière.
— Encyclopédie Britannica (traduction DeepL)
« La forêt ne risquait pas de disparaître », pourriez-vous ici objecter. À tout le moins, si vous connaissez le milieu forestier. Toutefois, pour bien des gens à l’époque du débat qui suivit L’Erreur boréale, la seule référence alors en tête dans la surexploitation d’une ressource naturelle était justement synonyme d’extinction (ou presque), soit les bancs de morue au large de Terre-Neuve.
La morue, symbole de surexploitation

Du jour au lendemain, l’effondrement des populations de morue amena l’arrêt de la pêche (elle a aujourd’hui très modestement repris). Nous étions alors en 1992. Soit quelques années avant L’Erreur boréale (1999) qui brandissait la menace de surexploitation de nos forêts avec des images qui montraient cette dernière en train de « disparaître » (il ne s’agit pas d’un documentaire éducatif…).
Et arriva ensuite la Commission Coulombe.
Je ne crois pas que ce soit le constat de surexploitation de la Commission qui, comme tel, a créé le choc dont nous subissons toujours les échos aujourd’hui. C’est plutôt la diminution immédiate de 20 % de la possibilité pour les principales essences résineuses qui a vraiment créé la commotion. Le message qui semble avoir été retenu : « Nous sommes au bord de l’effondrement, comme pour les bancs de morue».
… Ce n’est pas le message que voulait envoyer la Commission! Toutefois, dans un contexte où la population avait en tête l’effondrement des stocks de morue ainsi que les images de L’Erreur boréale, l’urgence de diminuer le potentiel de récolte peut facilement avoir été perçue comme un signe d’une catastrophe imminente.
Pour la petite note, j’ai pour souvenir que, suite à L’Erreur boréale, il n’était pas exceptionnel d’entendre des analogies entre la surexploitation de la morue et celle des forêts québécoises. Le lien? Les pêcheries et la foresterie partageaient alors la même méthode mathématique pour calculer les volumes qu’il était possible de pêcher ou de récolter (les « équations de conservation », nous utilisons une autre technique aujourd’hui). Disons que ce ne fut pas, et ce n’est toujours pas, un sujet abordé avec nuances!
L’effondrement des stocks de morue reste de nos jours une référence lorsqu’il s’agit d’alerter la population sur les risques de surexploitation des ressources naturelles. En janvier dernier, pour critiquer les choix du gouvernement du Québec en matière d’aires protégées, Greenpeace Canada mentionnait :
L’effondrement des stocks de morue sur la côte est du Canada, dans les années 90, est un rappel des conséquences de la surexploitation de la nature.
— Greenpeace Canada
Mon analyse reste naturellement une appréciation bien personnelle de l’imaginaire collectif québécois face à l’enjeu de la surexploitation forestière. Pour autant, je suis convaincu que cette peur que la forêt québécoise disparaisse, à l’image de la morue, est une clé pour comprendre pourquoi il est toujours possible de brandir cet épouvantail et obtenir du temps d’antenne sur les réseaux nationaux québécois.
Deux éléments peuvent ici être avancés pour se rassurer.
La forêt québécoise n’est pas un banc de morue
Tout d’abord, comme je l’argumentais dans un récent texte, le constat de surexploitation de la Commission Coulombe fut basé sur la grille d’analyse très sévère du rendement non décroissant. Ce dernier est ainsi défini :
Rendement d’une forêt en biens et services qui ne décroît pas au cours de périodes successives.
— Dictionnaire de la foresterie, 2003
Dans cette logique, tout indicateur à la baisse devient suspect de surexploitation.
Mais surtout, quand on parle de la surexploitation des bancs de morue, on parle d’une ressource dont on a détruit la capacité à se régénérer… Cela n’a rien à voir avec ce que l’on a historiquement fait en foresterie (et que l’on fait toujours).
Lors de mon doctorat, j’avais pu noter que la Consolidated Paper Corporation Ltd, le deuxième plus important concessionnaire forestier de l’histoire du Québec, faisait beaucoup d’inventaires de régénération. La raison était simple. En tant que papetière, elle ne se souciait pas de la grosseur des arbres. Par contre, il était essentiel de s’assurer que la forêt se régénère (c’était le cas)!
La Commission Coulombe n’a elle-même vu aucun enjeu quant à la régénération de nos forêts :
Au Québec, environ 80 % des superficies récoltées se régénèrent naturellement [note : on reboise là où ce n’est pas le cas], comparativement à 60 % en Ontario et à 10 % en Colombie-Britannique. Ceci met en lumière l’excellente capacité de renouvellement des forêts québécoises, ce qui représente en soi un atout de taille.
