Le caribou forestier sous le parapluie de l’intégrisme écologique
Lorsqu’il est question de la protection de l’habitat du caribou forestier, il est souvent fait référence à une « espèce-parapluie ». C’est-à-dire que le maintien de l’habitat pour cette espèce sera bénéfique à de nombreuses autres. De fait, aménager les forêts simultanément pour toute la biodiversité (insectes, oiseaux, mammifères…) est impensable. Pouvoir sélectionner quelques espèces représentatives, ou une seule dans le cas du caribou, est donc une approche d’aménagement fort utile.
Toutefois, malgré la fréquente référence au concept « d’espèce-parapluie » pour justifier la valeur de protéger le caribou forestier, c’est une stratégie très théorique. Dans la littérature scientifique, on va d’ailleurs la qualifier de « raccourci » (shortcut) d’aménagement. C’est pourquoi elle a besoin d’être validée au cas par cas.
Pour ce qui est du caribou forestier comme espèce-parapluie au Québec, je n’ai trouvé qu’une référence scientifique, publiée en 2016, pour appuyer sa sélection. Une étude qui conclut que c’est un bon choix, mais… avec un gros « mais »! De fait, pour arriver à cette conclusion, il faut interpréter les résultats selon une idéologie particulière, sinon elle serait différente!
Présentation et analyse…
L’étude
Méthodologie
L’article s’intitule « Maintaining animal assemblages through single-species management: the case of threatened caribou in boreal forest » (Bichet et collab. 2016).
L’étude a eu lieu dans un territoire de 90 000 km2 sur la Côte-Nord.
Le principe de cette recherche était d’analyser, par simulation, l’effet de divers scénarios d’aménagement sur la présence de différentes espèces représentatives de la biodiversité de ce territoire. Il est ici question d’insectes, d’oiseaux et de petits mammifères dont la présence dans l’aire d’étude avait été validée par du travail de terrain.
Pour les scénarios de simulation, l’année de référence était 2012 et ils ont été simulés sur plus d’un siècle selon deux grands scénarios : un avec une révolution de 60 ans et l’autre de 100 ans. La révolution représente le délai entre deux coupes dans un même peuplement (la forêt va très généralement repousser d’elle-même ou il y aura plantation). À l’exception d’un cas, les scénarios étaient basés sur la stratégie québécoise de rétablissement du caribou forestier.
À souligner que si le paysage de référence datait de 2012, dans les faits il a été modifié par rapport à la réalité historique. Comme il s’agissait d’un paysage dans lequel il y avait eu des coupes forestières, les secteurs « en régénération » ont été convertis en vieilles forêts (+5 %).
Les résultats détaillés de l’étude sont présentés selon deux types de mesures. La première était le pourcentage d’espèces dont l’occupation du territoire allait s’accroître ou diminuer suite aux coupes forestières (en rapport au paysage-référence). La deuxième mesure est l’indice de similarité de Jaccard. Le terme est technique, mais c’est très simple!
L’indice de Jaccard
Cet indice mesure le niveau de recoupement entre deux jeux de données. Ses valeurs varient de 0 (aucune similarité) à 1 (parfaite similarité).
Pour reprendre un exemple donné dans ce vidéo très pédagogique, imaginons que vous notiez sur papier votre liste d’épicerie :
pommes, oignons, pain tranché, carottes
Maintenant, imaginons que vous oubliez cette liste à la maison et reveniez avec :
pommes, carottes, poivrons, bananes
L’indice de Jaccard se calcule ainsi :
Nombre d’items communs aux deux jeux de données/Nombre total d’items différents
Dans le cas présent, nous aurions :
2 (pommes, carottes)/6 (pommes, oignons, pain tranché, carottes + poivrons, bananes) = 0,33
Dans l’étude qui nous intéresse, cet indice a été calculé à partir des espèces rencontrées dans le paysage-référence de 2012 et des espèces (théoriquement) toujours présentes dans les paysages suite aux simulations.
Principaux résultats
Ci-dessous, je présente les résultats « toutes espèces » pour différents scénarios. Les chiffres sont tirés du « Tableau 2 » de l’article. À souligner que je présente seulement les résultats pour les scénarios de simulation complets. Le « Tableau 2 » présente aussi des résultats de scénarios intermédiaires.
TABLEAU: Comparaison des indices de similarité de Jaccard (ISJ) entre l’assemblage des espèces attendues dans le paysage-référence de 2012 et les paysages après plus d’un siècle de récolte selon différents scénarios, incluant le pourcentage des espèces pour lesquelles la probabilité de présence s’accroît ou diminue (R: révolution en années; %: proportion peuplements < 50 ans, 0Plan: non prise en compte du caribou).
R (années) | 60 | 60 | 60 | 100 | 0Plan |
% < 50 ans | 22% | 35% | 45% | 22% | 17% |
ISJ | 0,86 | 0,79 | 0,74 | 0,89 | 0,91 |
↓ (%) | 46,3 | 43,2 | 44,2 | 46,3 | 49,5 |
↑ (%) | 53,7 | 56,8 | 55,8 | 53,7 | 50,5 |
J’attire votre attention sur le scénario avec la révolution de 60 ans et 45 % de peuplements de 50 ans et moins à la fin de la simulation. Le caribou forestier supportant mal que la proportion de ces peuplements dépasse 35 %, c’est de facto la pire stratégie d’aménagement pour ce dernier.
