Projet de loi 97 : «Ce n’est pas parce que l’on rit que c’est drôle»
Avec le temps, j’ai développé un style de chroniques «standard» pour La Forêt à Cœur. Si vous avez lu quelques-uns de mes textes, vous avez certainement décelé le format-type de ce blogue. Mais parfois, très occasionnellement, je change de style pour m’adapter au sujet du jour. Pour aujourd’hui, je vais en explorer un nouveau : les memes. Une forme d’humour absurde qui m’apparaît tout à fait adaptée au thème de ce texte, soit le Projet de loi 97, visant principalement à moderniser le régime forestier.
En préparation, j’ai fait tout ce que j’aurais fait pour une chronique «standard». Tout d’abord, j’ai imprimé le projet de loi 97 ainsi que l’actuelle politique forestière, soit la Loi sur l’aménagement durable du territoire forestier (LADTF). La raison étant que le projet de loi 97 porte bien son nom. La politique forestière va continuer à s’appeler Loi sur l’aménagement durable du territoire forestier. La loi 97 vient cependant la modifier substantiellement de l’intérieur alors que l’essentiel de ce projet de loi se compose de formulations telles que : L’article 7 de cette loi [LADTF] est remplacé par le suivant […]
Aussi, j’ai fait une recherche des diverses opinions qui ont été émises suite au dépôt du projet de loi 97 le 23 avril dernier.
Ces informations en main et analysées, j’ai commencé à écrire mon texte. Toutefois, plus j’écrivais, plus il devenait évident que la formule «standard» n’était pas la bonne. À tout le moins, elle devait être adaptée. Et c’est du côté des memes que j’ai trouvé l’inspiration. Car il y a quelque chose qui ne fait pas sérieux dans ce projet de loi 97. Et dans les circonstances, il était justifié que la forme de cette chronique soit aussi parlante que le fond.
Sur ce, bonne lecture et gardez à l’esprit, les plus âgés/âgées comprendront la référence, que ce n’est pas parce que l’on rit que c’est drôle…
Le grand retour de la Loi sur les Forêts
Un élément de cette «modernisation» du régime forestier québécois qui peut surprendre est le fait que l’on a par moments l’impression de relire la Loi sur les Forêts. Dans mes annotations, j’ai d’ailleurs spontanément griffonné à quelques occasions «CAAFs» pour : Contrats d’Approvisionnement et d’Aménagement Forestier. Ces derniers étaient au cœur de la Loi sur les Forêts. À noter que j’ai débuté ma formation d’ingénieur forestier en 1988, juste un an après l’entrée en vigueur de cette loi.
Pour le contexte historique, après plus d’un siècle d’un régime forestier basé sur les concessions forestières, au début des années 1970 le gouvernement amorçait un grand virage pour mettre fin à cette politique et prendre en main le rôle d’aménagiste des forêts publiques. Ce fut l’ère des forêts domaniales. Or, au début des années 1980, le gouvernement changea son fusil d’épaule et la Loi sur les Forêts (1987) reconfirma le rôle d’aménagiste de l’industrie.
En 1999, avec L’Erreur boréale, tout cela vola en éclat. En 2010, la LADTF était adoptée. Le gouvernement prenait cette fois la pleine responsabilité de l’aménagement des forêts publiques… Jusqu’au projet de loi 97.
Ce projet de loi propose en fait une formule hybride des responsabilités en aménagement des forêts publiques. Par le biais du Forestier en chef et de ses aménagistes régionaux (une création de cette loi), le gouvernement va conserver les calculs des possibilités forestières ainsi que la planification décennale. C’est dire que tous les éléments «stratégiques» vont rester entre les mains gouvernementales. Toutefois, dès que l’on descend à l’échelle opérationnelle (plans quinquennaux), c’est l’industrie qui redevient la responsable.
Cette logique va aussi s’appliquer pour les consultations auprès des différents intervenants en forêt. À l’échelle stratégique, ce seront les aménagistes régionaux qui en seront les responsables. À l’échelle opérationnelle, c’est l’industrie qui va être chargée de faire les consultations nécessaires, comme au temps de la Loi sur les Forêts. Pour plus de détails, je vous invite à lire les articles 116.6 à 116.13 du projet de loi 97. À souligner que cette redistribution des rôles implique que Les Tables de gestion intégrée, mises en place par la LADTF, vont disparaître (article 30).
