Le pin blanc et l’humanisation historique des forêts des Amériques
Le premier article de la politique forestière québécoise en vigueur s’exprime ainsi :
1. La présente loi institue un régime forestier visant à :
1° implanter un aménagement durable des forêts, notamment par un aménagement écosystémique ;
[à jour le 1er mai 2019, vérifié le 14 juin 2019]
L’aménagement écosystémique est quant à lui ainsi défini :
Un aménagement qui consiste à assurer le maintien de la biodiversité et la viabilité des écosystèmes en diminuant les écarts entre la forêt aménagée et la forêt naturelle.
Et comme le sens que l’on donne aux mots à son importance, la « forêt naturelle » est quant à elle ainsi décrite :
Forêt composée d’espèces indigènes, qui n’a pas subi de transformation majeure résultant de l’exploitation industrielle à grande échelle.
Logiquement, de nombreux enjeux écosystémiques sont intégrés dans les plans d’aménagement forestier. Un de ceux-là concerne la proportion de pins blancs (Pinus strobus L.). Cet enjeu a été retenu à la suite d’études ayant démontré qu’il y a aujourd’hui beaucoup moins de pins blancs dans nos forêts qu’il n’y en avait avant le début des exploitations forestières commerciales.
J’ai déjà abordé la question de l’humanisation des Amériques avant Christophe-Colomb. Dans cette chronique, je prendrai le cas du pin blanc comme exemple pratique. Je complèterai par une réflexion sur la justesse d’incorporer un concept scientifique (aménagement écosystémique) dans une loi.
« Comment se fait-il que le pin blanc ne se régénère plus ? » (Mauricie, 1918)
Pour le point de départ de ma réflexion, je vous ramène il y a un siècle en Mauricie.
Le gouvernement canadien avait alors mis sur pied la Commission de la Conservation pour lui donner des conseils scientifiques sur la meilleure façon de conserver les ressources humaines et naturelles du Canada. Parmi les rapports produits, on retrouve une étude au sud de la Mauricie intitulée : « Forest regeneration on certain cut-over pulpwood lands in Quebec » (1918). L’auteur en était M. Clifton Durant Howe, professeur à la Faculté de foresterie de Toronto (il devait en devenir doyen). Cette étude fut réalisée sur les terrains de la Laurentide Paper Company.
Un point de cette étude qui a particulièrement attiré mon attention est la description de la forêt « primitive » (primeval) et la dynamique qui a suivi les premières coupes commerciales. J’ai choisi d’en citer de larges extraits pour bien en saisir l’essence (note : j’ai aussi choisi de conserver la version originale afin de ne rien perdre en interprétation. Au cas où vous seriez moins confortable avec l’anglais, un copié-collé sur ce site offre une très bonne version française).
« The original forest in the southern portion of the St. Maurice valley was undoubtedly dominated by pine, probably, for most part, white pine. We found, on the average, 6 pine stumps to the acre [1 hectare = 2.5 acres] still standing [note: ce qu’il considérait exceptionnel étant donné que les premières coupes dataient d’environ 70 ans].
(…)
However, I do not think the original forest as having been a pure stand of pine. Although pine was biologically dominant, it was outnumbered by other species. I picture the original forest as having a distinctly two-story crown cover. The lower story was a mixed forest of yellow birch, maple, spruce, and balsam, in abundance in the order named. Towering 50 or 75 feet [15–23 m.] above this were scattered giant pine trees from 3 to 6 feet [0.9 – 1.8 m.] in diameter, from 100 to 150 feet high [30–45 m.], and probably more (…) To one flying over the region at that time in an airplane, it would have appeared as a ‘black’ forest, that is, one in which the pines predominated over the hardwoods.
To-day the conditions are reversed; it is a ‘green’ forest, that is, one in which the hardwoods predominate. (…) Those areas which have yielded enormous quantities of white pine are, commercially speaking, denuded of that species to-day (…) Not only this, but of still greater significance to the future, white pine is not reproducing itself; there are practically no young trees in the forest.
(…)
Note especially that the areas of which I am speaking have never been seriously devasted by fire, the chief cause of the failure of white pine reproduction in Canada. Why, then, have these areas changed within the life time of some of my audience, from a dominant pine to a dominant hardwood forest? Why did the pine not reproduce itself after logging and so maintain itself in the forest? » — (pages 6 et 7)
M. Howe n’avait cependant pas de réponses à ces questions. Pour y réfléchir, je vous amène tout d’abord au Sud de la frontière.
Une fréquence de feux non naturelle
Aux États-Unis, deux récentes études scientifiques avec un très long horizon temporel (1600 et 2000 ans) se sont penchées sur l’influence de l’aménagement des Premières nations sur la fréquence des feux de forêt. Leur question de base était à savoir si leur fréquence avait suivi la seule évolution du climat ou avait été influencée par des interventions humaines. La réponse à cette question ayant des conséquences sur l’évolution de la composition forestière.
