« Cut and run » : une philosophie gouvernementale ? L’épopée des forêts domaniales
Je vous ai déjà fait part du fait que lors de ma formation d’ingénieur forestier (1988 – 1992) le volet « histoire forestière » fut peu abordé. À l’obtention de mon diplôme, il m’aurait par exemple été difficile de vous expliquer l’aménagement dans les concessions forestières, même si ces dernières venaient à peine d’être officiellement révoquées en 1987 avec la Loi sur les Forêts. Une des choses que j’avais cependant « apprises » fut que les années 1970 n’avaient pas été de très bonnes années… ou plutôt avaient été de « trop » bonnes années telles qu’imagées par l’expression « cut and run ». Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que l’incorporation du rendement soutenu dans la Loi sur les Forêts prit les allures d’une grande avancée.
Dans les années 1970, les concessions forestières étaient toujours très présentes, mais un autre mode de tenure devait progressivement les remplacer et prendre beaucoup de place au cours de cette décennie, soit les forêts domaniales. Leur particularité : contrairement aux concessions qui étaient sous la responsabilité des compagnies forestières, les forêts domaniales étaient directement aménagées par le ministère des Terres et Forêts (MTF). Contrairement aux concessions forestières toutefois, elles ont laissé peu de traces dans la mémoire collective. Pourtant, quand on regarde les chiffres, elles « mériteraient » que l’on se souvienne d’elles, car elles ont probablement eu beaucoup à voir avec l’image du « cut and run » associée aux années 1970.
Comme on peut le voir dans la Figure ci-dessous, leur émergence dans le paysage forestier québécois fut spectaculaire. De presque inexistantes en 1960, elles faisaient jeu égal avec les concessions forestières en termes de superficie une décennie plus tard. On peut aussi constater que s’il est exact que l’on a révoqué les dernières concessions forestières en 1987, dans les faits nous avons surtout mis fin au « régime » des forêts domaniales !
Vous pouvez ici vous demander comment la superficie de ces forêts a pu augmenter si rapidement. Il y a certes eu la conversion de concessions en forêts domaniales, mais il est clair que cela n’aurait pas été suffisant. Une bonne partie de la réponse provient du « Nord ». À cette époque, la limite nordique des forêts attribuables était établie au 52e parallèle (elle est approximativement au 51e parallèle aujourd’hui – chronique). Comme on peut le noter sur la première carte ci-dessous, les concessions étaient alors surtout concentrées au sud du 48e parallèle. Entre les 48e et 52e parallèles, il y avait de grandes superficies de forêts publiques sans attributions de bois et c’est vers cet espace qu’ont commencé à se déployer les forêts domaniales (2e carte ci-dessous). La « course » vers le nord venait de commencer !
Cet accroissement de la superficie des forêts domaniales s’est naturellement traduit par une augmentation de la récolte dans ces dernières comme on peut le voir dans la Figure ci-dessous. En l’espace d’une quinzaine d’années, la récolte dans les forêts domaniales avoisinait celle des concessions forestières (qui avait diminué avec le processus de révocation — volontaire — en cours).
Une conséquence du développement des forêts domaniales fut un accroissement de la récolte totale en forêt publique. C’est de fait dans les années 1970 que nous avons franchi la barre des 20 millions de m3 récoltés dans le domaine public (Figure ci-dessous). Des records de récolte devaient être atteints à la suite de la fusion des forêts domaniales et des concessions forestières en « aires communes » en 1987 (ces dernières ont disparu en 2008 pour faire place aux « unités d’aménagement »).
Initiée par un Livre vert en 1965, l’idée de révoquer les concessions forestières et de miser sur les forêts domaniales fut cristallisée par la publication d’un Livre blanc en 1971 (Exposé sur la politique forestière). Une loi devait officialiser le tout en 1974. Un des grands objectifs du remplacement des concessions forestières par des forêts directement aménagées par le MTF était de maximiser les retombées économiques de la récolte, une tâche que les concessions ne semblaient pas bien remplir aux dires du gouvernement. De fait, les concessionnaires étaient accusés de « geler » des territoires et de ne récolter que 65 % de la possibilité forestière (chronique sur le point de vue du Chef forestier de la Consolidated Paper Corporation Ltd).
Si l’on met en parallèle cette sous-exploitation (présumée) dans les concessions et le processus de leur révocation dans les années 1970 avec l’accroissement spectaculaire des forêts domaniales durant cette décennie, accroissement motivé par une volonté gouvernementale de maximiser (durablement) la récolte, il est raisonnable de déduire que la perception négative qu’il peut y avoir de l’aménagement forestier dans les années 1970 a probablement plus à voir avec les actions gouvernementales que celles des concessionnaires forestiers.