De la santé des forêts
« Est-ce que vous pensez que la santé de la forêt, en général, est bonne? »
– Richard Desjardins, L’Erreur boréale (13:10)
Cette question de Richard Desjardins s’adressait alors à M. Pierre Péladeau, grand patron de Québecor, dans le contexte d’une assemblée annuelle d’actionnaires. Pour l’anecdote, R. Desjardins avait alors reçu une boutade comme seule réponse.
C’est là le segment de ce documentaire qui m’a le plus marqué.
Pourquoi?
Parce que c’est une très bonne question et que je n’avais absolument aucune idée comment y répondre! L’Erreur boréale ayant eu sa première diffusion en 1999, je demeure d’ailleurs, 24 ans plus tard, toujours incapable d’y répondre!
Je vous rassure : je n’ai pas pensé à cette question tous les jours depuis 1999. Toutefois, et c’est peut-être un signe des temps, la notion de « santé des forêts » a dernièrement été de plus en plus présente dans mes lectures de suivi de l’actualité forestière. Assez pour que la question de L’Erreur boréale qui m’avait tant marqué revienne me titiller l’esprit et que je me décide à essayer d’y répondre.
« Essayer », car malgré la simplicité apparente du mot « santé », j’ai rapidement noté que sa dimension se complexifie grandement lorsqu’il est appliqué à des écosystèmes forestiers. Pour aujourd’hui, ma seule ambition s’est donc limitée à « débroussailler » le sujet pour y voir plus clair et susciter la réflexion.
Pour cela, je vais tout d’abord présenter quelques définitions associées à la notion de « santé des forêts ». Je reviendrai par la suite sur des éléments d’actualité forestière qui ont alimenté ma réflexion sur ce thème. Je complèterai par une argumentation sur la « santé des forêts » comme concept central dans l’aménagement de nos forêts publiques.
Sur ce, bonne lecture!
Définitions
Tout d’abord, comment peut-on définir la « santé des forêts »?
Une définition que j’ai trouvée très intéressante est la suivante :
Forest health is a condition of forest ecosystems that sustains their complexity while providing for human needs.
— Sampson (1994), tirée de Kolb et collab. (1994)
Dans cette vision, proposée par l’USDA Forest Service, la santé des forêts doit s’exprimer simultanément sous un angle écologique et utilitaire.
Le Dictionnaire de la foresterie, édité en 2003 par l’Ordre des ingénieurs forestiers du Québec, offre quant à lui la définition suivante centrée sur la dimension « écologie forestière » :
Perception de l’état d’une forêt découlant des préoccupations relatives à certains facteurs comme l’âge, la structure, la composition, la fonction, la vigueur, la présence de niveaux inhabituels d’insectes ou de maladies et la tolérance des perturbations.
— Dictionnaire de la foresterie (2003)
Il faut souligner que cette dernière a été directement traduite de The Dictionary of Forestry édité par la Society of American Foresters. Elle n’est donc pas issue d’une réflexion particulière au Québec.
Il s’avère même que je n’ai trouvé aucune définition de « santé des forêts » en consultant le Glossaire forestier et le Vocabulaire de l’aménagement durable des forêts, deux références gouvernementales. À souligner que le Vocabulaire a été développé en collaboration avec l’Office québécois de la langue française.
Pour une réflexion québécoise sur la notion de « santé des forêts », il faut se tourner vers le rapport du BAPE (Bureau d’audiences publiques sur l’environnement) intitulé Des forêts en santé qui a été déposé en 1991. Quoique l’on se souvienne de ce rapport pour son rôle clé dans le bannissement des pesticides de nos forêts publiques, il y a beaucoup plus dans ce texte de près de 300 pages. En particulier, sa conclusion qui élabore sur le concept de « forêts en santé ». À souligner que le regretté Luc Bouthillier fut un commissaire dans la production de ce rapport.
Les commissaires ont retenu quatre composantes de la santé des forêts, soit :
- Une forêt durable (aménagée selon les principes du Rapport Brundtland)
- Une forêt saine (sans pesticides, entre autres)
- Une forêt polyvalente (pour tous les usages et usagers)
- Une forêt sociale (qui sert les communautés régionales)
Ici, on est beaucoup plus en phase avec la toute première définition où des forêts en santé ne le sont pas seulement d’un point de vue écologique, mais aussi dans leur capacité à répondre à de multiples usages.
