L’aménagement forestier, outil de santé publique
La Figure ci-dessus illustre l’évolution des infections par la maladie de Lyme au Québec depuis près d’une décennie. Comme on peut le noter, la croissance est notable alors que l’on était à moins de 100 cas d’infections acquises au Québec pour l’année 2014 et que nous avons dépassé les 400 cas en 2022 avec un sommet à 650 en 2021.
Cette maladie peut causer des complications articulaires, cardiaques ou neurologiques si la personne n’est pas diagnostiquée et traitée précocement. Or, la maladie de Lyme peut être difficile à détecter, car les premiers symptômes (rougeur généralement indolore) peuvent prendre jusqu’à un mois pour apparaître après avoir été mordu.
Historiquement, les risques de morsure par une tique porteuse de la maladie étaient surtout présents au sud de la frontière. Le réchauffement du climat est le premier suspect pour expliquer la plus grande présence d’Ixodes scapularis dans nos contrées, l’espèce de tique transmettant la maladie.
Pour contrer ce phénomène, la Santé publique mise avant tout sur la responsabilisation personnelle. Il est par exemple recommandé de porter des vêtements amples lors de nos sorties en forêt, de bien s’examiner au retour…
Deux articles scientifiques récents font cependant valoir une autre approche de prévention qui fait plutôt appel à la responsabilisation collective : aménager nos forêts.
Pour aujourd’hui donc, présentation de ces deux articles et petite réflexion sur les enseignements à en tirer au Québec.
L’outil du brûlage dirigé
Le premier article s’intitule «Can restoration of fire-dependent ecosystems reduce ticks and tick-borne disease prevalence in the eastern United States?». Il a été publié en 2022 dans la revue Ecological Applications. Il s’agit là d’une synthèse de littérature scientifique issue d’une collaboration entre des chercheurs universitaires et de l’USDA Forest Service.
Comme le titre l’implique, les auteurs font état des conséquences de la transformation des forêts de l’est des États-Unis sur l’abondance des tiques.
Ils rappellent qu’historiquement, dans l’est des États-Unis, les essences d’arbres adaptées aux feux étaient beaucoup plus présentes qu’aujourd’hui. En particulier, avant la colonisation, on retrouvait beaucoup de forêts de pins et de chênes. En cause, le fait qu’il y avait des feux de surface réguliers. Certains naturels, mais bien souvent allumés volontairement par les Premières Nations dans leurs efforts d’aménagement du territoire.
Avec la colonisation, ces écosystèmes ont subi beaucoup de transformations. En particulier, depuis un siècle alors que la lutte aux feux de forêt est la politique en vigueur. La disparition des feux a profité à l’accroissement de la présence des essences « d’ombre » comme les érables et les hêtres (entre autres). Par « ombre », on fait référence à des essences adaptées à croître sous le couvert d’autres arbres.
Les pins et les chênes ont moins cette aptitude. Ces espèces d’arbres sont considérées comme des essences « de lumière ». Pour croître et se développer, elles ont besoin d’aide pour éliminer la compétition. C’est pourquoi des feux « de surface », qui sont beaucoup moins intenses que des feux « de cime », vont être parfaits pour elles.
De ces différentes aptitudes, les essences d’ombres s’avèrent beaucoup plus compétitrices que les essences de lumière. Elles vont remplacer ces dernières dans les écosystèmes qu’elles colonisent. Mais surtout, cette synthèse scientifique met en évidence comment les forêts avec des essences « d’ombre » offrent de meilleures conditions de vie pour les tiques que les forêts de chênes et de pins : couvert plus fermé stabilisant la température, sous-bois plus humide… Les tiques sont de fait très sensibles à la chaleur et aux milieux secs.
Tiques et souris à pattes blanches
Un des intérêts supplémentaires de cette synthèse est que les auteurs nous font découvrir le détail de l’écologie des tiques. En particulier, on y apprend que durant les deux ans de son cycle de vie jusqu’au stade « adulte », les tiques ont besoin de sang pour se nourrir. Parmi ses hôtes de prédilection, on retrouve les souris, dont la souris à pattes blanches (Peromyscus leucopus). Or, celle-ci est un « hôte-réservoir » de Borrelia burgdorferi, soit la bactérie qui cause la maladie de Lyme.
Cette souris est loin d’être le seul hôte recherché par les tiques. Je la mets ici en évidence pour son rôle clé dans la propagation de la maladie de Lyme et son lien avec le Québec… J’y reviens en fin de texte!
L’outil des éclaircies mécaniques
Le deuxième article s’intitule «Tick abundance and diversity are substantially lower in thinned vs. unthinned forests in the New Jersey Pinelands National Reserve, USA». Il a été publié en 2023 dans la revue Ticks and Tick-borne Diseases.
Encore ici, le titre résume bien l’article!