Pour la petite note, M. Robert Beauregard, ancien doyen de la Faculté de Foresterie, Géographie et Géomatique de l’Université Laval, fait lui aussi des liens étroits entre le projet de loi 97 et la Loi sur les Forêts dans une lettre d’opinion très critique publiée dans le journal La Presse le 16 mai dernier.
En bref, on «modernise» en s’inspirant (en bonne partie) de la précédente politique forestière. Plutôt… étonnant!
«Mais il y a la Triade…» pourriez-vous argumenter. Certes, c’est la grande nouveauté de cette politique forestière révisée. Mais, cette stratégie d’aménagement ayant été crucifiée dès le départ, cela augure fort mal pour la «modernisation» de la politique forestière.
La Triade, la stratégie crucifiée
Dire que le projet de loi 97 a été mal accueilli tient de l’euphémisme tellement il fait presque l’unanimité contre lui. Que ce soit de la part des Premières Nations, des représentants des différents usagers de la forêt, des groupes environnementaux et même des syndiqués de l’industrie, les critiques fusent. Et une cible récurrente de ces critiques est la Triade, en particulier son zonage prioritaire.
La Triade est la stratégie d’aménagement forestier qui va s’appliquer à l’ensemble des unités d’aménagement. Elle est au cœur de la logique gouvernementale de «modernisation» du régime forestier.
Le principe de la Triade est de diviser les unités d’aménagement en trois zones, soit : de conservation, multiusage et prioritaire.
La logique de cette approche est de compenser l’exclusion de la foresterie dans la zone de conservation par l’intensification de la sylviculture dans la zone prioritaire. Cela permettrait en théorie de récolter jusqu’à quatre fois plus de bois à l’hectare qu’avec l’approche extensive classique. Cette dernière aurait toujours sa place dans la zone multiusage. Le grand objectif de la Triade est de favoriser l’acceptabilité sociale de la foresterie en limitant la surface qu’elle occupe sur le territoire public sans nuire à l’approvisionnement des usines.
Pour ce qui est des pourcentages du territoire forestier dédiés aux trois zones, le gouvernement semble viser une règle du tiers pour chacune.
En théorie, tout était bien beau. En pratique, l’article 17.5 du projet de loi 97 concernant le zonage prioritaire «ne passe pas» :
Malgré toute disposition contraire, la réalisation de toute activité ayant pour effet de restreindre la réalisation des activités d’aménagement forestier aux fins d’approvisionner une usine de transformation du bois dans une zone d’aménagement forestier prioritaire est interdite.
— Projet de loi 97, p. 12
Le chercheur Christian Messier, idéateur de la Triade, apparaît d’ailleurs fort mécontent de la façon dont le gouvernement s’y prend pour la promouvoir, au point même de désavouer le projet de loi 97 que ses travaux ont inspiré! Il y voit en particulier un gros problème de communication.
Certes, la communication du ministère aurait pu être meilleure… ou difficilement pire considérant tout le secret qui a entouré la conception de cette politique. Cependant, au-delà de l’aspect «communication», la Triade a un sérieux angle mort, à savoir qu’elle perd de vue que, justement, la forêt est publique jusqu’au dernier de ses hectares.
Selon les derniers calculs du Bureau du forestier en chef, il y a actuellement près de 24 millions d’hectares de forêt publique sous aménagement. Avec le projet de loi 97 et les intentions gouvernementales de diviser les trois zones de la Triade en parts égales, cela réserverait quelque 8 millions d’hectares à la seule industrie forestière. Huit millions d’hectares où tous les autres intervenants et utilisateurs de la forêt publique n’auront qu’une chose à faire : se taire. Pour l’ordre de grandeur, c’est pratiquement toute la Rive-Sud du Saint-Laurent, soit de la Montérégie à la Gaspésie.
Et même si l’on se base sur des zones prioritaires qui n’occuperaient que 10 % des unités d’aménagement, soit le minimum recommandé par Christian Messier, on parle quand même de 2,4 millions d’hectares. Ça reste beaucoup de superficies de forêt publique, très probablement dans les plus accessibles, pour lesquelles seule l’industrie aurait un mot à dire.