Logiquement, l’indice de Jaccard est à 0,74, soit le plus bas de tous les scénarios. Malgré tout, cela indique que, dans la pire des situations simulées, l’assemblage de la biodiversité serait identique aux trois-quarts à l’assemblage retrouvé dans le paysage idéal pour le caribou forestier (2012, sans coupes). Ici, on peut voir le verre à 1/4 vide ou à 3/4 plein…
De plus, à la fin de la simulation de ce scénario, près de 56 % des espèces verraient un accroissement de leur présence dans le territoire. Exprimé autrement, une majorité d’espèces bénéficieraient des coupes forestières ! Sous cet angle, c’est le 2e scénario le plus profitable pour la biodiversité, hors caribou.
De façon générale, on peut noter que pour une majorité d’espèces les coupes tendent à accroître leur présence sur le territoire d’étude. Il est aussi frappant de noter que, pour le scénario d’aménagement qui ne prend pas du tout en compte les besoins spécifiques du caribou (0Plan), l’indice de Jaccard est à 0,91 ! C’est dire que l’essentiel des espèces présentes en 2012 seraient toujours là un siècle plus tard! De plus, une petite majorité en aurait profité pour occuper plus de territoire.
Il serait ici raisonnable de conclure que le caribou n’est pas l’espèce parapluie dont il est constamment fait la promotion.
En l’occurrence, les auteurs sont tout à fait d’accord avec cette interprétation!
Sauf que…
Discussion et idéologie sous-jacente
[…] our study is based on the conservation paradigm of maintaining rather than maximizing regional biodiversity. While there are no clear guidelines for assessing the conservation efficiency of single-species management strategies, the maximization of species richness or the abundance of individuals is often regarded as a success. This approach, however, may be at odds with efforts aimed at maintaining ecological integrity or restoring ecosystem properties. The need to preserve specific species assemblages instead of simply the largest number of species or biodiversity hotspots has been central to previous conservation debates […].
— Bichet et collab. 2016, p. 620 [note : à des fins de lisibilité j’ai retiré les références citées dans les extraits]
Aussi,
However, if we were to consider species richness as a criterion for assessing the conservation value of caribou as an umbrella species, we would have drawn different conclusions. Indeed, logging has a much stronger effect on species assemblages than on species richness, and the maximum number of species is often reached in early to mid-succession. The conservation paradigm is therefore central to the selection of the focal species in single-species habitat management.
— Bichet et collab. 2016, p. 621
De ces citations, et aux dires mêmes des auteurs, il est clair que sans une idéologie assumée en faveur d’une certaine forme de biodiversité et de stratégie de conservation, leur conclusion sur la valeur du caribou comme espèce-parapluie aurait été différente ! Cela laisse songeur dans le contexte d’un article scientifique, en particulier sur un enjeu aussi sensible que celui du caribou forestier. [Note : j’ai laissé ces deux citations en anglais pour éviter toute confusion dans la traduction de certains concepts]
Quant au concept d’intégrité écologique (« ecological integrity »), étroitement associé à la stratégie de conservation centrée sur le caribou forestier, il est ainsi défini :
[…] Nous avons utilisé les assemblages d’animaux (oiseaux, petits mammifères, coléoptères et fourmis) comme mesure de l’intégrité de l’écosystème, qui est définie comme la capacité de soutenir et de maintenir « une communauté équilibrée, intégrée et adaptative d’organismes dont la composition en espèces, la diversité et l’organisation fonctionnelle sont comparables à celles de l’habitat naturel de la région » […].
— Bichet et collab. 2016, p. 613 [note : toutes les traductions avec l’aide avec Deepl]
Pour l’essentiel, le concept d’intégrité écologique vise donc à maintenir une « bulle de Nature » la plus pure possible. Conséquemment, une stratégie de conservation basée sur l’intégrité écologique implique que toute intervention humaine est nuisible. Une idée explicitement exprimée :
Notre étude démontre que l’aménagement pour une seule espèce pourrait atténuer l’effet des activités humaines sur les assemblages d’espèces animales sans avoir à identifier et à prendre en compte les exigences spécifiques en matière d’habitat de centaines d’espèces cooccurrentes.
— Bichet et collab. 2016, p. 618-619 [traduction]
De science et d’idéologie
Une conclusion biaisée
Lorsque l’on pense « article scientifique », on pense « conclusion non biaisée ». Or ici, clairement, les résultats de l’étude sont interprétés selon un biais idéologique.
Je précise : je critique la conclusion, pas la méthodologie de l’étude. Dans ce dernier cas, et je l’énonce sans flagornerie, j’ai été fort impressionné. Un travail très méthodique a été fait. Ce dont on s’attend d’une recherche scientifique.