L’étude avec un horizon de 1600 ans s’est déroulée sur une superficie de 70 km2 dans la Forêt nationale Séquoia en Californie (Klimaszewski-Patterson et coll. 2018). Celle avec un regard sur 2000 ans a quant à elle couvert le nord-est des États-Unis (voir carte ci-contre, Abrams et Nowacki 2019). Les deux arrivent au même constat : les Premières nations ont influencé à la hausse la fréquence des feux de forêt et, par le fait même, ont favorisé des essences adaptées aux feux (de surface) comme le pin blanc.
En entrevue, M. Abrams (Université Penn State) devait spécifier :
« Native Americans knew that to regenerate plant species that they wanted for food, and to feed game animals they relied on, they needed to burn the forest understory regularly. »
… Ce qui est tout en fait en phase avec ce qui est préconisé dans le Guide sylvicole du Québec pour régénérer le pin blanc :
La régénération naturelle du pin blanc est d’ailleurs favorisée à la suite d’un brûlage dirigé simulant un feu de surface d’origine naturelle — p. 136, Partie 1
La Mauricie et les feux des « Indiens »
Revenons maintenant en Mauricie.
L’étude de 1918 de M. Howe s’était déroulée sur les terrains de la Laurentide Paper Company dont le Chef forestier était alors M. Elwood Wilson. En 1907, ce dernier écrivait ce qui suit à son supérieur concernant des secteurs en Mauricie dont il avait complété l’exploration :
(…) and the Indians burnt this whole district and occasionally they cut a little timber [.] Should these limits be purchased it would be prudent to enlist them as rangers paying a small annual sum as long as there would be no fires.
J’ajouterai à cela que, dans le cadre de mon doctorat, j’ai travaillé avec les rapports annuels de la St-Maurice Forest Protective Association. Créée en 1912, elle est une ancêtre de la SOPFEU (Société de Protection des Forêts contre le Feu). J’avais alors pu noter qu’il y était régulièrement mentionné « Indians » parmi les causes de feux.
Du rôle-clé des interventions humaines, directes… et indirectes
Dans une logique écosystémique, on a été amenés à considérer que le portrait préindustriel avait été façonné par les seules forces de la Nature. Or, de plus en plus de preuves vont dans le sens que pendant des milliers d’années, et sur de grandes superficies, les autochtones se sont avérés d’efficaces aménagistes.
Dans le cas plus spécifique de la proportion préindustrielle des pins blancs du sud du Québec, une sérieuse hypothèse à considérer est qu’elle fut artificiellement gonflée par des feux de surface autochtones. L’action humaine a de fait probablement été essentielle pour permettre aux pins blancs de prospérer face à la (sévère) compétition des feuillus.
De plus, il faut souligner qu’en développant l’aménagement écosystémique en opposition à l’exploitation forestière, on a négligé les effets indirects de nos interventions. Sur ce point, Abrams & Nowacki (2019) ont conclu que la politique de suppression des feux en vigueur depuis un siècle dans le Nord-est américain s’est avérée un « évènement écologique transformateur », en rupture avec une histoire millénaire. Cette politique étant aussi en vigueur depuis un siècle au Québec, il conviendrait que l’on incorpore cette variable dans nos réflexions écosystémiques.
Cessons de mêler science et législation
Un sérieux obstacle toutefois, pour en venir à « penser différemment » la question écosystémique au Québec, est que le concept est intégré dans la loi avec une définition bien précise.
La science est essentielle à un bon aménagement des forêts. Mais de par sa nature même, elle doit pouvoir être constamment remise en cause. Développé selon une approche scientifique, l’aménagement écosystémique ne devrait pas faire exception. Son application aurait plutôt dû être laissée à des échelles plus locales, avec la liberté de s’en départir si des informations scientifiques venaient à le remettre en cause. Une loi sert à exprimer des valeurs, pas à devenir un carcan pour la science.
Principales références :
Abrams, M. D., & Nowacki, G. J. (2019). Global change impacts on forest and fire dynamics using paleoecology and tree census data for eastern North America. Annals of Forest Science, 76(1), 23 pages. doi:10.1007/s13595-018-0790-y
Eastern forests shaped more by Native Americans’ burning than climate change [Entrevue avec M. Abrams] (Science Daily, 21 mai 2019)
Klimaszewski-Patterson, A., Weisberg, P. J., Mensing, S. A., & Scheller, R. M. (2018). Using Paleolandscape Modeling to Investigate the Impact of Native American-Set Fires on Pre-Columbian Forests in the Southern Sierra Nevada, California, USA. Annals of the American Association of Geographers, 108 (6), 1635–1654. doi:10.1080/24694452.2018.1470922