SAF 2013 — Carnet de voyage n°3: L’héritage de l’esclavage comme enjeu d’aménagement forestier
C’est peut-être l’enjeu d’aménagement forestier le plus original que j’ai eu à présenter, car il tire ses racines du temps de l’esclavage aux États-Unis. Pour la référence historique, c’est après la Guerre de Sécession (1861-1865) que l’esclavage fut aboli par le biais d’un amendement à la Constitution (le XIIIe, pour les intéressés).
En Caroline du Sud, d’anciens esclaves eurent l’opportunité d’acheter des terrains de leurs anciens « propriétaires »; terrains qui sont aujourd’hui des forêts. Il y avait alors un intérêt commun de la part de l’ancien esclave et du « propriétaire » d’en venir à un accord. D’un côté, l’esclave avait besoin de revenus pour sa famille et, d’un autre côté, le « propriétaire » voulait continuer ses cultures de coton, riz ou tabac. Les anciens esclaves acquirent donc des terrains en échange d’un engagement à travailler pour leur ancien « propriétaire ». L’achat des terres devait se faire par écrit de façon à ce que les choses soient claires. Jusque là, les choses allèrent bien, car sur les terrains acquis s’établirent de véritables petites communautés qui permirent aux familles de subsister. Et cela était vraiment fait dans un esprit communautaire sous l’autorité de l’aîné de la famille (cela est toujours le cas aujourd’hui).
Le problème qui est apparu au fil du temps, c’est que par méfiance envers le système légal par les Afro-Américains, le transfert des droits de propriété par héritage de génération à génération s’est fait sans testaments écrits; une dynamique qui crée aujourd’hui des situations légales « délicates ». Comme les terrains ont un statut de « propriété commune », il suffit d’être un des descendants pour revendiquer un droit de propriété. Et comme les héritiers sont aujourd’hui bien souvent éparpillés aux États-Unis, l’attachement à ces terrains n’est plus ce qu’il a déjà été. Si un héritier vend son droit, la personne qui achète ce droit, même si elle n’a aucun lien de sang, devient de facto un « héritier ».
Et c’est là que les choses deviennent très délicates: ce nouvel « héritier » peut demander aux autres de racheter ses parts. Dans le cas où les autres héritiers ne peuvent ou ne veulent pas acquiescer à sa demande, il peut demander à ce qu’un juge procède à une mise aux enchères de sa part (d’une fraction du terrain en fait, car il n’y a pas de subdivisions comme telles, c’est là un autre problème). Et dans ces cas, cela ouvre la porte à des promoteurs, car les terrains sont des lieux intéressants à développer. Beaucoup ont d’ailleurs été perdus pour cette raison. Aujourd’hui, il reste tout de même 16 000 hectares à préserver.
Le fouillis légal engendré par le fait que le transfert par héritage des terrains s’est fait sans testaments écrits a aussi un impact sur l’aménagement des forêts qui occupent aujourd’hui l’espace des anciennes plantations. Dans un contexte économique difficile pour la communauté afro-américaine dans la région (taux de pauvreté de 25%), l’aménagement des forêts pour obtenir un revenu représenterait en théorie une option très intéressante. Il n’y a malheureusement pas beaucoup d’entrepreneurs qui sont prêts à s’impliquer dans les conditions légales floues qui encadrent aujourd’hui ces terrains. Et ceux qui sont prêts à le faire sont généralement classés comme « peu recommandables ».
C’est là qu’intervient le Center for Heirs’ Property Preservation. Cet organisme sans but lucratif a pour principaux objectifs d’aider les héritiers à clarifier les titres de propriété et les encadrer pour mettre en valeur leurs terrains, l’aménagement forestier étant la voie la plus prometteuse.
Un des bénévoles de cet organisme, M. Alex Singleton [Photo], est aussi contremaître pour la compagnie MeadWestVaco dont il a été question dans le premier Carnet de voyage. Pour bien illustrer le problème d’aménagement forestier sur les terrains des héritiers, il nous a amenés sur un chemin situé à la frontière entre un terrain de la compagnie et un terrain d’un groupe d’héritiers. Comme on peut le visualiser sur le montage photo ci-dessous, on pouvait très bien distinguer quel côté du chemin avait été aménagé et celui qui ne l’avait pas été. Et pour donner une dimension plus concrète aux effets du non-aménagement du terrain des héritiers, M. Singleton a précisé que la valeur de la récolte du bois pour ce peuplement de 23 ans était estimée à 750$/hectare. En comparaison, lors d’une éclaircie à l’âge de 15 ans dans le peuplement voisin de la compagnie, la récolte a rapporté 1 500$/hectare.
Si beaucoup de travail reste à faire pour seulement clarifier les titres de propriété, l’autre problème, plus culturel, va être d’inciter les héritiers afro-américains à s’intéresser à l’aménagement forestier. M. Alex Singleton est un des seuls forestiers afro-américains dans cette région et il ne comprend pas lui-même le manque d’intérêt de sa communauté pour l’aménagement forestier, en particulier sur les terrains des « héritiers ». Par exemple, il y a un entrepreneur forestier afro-américain, mais il ne fait même pas de travaux d’aménagement sur son propre terrain!
Si vous passez en Caroline du Sud, je vous invite donc à garder en mémoire que vous êtes dans un État avec un enjeu d’aménagement forestier unique qui tire sa source loin dans l’histoire de l’esclavage!