Comme je le mentionnais dans mon précédent texte sur le sujet, la Triade aurait assurément eu une place dans le coffre à outils d’aménagement des forêts publiques à l’échelle locale. Dans certains contextes, elle aurait probablement pu s’avérer acceptable. En voulant en faire une solution miracle à l’acceptabilité sociale de la foresterie sur l’ensemble de nos forêts publiques, on vient probablement d’en tuer l’idée même, ce qui est fort malheureux. Mais ce n’est là qu’un symptôme du désastre forestier et politique qui entoure depuis trop longtemps l’aménagement des forêts publiques québécoises et qui se poursuit avec ce projet de loi.
Désastre forestier
La Loi sur les Forêts a duré 23 ans (1987-2010). La LADTF, dans sa version originale, aura duré 15 ans (2010-2025). Sauf revirement majeur de la part du gouvernement, il est de fait très probable que le projet de loi 97 soit adopté cette année.
Toutefois, face à la force des vents contraires auxquels fait face cette politique forestière «modernisée» avant même d’être adoptée, il est difficile d’imaginer qu’elle dure plus longtemps que les deux précédentes. Et si la tendance se poursuit, considérant qu’un arbre devient commercialement mature aux alentours de 60 ans, ceux qui auront commencé à pousser au début de la Loi sur les Forêts seront récoltés à leur troisième ou quatrième politique forestière… La question qu’il conviendrait de se poser ici est : Est-ce que ces arbres auront bénéficié d’un bon aménagement forestier?
L’adage «Poser la question, c’est y répondre» s’applique très bien dans ce cas.
«Bien aménager les forêts» n’est pas une idée dont vous allez fréquemment entendre parler dans le monde forestier québécois. La prévisibilité de l’approvisionnement pour les uns, la biodiversité et la conciliation des usages pour les autres sont beaucoup plus populaires. Pourtant, bien aménager nos forêts devrait être à la base de toutes nos actions. Cela constituerait assurément un avantage dans tout le débat sur l’acceptabilité sociale de la foresterie en forêts publiques.
En quoi cela consiste-t-il? Fondamentalement, cela revient à bien connaître sa forêt, avoir une vision claire de sa structure et composition future, faire des bilans réguliers pour évaluer si nos objectifs sont atteints et être réactifs si ce n’est pas le cas. Aussi, faire de très bons suivis de nos interventions sylvicoles. Bref, un tas de petites choses toutes simples en apparence, mais qui ont «quelque peu» fait défaut ces dernières décennies (quand même).
Et comment en serait-il autrement? À changer régulièrement les structures de l’aménagement des forêts (20 ans, c’est court en foresterie) ainsi que les délimitations des unités d’aménagement, personne ne s’y retrouve. Tout suivi à long terme est impossible. Le projet de loi 97, qui est destiné à n’être qu’une politique transitoire, ne fait qu’ajouter une couche à ce désastre forestier.
Désastres politiques
En décembre 2020, je publiais un texte intitulé Bientôt dans une forêt près de chez vous : des aménagistes imputables. Pour le contexte, après avoir laissé entendre qu’une nouvelle politique forestière était imminente, le gouvernement annonçait plutôt des changements administratifs pour satisfaire l’industrie et, en particulier, ses besoins en prévisibilité.
Cette mini-réforme fut accueillie sous l’aune du classique «petit pas dans la bonne direction». Toutefois, un consensus était en train de se bâtir dans le monde forestier québécois pour que de plus grandes responsabilités dans l’aménagement forestier soient déléguées à l’échelle locale. En particulier, il était proposé que des aménagistes imputables soient responsables de chaque unité d’aménagement.
Pour le petit aparté, dans les débuts de ce blogue j’avais écrit un texte sur les conditions d’un bon aménagement forestier. Le tout était basé sur un article de M. Baskerville, une sommité en foresterie. Son premier critère était qu’un responsable de l’aménagement de chaque forêt soit clairement identifié. Comme proposé dans le consensus qui émergeait. Ce qui incidemment aurait des effets positifs pour sortir du désastre forestier en cours.
Plus récemment, dans la foulée des consultations du ministère des Ressources naturelles et des Forêts (MRNF) à l’hiver 2024, des Partenaires pour l’avenir de la forêt québécoise publièrent une position commune concernant les enjeux et solutions dans l’aménagement des forêts publiques et privées. Ce partenariat regroupait 19 organismes incluant le Conseil de l’Industrie Forestière du Québec (CIFQ), Nature Québec, Unifor et l’Ordre des Ingénieurs Forestiers du Québec (OIFQ). Les partenaires s’étaient, entre autres, mis d’accord sur des propositions comme :
Mettre en place un aménagiste indépendant par territoire, intégré et imputable;
Assurer un engagement et une participation effective des parties prenantes au sein du processus par un traitement équitable des différents usagers du territoire.
