Des usages paysans à la foresterie scientifique en passant par la Révolution française
L’été étant une bonne période pour lire, je me suis plongé dans « Forest in Revolutionary France: Conservation, Community, and Conflict, 1669-1848 » (Cambridge University Press, 307 pages). Livre en anglais, car l’auteure (Kieko Matteson) est une chercheure américaine travaillant à Hawaï et ayant grandi au Vermont. Un C.V. somme toute original pour un livre sur l’histoire forestière de la France (et plus spécifiquement la Franche-Comté, dans le nord-est)!
Mon intérêt premier pour ce livre, au-delà de sa question géographique (je suis né en France), est qu’il aborde de front un sujet auquel je me suis intéressé ces dernières années, soit les usages en « biens communs » (commons). Ces usages sont basés sur le principe de l’usufruit, du latin « usus et fructus » qui veut dire « utilisation et jouissance des fruits ». Cela revient au droit de profiter des « fruits » d’un territoire sans en être personnellement propriétaire. À noter que l’on peut aussi parler d’usage « paysan » (chronique sur le sujet).
Plus spécifiquement, l’auteure s’attarde aux conséquences de l’évolution de la politique forestière française sur ceux et celles qui, jusqu’au 19e siècle, utilisaient la forêt pour répondre à leurs besoins de subsistance au quotidien. Une histoire (presque) oubliée de nos jours. De nous la rappeler est une des grandes qualités de ce livre. L’incroyable travail de recherche qu’a nécessité sa production en est une autre.
Au-delà de sa valeur pour quiconque s’intéresse à l’utilisation communautaire des forêts, c’est un livre à mettre entre les mains de tous ceux et celles qui s’intéressent au contexte politique du développement de la foresterie scientifique. À terme, l’approche scientifique remplaça les usages paysans (c’est le cas dans ce livre) avant de s’imposer de par le monde. À souligner finalement que ce n’est pas un livre pour néophytes sur le sujet, mes précédentes lectures m’ayant ici été bien utiles.
Cette histoire débute avec l’Ordonnance de Colbert en 1669…
L’Ordonnance de Colbert
En 1669, dans un contexte de compétition accrue en mers, le ministre des Finances de Louis XIV promulgua une Ordonnance pour orienter la production des forêts du royaume vers des bois pour la marine. À cet effet, une directive centrale de l’Ordonnance de Colbert fut de réserver un quart de toutes les forêts du royaume, publiques ou privées, à cet objectif de production (« quart en réserve »). Et il fallait produire des chênes, quelles que soient les conditions écologiques (l’écologie forestière n’était pas du tout considérée).
L’Ordonnance passa plutôt mal tant du côté des paysans que des seigneurs. Si ces derniers furent naturellement « agacés » par le fait que l’État décidait de l’orientation forestière d’un quart de leurs propriétés, les plus durement touchés furent les paysans. L’initiative de Colbert orientait la production forestière vers des arbres matures (« futaie ») alors que les paysans étaient plus intéressés par des forêts jeunes (« taillis »).
À une époque où le bois était LE matériau dont la société ne pouvait se passer (« aussi essentiel que le pain »), l’intervention directe de l’État dans l’aménagement des forêts créait une pression supplémentaire sur ceux qui en vivaient au quotidien.
Révolution de 1789 : vive la propriété privée !
Les idées de liberté et d’égalité qui accompagnèrent la Révolution de 1789 donnèrent de grands espoirs à tous les « possédants » de droits communs que des jours meilleurs s’en venaient. Ces espoirs furent cependant déçus, car les idéaux de la Révolution se traduisirent avant tout par l’ultra-valorisation de la propriété privée.
Une des premières mesures prises par le gouvernement post-Révolution fut justement de libérer les propriétaires privés de leurs obligations envers l’Ordonnance de Colbert ; cette dernière continuant toutefois de s’appliquer dans les forêts de l’État. Libres d’agir à leur guise, plusieurs propriétaires rasèrent alors leurs forêts pour des gains rapides. On assista aussi à une fragmentation des forêts par la multiplication des ventes.
L’État post-Révolution ne favorisa pas seulement les propriétaires privés du moment, il vendit aussi beaucoup de forêts publiques… ainsi que les 800 000 hectares de forêts tenues par l’Église ! Ces dernières avaient été incorporées aux biens de l’État dans la foulée de la Révolution et contribuèrent ainsi à diminuer la crise des finances publiques. Ces ventes nuisirent considérablement aux paysans alors que les nouveaux propriétaires étaient souvent peu enclins à honorer des traditions et droits d’usages ancestraux.
Les conflits d’usage étaient un point de friction majeur pour les paysans. L’administration des forêts de l’État en était un autre. Sur ce point, la Révolution fit écho à leurs critiques, mais avec des effets désastreux pour les forêts.
Réforme souhaitée, conséquences néfastes
Parmi les priorités du gouvernement post-Révolution se trouvait la réforme de l’administration des Eaux et Forêts. On retrouvait alors, en guise de responsables des forêts, un réseau de Grands-Maîtres (et autres « maîtrises »). Or, malgré la noblesse du titre, c’étaient là des postes qui s’achetaient, l’État les vendant pour se financer.
En conséquence, les représentants de l’État pour voir au bon aménagement et à la gestion des forêts, dont l’application de l’Ordonnance, étaient des notables sans aucune compétence forestière. De plus, comme ils avaient acheté leur poste, ils avaient la liberté de se financer à même les forêts dont ils étaient devenus les gardiens. Sans surprises, le système des Grands-Maîtres fut la cause d’un grand mécontentement populaire.