C’est à l’étape de l’interprétation et de la conclusion que les choses deviennent plus « chambranlantes ». Et c’est d’autant plus malheureux que le sujet à l’étude est au cœur d’un débat politique. On s’attend alors de la science qu’elle nous éclaire de la façon la plus neutre possible. Ce n’est certainement pas le cas ici.
Quant aux justifications du choix idéologique de l’intégrité écologique qui encadre la recherche, elles apparaissent ténues.
Il est tout d’abord mentionné que l’intégrité écologique est un élément de la loi qui encadre les parcs nationaux canadiens. Le « hic » dans cet argument est que l’aire d’étude n’est pas un parc canadien! Plus encore, c’est un territoire public sous juridiction provinciale et non fédérale.
Le deuxième argument est basé sur le fait que l’intégrité écologique est dans les principes du programme de certification forestière Forest Stewardship Council. C’est là le programme reconnu le plus sévère sur les questions écologiques par les groupes environnementaux. Or, le choix de se certifier ou non et celui du programme sont des prérogatives des entreprises. Ce n’est pas à des scientifiques de décider de choix de compagnies forestières.
Mais plus encore, quelle est la valeur scientifique même du concept d’intégrité écologique?
« Intégrité écologique », vous avez dit?
Coévolution humains-biodiversité
Tout d’abord, comme je l’abordais dans un récent texte qui présentait un article intitulé « Pourquoi la nature vierge n’existe pas », les recherches scientifiques rejettent de plus en plus l’idée même qu’il ait pu exister une Nature vierge d’influence humaine, un Éden naturel.
Le nouveau postulat, qui est en train de bien s’établir, est que la biodiversité a coévolué avec les humains. Et ce, depuis les premières civilisations humaines, qu’elles soient dans les Amériques ou ailleurs dans le monde. Les humains ont aménagé leurs territoires depuis la nuit des temps, influençant par le fait même la biodiversité (volontairement ou involontairement).
On parle donc ici de milliers d’années de coévolution. Et cela inclut le territoire aujourd’hui appelé « Québec » qui a commencé à être occupé il y a quelque 12 500 ans, soit dès le retrait de l’inlandsis qui le recouvrait depuis la dernière ère glaciaire.
Les espèces non-indigènes
L’autre grand point, c’est la multiplication des espèces non indigènes dans nos écosystèmes. Un phénomène mondial faut-il préciser. Aussi, c’est un phénomène destiné à se perpétuer dans le temps par la quantité et la diversité des échanges planétaires depuis la découverte du continent américain par Christophe Colomb.
Une petite recherche m’a amené à mettre la main sur l’article scientifique « The last great forest: a review of the status of invasive species in the North American boreal forest ». Voici un extrait de son résumé :
[…] Nous avons constaté qu’un nombre croissant de plantes, d’insectes, de vers de terre, de limaces et de pathogènes exotiques s’établissent dans la forêt boréale. Les recherches sont rares et leurs effets écologiques sont mal compris. Cependant, étant donné que certaines des espèces identifiées représentent un facteur majeur de changement (« major driver of change ») dans de nombreux écosystèmes à l’échelle mondiale, nous espérons que cette revue fournira une orientation pour la recherche sur les espèces envahissantes ainsi que des mesures préventives visant à mieux comprendre et conserver le plus grand biome terrestre de la Terre.
— Sanderson et collab. 2012 [traduction]
Au-delà de ses constats généraux, un intérêt de cette étude est qu’elle a été publiée en 2012, soit quatre ans avant celle que je vous ai présentée aujourd’hui. Et elle n’a pas du tout été intégrée dans les réflexions de cette dernière.
Et il faut distinguer « non-indigènes », « d’envahissantes ». Ces dernières sont des non-indigènes qui causent de sérieux dommages écologiques ou économiques. Pour autant, il y a beaucoup plus d’espèces non indigènes qui ne posent a priori aucun problème, mais qui pour autant changent l’assemblage « sacré » de la biodiversité selon l’idéologie de l’intégrité écologique.
Pour un exemple que j’ai déjà donné, on peut ici penser à « notre » abeille, qui est aujourd’hui un enjeu de biodiversité, mais qui est une espèce non indigène (c’est l’abeille « européenne »).
En conclusion…
La notion « d’espèce-parapluie » associée au caribou forestier est un argument fort dans les efforts consentis tant pour sa conservation que pour sa restauration. La trame narrative est que la disparition de cette espèce serait annonciatrice d’une potentielle catastrophe écologique dans les écosystèmes fréquentés par le caribou.
Les résultats de la recherche scientifique présentée dans ce texte sont cependant loin d’appuyer cette vision apocalyptique. Quant à la conclusion, elle est idéologiquement teintée par un concept qui promeut une vision de la nature immuable et sans influence humaine (« intégrité écologique »).
Si l’on ajoute à ces constats 1— les faits scientifiques qui s’accumulent quant à la coévolution millénaire entre les humains et la biodiversité à l’échelle planétaire et 2 — le phénomène irréversible de l’intégration d’espèces non indigènes dans nos écosystèmes, on se doit de conclure que la référence au caribou forestier en tant qu’espèce-parapluie est inappropriée.