Abordons maintenant des éléments d’actualité forestière ayant alimenté ma réflexion sur ce thème et, particulièrement, sur le rôle que peut jouer l’aménagement forestier pour contribuer à la santé des forêts.
Aménagement et santé des forêts
Tout d’abord, en contexte, de nos jours la perception largement répandue d’une forêt écologiquement en santé est synonyme de forêt non aménagée. Le grand objectif étant de favoriser une biodiversité influencée aussi peu que possible par les interventions humaines. L’idée que l’aménagement forestier puisse jouer un rôle positif sur la santé des forêts apparaît donc a priori contre-intuitive. Toutefois…
Foresterie et maladie de Lyme
Plus tôt cette année j’ai publié un texte sur la croissance des cas de la maladie de Lyme au Québec et les liens que l’on pouvait faire avec l’aménagement (ou non) des forêts.
Il s’avère que les recherches démontrent que d’éclaircir les forêts est défavorable aux tiques et, conséquemment, favorable à la santé humaine. Avec la tendance à créer des aires protégées dans le sud du Québec, où les tiques se rencontrent (pour l’instant), on se trouve alors à favoriser leur présence. De fait, les tiques sont aussi des représentantes de la biodiversité… Ce qui amène le questionnement suivant : est-ce que des forêts peuvent vraiment être considérées « en santé » si elles contribuent à rendre les humains malades?
Comme éléments de réponse, voyageons en Californie où deux récentes recherches montrent que la notion de « forêts en santé » peut prendre un aspect très différent de la vision populaire aujourd’hui.
Brûlages dirigés précolombiens
Dans la chaîne de montagnes Klamath, au nord-ouest de la Californie, une étude publiée en 2022 démontre que, à une échelle millénaire, l’aménagement par brûlages dirigés de deux tribus autochtones maintenait jusqu’à 60 % moins de volume de biomasse forestière par rapport à aujourd’hui. C’est dire que, dans ce secteur, les forêts sont de nos jours exceptionnellement denses.
Plusieurs motivations sont citées concernant ces aménagements, dont : faciliter la chasse, les déplacements, la production de petits fruits (berries) ou réduire la présence d’insectes ou d’animaux nuisibles (pest reduction).
Un intérêt de cette étude était de concilier savoirs traditionnels (histoire orale) avec des méthodes de reconstitution historique modernes (paléoécologie). Un texte vulgarisé concernant cette recherche est disponible dans la revue Nature. Aussi, un article du journal The Guardian raconte l’histoire de la relation de ces tribus autochtones avec le feu.
Toujours en Californie, mais dans deux Forêts nationales de la Sierra Nevada, une autre étude publiée en 2022 montre à quel point les forêts se sont densifiées entre 1911 et 2011.
Les données étaient segmentées en trois milieux écologiques distincts. Pour 1911, les statistiques dendrométriques font état de 47 à 72 tiges/hectare et des diamètres quadratiques moyens variant entre 66 et 75 cm. Pour 2021, ces mêmes chiffres variaient entre 347 et 422 tiges/hectare et des diamètres de 34 à 35 cm.
L’objectif de cette étude n’était pas d’expliquer les causes de la très faible densité des forêts en 1911. Toutefois, en introduction, les auteurs font référence aux fréquents brûlages dirigés des nations autochtones pour expliquer le régime de feu de sévérité faible à modérée que l’on rencontrait dans ces écosystèmes.
Santé des forêts et éclaircies
En entrevue, l’auteur principal de la précédente étude précise qu’une faible densité de gros arbres rendait ces derniers en meilleure santé et plus à même de résister aux sècheresses, maladies et insectes. Conséquemment, la santé des arbres de la Sierra Nevada passait par un imposant programme d’éclaircie des forêts.
Dans cette même entrevue, un intervenant faisait remarquer qu’une réduction drastique de la densité des forêts de la Sierra Nevada diminuerait leur capacité à capter du carbone. Ce à quoi les auteurs de l’étude répondirent que, pour être capable d’avoir cette fonction, encore fallait-il qu’elles survivent dans un premier temps!
En contexte, le fait qu’entre 2012 et 2016, 150 millions d’arbres sont morts dans la Sierra Nevada avec pour cause la combinaison d’une sévère sècheresse, d’une épidémie de dendroctones… et d’une très forte densité d’arbres. Cette dernière généra alors une trop grande compétition pour des ressources hydriques limitées, affaiblissant ainsi les arbres. Et la mort de 150 millions d’arbres en peu de temps augmente les risques de feux catastrophiques ainsi que l’émission d’une grande quantité de CO2 dans l’atmosphère, un enjeu environnemental planétaire.