— Commission Coulombe, p. 161
Ajoutons à cela que, dans les trois bilans d’aménagement durable des forêts produits par le BFEC, il est à chaque fois mis en valeur que la forêt québécoise se régénère très bien naturellement.
En bref, il n’y a aucune inquiétude à avoir quant à la capacité de nos forêts de se renouveler. Et c’est d’ailleurs pourquoi on fait des coupes avec protection de la régénération et des sols (CPRS). Ce n’est pas beau. Ça fait des documentaires populaires. Mais ça protège la pérennité de notre forêt tout en assurant une activité économique. Et, surtout, ça évacue toute possibilité de reproduire avec la forêt ce qui est arrivé avec les bancs de morue.
Si l’exploitation de la forêt québécoise ne peut mener à son extinction, quel est donc le sens de « surexploiter » en foresterie?
De la portée limitée de la surexploitation forestière au Québec
Fondamentalement, on va parler de surexploitation si l’on récolte plus que la possibilité forestière établie sur la base du rendement soutenu. Ce concept, qui a de nombreuses interprétations, revient à estimer un niveau de récolte soutenable pour l’éternité.
À l’époque de la Commission Coulombe, les calculs des possibilités forestières établis sur la base du rendement soutenu prenaient la forme d’un graphique comme l’on retrouve ci-dessous (note : exemple théorique).

Les calculs étaient établis sur une projection temporelle de 150 ans subdivisée en 30 périodes de 5 ans. C’est la période quinquennale où l’on pouvait récolter le moins de bois qui établissait le niveau de récolte à rendement soutenu. Les calculs étaient refaits à chaque 5 ans, permettant ainsi de s’ajuster rapidement en fonction de l’évolution des connaissances, du passage d’un gros feu, la création d’aires protégées…
Si la récolte avait moindrement dépassé la possibilité à rendement soutenu dans une forêt donnée, cela aurait été considéré comme de la surexploitation. La conséquence? Lors d’une subséquente évaluation de la possibilité forestière, le niveau aurait vraisemblablement été établi un peu plus bas qu’il ne l’était précédemment. Les impacts auraient été essentiellement économiques (moins de récolte de bois). La forêt, elle, aurait toujours été là.
Finalement, comme la possibilité forestière était établie par unité d’aménagement, pas pour l’ensemble du Québec, l’enjeu de surexploitation restait alors local… et aurait toujours dû être analysé comme tel.
Quand les aménagistes disparaissent, les démagogues dansent
Le fait que l’on parlait, et que l’on parle toujours, de surexploitation à l’échelle du Québec est autant fautif qu’évocateur de notre actuelle philosophie d’aménagement. Cela exprime clairement l’idée que l’aménagement à l’échelle d’une forêt donnée n’a aucune valeur au Québec. Comme si l’ensemble de nos forêts ne représentaient qu’un seul et unique gros tas de bois à aménager… en faisant attention aux autres ressources (quand même).
Cette philosophie date d’une cinquantaine d’années. Alors que le gouvernement décidait, au tournant des années 1970, de révoquer les concessions forestières pour maximiser les retombées économiques de la forêt pour la société québécoise. Le document gouvernemental « Exposé sur l’administration et la gestion des terres et forêts du Québec » (1965), qui se voulait une première grande réflexion publique sur le sujet, exprimait bien cette idée :
La forêt étant l’une des richesses les plus importantes de notre territoire, il appartient donc à l’État de prendre les mesures nécessaires pour en assurer la conservation et l’exploitation rationnelle. La première période dans l’organisation de notre exploitation forestière est révolue ; il n’est plus possible de laisser l’initiative des individus et des groupes s’exercer librement sans plan d’ensemble et sans coordination. Du point de vue social et économique, il est important aujourd’hui d’assurer la permanence de cette richesse en vue :
a) d’une utilisation optimum des stocks de bois parvenus à maturité.
b) d’une utilisation optimum des terres à vocation forestière tant pour la production de matière ligneuse que pour toute autre fin (utilisation polyvalente).— Exposé terres et forêts (1965), p. 23-24
Le ministère n’a donc d’autre but que celui de tirer des ressources territoriales et forestières du Québec le maximum d’avantages pour le plus grand bien du plus grand nombre possible de ses habitants.
Tout cela semble très positif… à l’exception du fait que cette approche consacrait la disparition des aménagistes forestiers responsables de leurs forêts (situation qui prévalait à l’époque des concessions forestières).
Toutes les réformes qui ont suivi cet « Exposé » de 1965 ont de fait contribué à réduire de plus en plus le rôle des aménagistes forestiers locaux. En se déconnectant ainsi de la forêt, il n’est donc peut-être pas surprenant que quelques images de coupes et une analogie avec la surexploitation d’un poisson aient pu (à tort) susciter une panique durable.
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