Pour les précisions, la New Jersey Pinelands National Reserve, qui s’étend sur un peu plus de 400 000 hectares, est inscrit au Réseau mondial des réserves de biosphère de l’UNESCO. Cet écosystème est aménagé par le service forestier du New Jersey ainsi que l’USDA Forest Service afin de diminuer les risques et l’intensité des feux de forêt. Leurs outils sylvicoles incluent les brûlages dirigés et les éclaircies mécaniques (récolte d’un arbre sur 3 ou 4). Cette étude porte exclusivement sur les éclaircies mécaniques.
Pour cette recherche, trois secteurs ont été sélectionnés dans lesquels des peuplements de pins, avec une certaine proportion de chênes, ont été éclaircis. Le nombre et les espèces de tiques dans les peuplements éclaircis ont été comparés à des peuplements comparables non éclaircis situés à proximité. Les résultats, pour un été de données, sont très parlants :
Total tiques, peuplements non éclaircis = 1445
Total tiques, peuplements éclaircis = 118
Ces différences spectaculaires s’expliquaient par le fait que les sous-bois des peuplements éclaircis étaient plus chauds et moins humides que ceux qui avaient été éclaircis.
Aménagement forestier et santé publique : le cas du Québec
Comme on peut le noter de ces deux articles, l’aménagement forestier a un rôle fondamental à jouer pour limiter les risques de propagation de la maladie de Lyme. Or, la tendance au Québec est à sens inverse. Une citation du ministre de l’Environnement du Québec, en marge de la COP15 (Conférence des Nations unies sur la biodiversité) qui s’est tenue à Montréal en décembre dernier, permet d’en prendre la mesure :
Québec prendra toutefois «différents engagements» pour protéger la nature, durant la COP15, assure Benoit Charette.
Il réitère notamment que Québec protégera 30 % de son territoire d’ici 2030, «qu’il y ait entente ou pas» à ce sujet entre les États lors de la conférence.
«De nouvelles aires protégées seront confirmées dans les sept prochaines années, avec une préoccupation particulière pour le Sud», promet-il.
— La Presse, 2022
Or, comme on peut le noter sur le graphique en introduction, l’accroissement des cas de la maladie de Lyme au Québec est presque essentiellement le fait de deux des régions les plus au sud, soit l’Estrie et la Montérégie. La création d’aires protégées dans ces dernières aura nécessairement pour effet de « stimuler » cette tendance. D’autant plus que :
Un autre changement majeur s’est produit chez les souris du mont Saint-Hilaire [note : inscrit au Réseau mondial des réserves de biosphère de l’UNESCO]. Dans les années 70, les données historiques montrent que 90 % des souris qu’on y capturait étaient des souris sylvestres, contre 10 % de souris à pattes blanches. Aujourd’hui, cette proportion est complètement inversée, si bien que 90 % des souris observées sont des souris à pattes blanches. « C’est un cas typique de compétition entre les espèces provoquée par le réchauffement climatique », dit Virginie Millien. Les chercheurs ont montré que l’aire de distribution de la souris à pattes blanches, un animal historiquement plus à l’aise au sud, monte de 10 kilomètres par année vers le nord. « La souris à pattes blanches est en mode migration-colonisation. Elle est beaucoup plus agressive et opportuniste que la souris sylvestre, qui voit arriver son voisin du sud sans y être préparée. Il n’est donc pas surprenant d’observer un déclin de la souris sylvestre », dit la chercheuse.
Dans certains sous-bois québécois, la souris à pattes blanches a déjà complètement chassé la souris sylvestre — une extinction locale qu’on appelle « extirpation ».
— La Presse, 2017
Les articles scientifiques présentés plus haut avaient peu à dire sur les effets de l’aménagement forestier sur les espèces-hôtes des tiques comme la souris à pattes blanches. Le sujet a été peu étudié. Mais il est cependant clair que d’aménager les forêts par la voie d’éclaircies est nuisible aux tiques. Collectivement, ce serait la voie à suivre pour diminuer les risques de contracter la maladie de Lyme sur le territoire québécois dans les années à venir.
Or, le gouvernement du Québec établit son réseau d’aires protégées selon les catégories élaborées par l’Union internationale pour la conservation de la nature. Et sans trop entrer dans les détails ici, s’il y a une ouverture pour des aires protégées avec de la récolte (catégorie VI), la « conservation de la nature » prime.
Toutefois, la nature, c’est aussi les tiques… Et à moins de tenir absolument à favoriser leur progression, il faudrait commencer à « penser différemment » cette nature. Les enjeux de santé publique devraient être intégrés à cette démarche et l’aménagement forestier valorisé comme outil favorisant notre santé collective.
👉 Chronique sur le même sujet: « La maladie de Lyme, symptôme d’un sous-aménagement forestier »