– Partenaires pour l’avenir de la forêt québécoise
Ce partenariat n’existe plus.
Tout d’abord, mentionnons que l’OIFQ, qui fut très impliqué dans l’élaboration de ce partenariat, semble désengagé politiquement depuis l’élection d’un nouveau président en 2024. L’Ordre ne s’est d’ailleurs pas formellement prononcé sur ce projet de loi.
Cela ne change toutefois rien au fait qu’avec le projet de loi 97 le MRNF a complètement balayé du revers de la main les bases proposées par ces partenaires et, plus généralement, les consensus qui émergeaient depuis quelques années dans le monde forestier québécois pour une réforme en profondeur.
Les aménagistes régionaux? Ils vont s’occuper de la planification décennale. Certes un gros morceau stratégique. Mais au jour le jour, ils seront absents, c’est l’industrie qui reprendra la main. Et pour les consultations sur le zonage prioritaire, leur rôle est celui d’un agent de liaison : ils écoutent, ils proposent et ils transmettent le tout à Québec, qui décide. Bref, on est très loin d’un aménagiste indépendant et imputable. Pour plus de détails, je vous renvoie aux articles 15, 25, 26 et 116 du projet de loi 97.
Mais le pire, politiquement parlant, est probablement l’appui du CIFQ au dépôt de ce projet de loi. De facto, l’industrie s’est dissociée du partenariat de 2024 dans son désir effréné d’obtenir de la prévisibilité dans ses approvisionnements. Et le zonage prioritaire est une forme de voie express afin d’arriver à cette fin.
La prévisibilité, c’est une condition de succès pour l’industrie. Il va de soi qu’elle la recherche. La LADTF était particulièrement mauvaise sur ce point. Mais on ne peut pas être un «partenaire» en 2024 et dire à ses alliés «On ne veut pas vous voir dans nos zones prioritaires» en 2025. Je soupçonne que ça va créer un bris de confiance qui sera difficile à réparer dans le futur.
L’industrie a besoin d’amis pour survivre à long terme en forêts publiques. Enfin, plus que juste le gouvernement (et encore…) et les organisations orientées foresterie. Or, en appuyant le dépôt du projet de loi 97, le CIFQ n’a certainement pas augmenté sa cote de popularité au-delà de ce cercle. À terme, il risque fort d’en payer le prix…
Dans ma précédente chronique en anticipation du projet de loi 97, je présentais une autre voie qui était dans une logique de co-aménagement du territoire. Une voie assurément plus longue et ardue que la voie express offerte par ce projet de loi, mais qui avait l’avantage d’offrir un réel potentiel de prévisibilité sur le très long terme.
En bref, ce projet de loi 97 nous met face à (au minimum) deux désastres politiques qui, à terme, auront probablement des conséquences négatives pour la foresterie dans les forêts publiques québécoises.
Mot de la fin
Le MRNF vient de rater une chance de redéfinir la politique forestière afin de la rendre socialement plus acceptable. Je ne suis pas certain que ce «moment» sera récupérable dans 10-15 ans quand il sera clair que la politique mise en place par le projet de loi 97 ne marche pas. Et ce sera déjà un exploit si cette politique dure aussi longtemps.
Ce qui est en jeu ici n’est pas tant l’industrie forestière que les communautés qui en vivent ainsi que notre capacité en tant que société de miser sur une ressource renouvelable comme le bois pour faire face à l’enjeu climatique. En se coupant des consensus qui s’étaient bâtis dans le monde forestier québécois pour tenter d’aider l’industrie, le MRNF ne va qu’empirer les choses tant pour l’industrie que pour ceux et celles qui en vivent.
Ici et ailleurs les pressions sont fortes pour «sortir» la foresterie des forêts publiques. Au Québec, il faudra des approches avec plus de doigté «social» que le projet de loi 97 pour l’y maintenir.
J’ose espérer pouvoir un jour écrire quelque chose de plus positif sur notre politique forestière. En attendant, j’espère à tout le moins que ce texte vous aura permis de prendre toute la mesure de l’expression : Ce n’est pas parce que l’on rit que c’est drôle.
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