Forêts boréales, CO2 et couche d’ozone
Dans cet ordre d’idées, une récente étude dénote un accroissement dans les superficies brûlées dans les forêts boréales de l’Amérique du Nord au cours des dernières décennies. Une autre fait état d’émissions de CO2 record issues des forêts boréales planétaires en 2021. Ces tendances sont destinées à s’accentuer, y compris au Québec. Pour rassurer (un peu), 80 % des émissions issues des feux de forêt sont récupérées par ces dernières.
À cet enjeu planétaire déjà très sensible s’en profile un autre particulièrement inquiétant. Une étude publiée cette année fait un lien entre les grands feux de forêt australiens en 2019 et 2020 et une diminution de la couche d’ozone. On parle de 3 % à 5 % de diminution associée à ces feux.
Mais comme les auteurs le mentionnent, le grand souci vient surtout du fait qu’il est attendu que les forêts brûlent plus régulièrement et avec une plus grande intensité avec le réchauffement climatique, accentuant l’effet négatif sur la couche d’ozone qui protège la vie sur Terre des rayons ultra-violets du soleil.
Réfléchir à la « santé des forêts » va donc ici de pair avec non seulement la santé des divers écosystèmes planétaires touchés par le réchauffement climatique, mais aussi potentiellement de pair avec la vie sur Terre.
Le « tout à la biodiversité », une vision intenable
Quant aux actions à préconiser pour limiter au maximum le rôle des incendies forestiers sur le réchauffement climatique, si la lutte directe est nécessaire, son succès est limité dans le temps. L’exemple de la côte ouest-américaine en faisant preuve. Il est bien documenté que, dans cette région des États-Unis, la lutte centenaire contre les feux a directement contribué à la densification des forêts et l’accroissement des risques d’incendies catastrophiques.
C’est cependant aussi dans cette région que sont documentés de grands succès historiques pour limiter à long terme les risques de feux catastrophiques, soit l’aménagement forestier (par brûlages dirigés) que faisaient les nations autochtones.
On entre cependant ici en collision frontale avec les enjeux contemporains liés à la biodiversité planétaire pour lesquels le remède mis de l’avant est de mettre sous « réserve » 30 % des écosystèmes forestiers. Une vision qui apparaît difficilement tenable sur le long terme lorsque l’on prend en considération d’autres enjeux reliés à la santé des forêts que la seule biodiversité.
La santé des forêts : à intégrer au cœur de notre politique forestière
Pour reprendre la question à la source de ce texte (« Est-ce que vous pensez que la santé de la forêt, en général, est bonne? »), je dois avouer ne pas me sentir plus apte à y répondre clairement qu’il y a 24 ans! Mais assurément, j’ai de meilleures bases de réflexion et je retiens celle-ci pour conclure : le concept de « santé des forêts » devrait être au cœur de notre politique forestière en lieu et place de celui de l’aménagement écosystémique.
Tout d’abord, nos forêts publiques devraient être aménagées sur la base d’un concept que le public (justement) puisse aisément comprendre. « Aménagement écosystémique », ça ne veut rien dire pour le commun des mortels… ou n’importe quoi. Parler de « santé », c’est faire appel à une notion universelle.
Aussi, la définition de « santé des forêts publiques» ne devrait pas être réservée à des chercheurs ou des universitaires, comme ce fut en bonne partie le cas pour l’aménagement écosystémique. La population devrait être directement impliquée dans la définition de ce concept. Entre autres apports positifs de cette démarche, on peut penser que la population se sentirait plus concernée par l’aménagement de nos forêts au quotidien pour éviter que cet enjeu ne soit escamoté lors d’élections.
Finalement, l’aménagement écosystémique est un concept qui nous amène à se comparer au passé pour tenter de résoudre un seul enjeu aujourd’hui : celui de la biodiversité. Parler de « santé des forêts », c’est poser un regard global sur la situation de nos forêts aujourd’hui afin de réfléchir aux meilleurs moyens de remédier à des « soucis de santé » pour le futur. Ce qui, en soi, offre des perspectives d’aménagement plus stimulantes et assurément plus bénéfiques pour nos forêts publiques.