Comme il arrive souvent cependant, il est plus facile de faire l’unanimité « contre » que de s’entendre en faveur d’un « pour ». Ce fut le cas des gouvernements qui se succédèrent jusqu’en 1801 concernant l’administration des Eaux et Forêts. Il y avait consensus pour mettre fin à cette structure, mais pour la remplacer par quoi ? Point qui n’aida pas la prise de décision, ce fut une période durant laquelle les gouvernements et les têtes tombaient rapidement (littéralement pour ces dernières).
À défaut d’entente pour remplacer les Eaux et Forêts, les décisions allèrent dans le sens de déléguer plus de pouvoirs à l’élite locale. Or, dans un contexte où le mépris envers les Grands-Maîtres et autres surveillants pouvait s’exprimer librement, ces derniers quittèrent leurs fonctions… ou furent tués ! Le « far-west » s’installa alors dans les forêts françaises avec pour conséquence une dégradation du capital forestier ; ce qui encore là n’aida en rien les paysans. La situation dura jusqu’en 1801 avec l’arrivée au pouvoir de Napoléon.
Napoléon et les forêts
Comme avec la Révolution, les partisans des usages communs nourrirent de grands espoirs avec l’ascension de Napoléon au pouvoir. Et ils furent de nouveau déçus.
Napoléon remit rapidement de l’autorité et du professionnalisme dans la surveillance des forêts grâce à une structure « militaire » exempte de Grands-Maîtres. Il mit aussi le « holà » aux rasages non autorisés des lots boisés en mettant en place un moratoire de 25 ans sur de telles pratiques. La marine retrouva aussi le droit de marquer (« martelage ») tout bois qu’elle jugeait d’intérêt dans les forêts privées. Mais à l’exception de ces mesures, les propriétaires privés continuèrent d’avoir pleine liberté pour disposer de leurs forêts comme ils l’entendaient. Des droits qui devaient être enchâssés dans le Code civil de 1804.
De leur côté, les usagers de droits communs eurent un délai de 6 mois pour prouver leurs droits (le délai fut prolongé, car impossible à respecter). De plus, non seulement l’Ordonnance de 1669 continuait à s’appliquer dans les forêts publiques, mais Napoléon décida en 1808 d’y interdire la pêche, la récolte de fruits ainsi que plusieurs autres activités paysannes pour le seul bénéfice de l’Empereur.
Code forestier et professionnalisation : le crépuscule des usages paysans
Une monarchie constitutionnelle suivit l’abdication de Napoléon en 1815.
C’est sous cette nouvelle période monarchique que la politique forestière fut mise à jour par le biais du Code forestier de 1827. Attendue depuis longtemps, cette réforme s’avéra dans son essence une simple actualisation des principes de l’Ordonnance. En particulier, la mesure phare de cette dernière, le « quart en réserve », continua à s’appliquer dans les forêts de l’État.
Toutefois, la réalité des forêts françaises avait évolué depuis Colbert. Leurs superficies atteignaient maintenant des creux historiques et il était (enfin) compris que les déboisements excessifs causaient de graves inondations. Produire du bois n’était plus le seul objectif, les idées de conservation et de restauration des forêts prenaient de plus en plus de place (de grands projets de reboisement devaient voir le jour au 19e siècle).
Au nom du bien commun, l’État s’employa donc alors à éliminer des forêts publiques toute activité qui pouvait nuire à l’atteinte de ses objectifs de production et de conservation. Les activités paysannes figuraient en haut de la liste des activités à éliminer, quitte même à interdire la récolte de bois de chauffage en plein hiver. C’est d’ailleurs là un point récurrent du livre : « bien commun » édicté par l’État et « usages en communs » pratiqués par les paysans n’ont jamais été synonymes !
À souligner que la volonté étatique de contrôle des forêts publiques ne s’arrêta pas aux bipèdes. Bien des animaux furent tués, entre autres des milliers de loups.
Pour la mise en œuvre de ses ambitions, l’État créa l’École royale forestière de Nancy en 1825 dans le but de former des professionnels selon les principes de foresterie scientifique importés d’Allemagne. C’est sur ces professionnels que s’appuiera l’État pour faire appliquer le Code forestier et prendre le contrôle des forêts publiques.
La brutalité de la mise en place du Code forestier amena bien des remous dans la classe paysanne. Être tué devint d’ailleurs un des « risques du métier » d’être forestier ! Cela culmina avec les émeutes de 1848 qui amenèrent la Seconde République et le suffrage universel (pour hommes seulement). Toutefois, à la suite d’élections qui virent l’élite être reconduite au pouvoir, de guerre lasse les résistances paysannes laissèrent place à l’exode rural.
Épilogue
Ce n’est de fait pas une histoire joyeuse dont il est question ici. Si vous êtes moindrement sensibles aux usages communautaires des forêts, vous pourriez être quelque peu déprimés à la lecture de ce livre… Mais ce n’est pas la fin de l’histoire !
Dans l’épilogue, l’auteure note que la culture d’aménagement paysanne, basée sur la tradition, fait maintenant un retour en France avec cette fois la bénédiction de l’État. Elle prend la forme des Parcs naturels régionaux. Pour l’exemple, des activités comme le broutage des chèvres dans les forêts, une activité « à éliminer » dans la période couverte par le livre est aujourd’hui bienvenue pour diminuer les risques d’incendie !
L’histoire conventionnelle de la foresterie scientifique (celle en vigueur de nos jours) veut qu’elle ait sauvé les forêts européennes de la dégradation et des « ruptures de stock », soit de ne plus avoir assez de bois pour répondre durablement à nos besoins. C’est cependant là l’histoire des « gagnants » d’une lutte plus que centenaire pour la direction à donner à l’utilisation des forêts. Dans ce livre, madame Matteson donne le point de vue des perdants. Et il mérite d’être connu.