Les commons, ce très moderne modèle d’aménagement oublié
Et si, pour assurer la durabilité de nos ressources naturelles, nous revenions à un ancien modèle d’aménagement ? C’est l’essence du message de The Commons in History : Culture, Conflits and Ecology, un petit livre de 136 pages de M. Derek Wall publié par MIT Press dans la collection History for a sustainable future.
Se basant pour beaucoup sur les travaux de Mme Elinor Ostrom, qui a obtenu en 2009 un prix Nobel d’économie pour ses études sur les commons, l’auteur présente ici ce que l’on pourrait voir comme un antidote à l’article The Tragedy of the Commons de M. Garrett Hardin. Cet article, publié en 1968, avait eu un grand retentissement et avait constitué un profond support à l’idée que la tenure privée était préférable à des milieux ouverts à tous si l’on souhaite assurer la durabilité d’une ressource.
« Antidote », mais pas dépliant publicitaire. C’est tout en nuances et en avertissements que M. Wall nous présente des commons bien différents de ceux auxquels M. Hardin faisait référence. C’est d’ailleurs là une des très grandes qualités de ce livre. D’autant plus considérant que l’auteur est un très actif militant du Parti vert en Angleterre. Le « militant » ressort quelque peu dans le 4e et dernier chapitre, mais dans les trois premiers, je n’y ai vu « que du feu ».
C’est de fait un livre pour faire réfléchir plutôt que vendre une idée. Aussi, quoiqu’il soit à classer dans la catégorie « histoire environnementale » plutôt que foresterie, il est aisé de faire des liens avec l’aménagement forestier (la forêt est très présente). La difficulté est peut-être de limiter ses réflexions au seul aspect « foresterie » ! Ceci dit : « présentation ».
The Commons in History est certes un petit livre, mais il est très dense. Pour la petite critique, j’aurais tendance à dire « trop ». En plus de l’aspect « les commons dans l’histoire », le livre aurait presque pu s’intituler « Petit guide pour la recherche sur les commons ». Ces deux grands thèmes s’entremêlent tout au long des quatre chapitres qui le subdivisent ce qui peut parfois donner l’impression de lire un roman avec beaucoup de personnages et histoires parallèles. Que l’on ne s’y trompe toutefois pas : la lecture reste agréable. Elle est seulement très « dense », particulièrement si comme moi vous n’avez pas beaucoup de bases dans le domaine.
Mais que sont les commons et en quoi ceux qui ont été présentés dans le livre sont-ils différents de ceux de l’article de M. Hardin ? Avant d’aborder la question, tout d’abord mentionner que si la traduction usuelle pour les commons est « biens communs » (réf. : Wikipédia), pour limiter les risques de confusion dans une chronique sur un sujet que je ne maîtrise pas à fond, je vais conserver le terme commons, en italique 🙂
Les commons tragiques
Les commons auxquels faisait référence M. Hardin étaient des commons non aménagés. Comme exemple concret, il donnait le cas de la surexploitation des pêches en eaux internationales. Toutefois, le fond de son argumentation était théorique et s’exprimait selon la logique suivante (que je résume) :
Laissés à eux-mêmes dans un territoire ouvert à tous, les utilisateurs d’une ressource vont l’exploiter pour obtenir un maximum de profit personnel, jusqu’au point où la ressource va être épuisée. Ils sont incités à le faire, car le coût d’exploitation est partagé entre tous alors que les profits sont personnels. Aussi, quand bien même un individu penserait agir de façon responsable, il se trouverait face au dilemme que d’autres ne seront probablement pas aussi scrupuleux.
À cet égard, il n’y a aucun désaccord avec Mme Ostrom : dans les cas où des ressources sont vraiment ouvertes à tous sans règles d’aménagement, la surexploitation est la conséquence attendue. Ce dont il est toutefois question dans ce livre, ce sont les commons qui ont valu à Mme Ostrom son prix Nobel : soit les commons aménagés.
Que sont les commons aménagés ?

Madame Elinor Ostrom, prix Nobel d’économie en 2009 pour ses travaux sur les commons (© Holger Motzkau 2010, Source: Wikimedia Commons)
Pour visualiser le concept, pensez aux Amériques avant la colonisation européenne : l’ensemble du continent était subdivisé en commons aménagés, sans concept de propriété privée et sans gouvernement central « fort ». De fait, avant la grande époque de la colonisation européenne, l’auteur rappelle qu’à l’échelle planétaire les commons aménagés étaient la norme et non l’exception.
Dans une optique légale, les commons aménagés sont basés sur le principe de l’usufruit. L’auteur précise que ce terme nous vient des lois romaines et du latin « usus et fructus » qui veut dire « utilisation et jouissance des fruits ». En pratique cela revient au droit d’utiliser et profiter des « fruits » d’un territoire sans en être personnellement propriétaire.
C’est là un point essentiel à retenir : dans les commons, la « propriété » est liée à la ressource, pas au territoire. Les commons n’impliquent donc pas obligatoirement une tenure publique, cela peut très bien être sur une tenure privée.
Aussi, dans les commons aménagés, et malgré la perception d’ouverture du terme, les « places » sont limitées. Ce ne sont pas des territoires où tout le monde est bienvenu à jouir de l’usufruit. Seuls quelques individus, quelques communautés (voire une seule) peuvent en bénéficier. C’est là en fait une condition fondamentale pour assurer la durabilité des ressources.
Commons aménagés : conditions de succès et limites
Que des commons soient aménagés ne garantit pas en soi leur durabilité. Mme Ostrom a défini huit conditions à cet effet (p. 36, traduction personnelle) :
- Les limites doivent être clairement établies pour pouvoir exclure des « non-membres » ;
- Les règles d’utilisation doivent être adaptées aux besoins (needs) locaux ;
- Les règles d’utilisation doivent avoir été acceptées par les membres des commons. Dans le meilleur des cas, ils participent activement à les établir ;
- Une surveillance rigoureuse (effective monitoring) doit être en place pour pouvoir repérer ceux qui brisent les règles et imposer des sanctions en conséquence ;
- Les sanctions doivent être graduelles et ne pas être trop sévères pour une première offense ;
- La mécanique de résolution des conflits doit être peu coûteuse et facile à mettre en place ;
- Les commons doivent être reconnus par les plus hautes autorités politiques pour éviter des interventions directes qui mettraient à mal la capacité des membres des commons à aménager leurs ressources ;
- Dans le cas de larges commons imbriqués (nested) amenant des interactions entre différents groupes, ils doivent interagir efficacement (efficiently).
Avant que quiconque ne saute aux conclusions, M. Wall rappelle que Mme Ostrom ne voyait pas dans ces conditions des règles universelles, les commons étant trop diversifiés par nature. Aussi, M. Wall présente un cas où, malgré le fait que ces conditions étaient en place, de la surexploitation a eu lieu et la ressource a été perdue. Donc, il faut prendre ces points comme des guides, pas des absolus.
Malgré son clair (et assumé) préjugé favorable envers les commons, M. Wall met aussi en garde ceux qui verraient dans cette forme d’occupation du territoire un idéal d’égalité et de liberté : c’est loin d’avoir toujours été le cas. Il rappelle ici les cas des Aztèques et des Incas qui vivaient en commons, mais étaient des sociétés très hiérarchiques.
Aussi, les commons ont historiquement eu une portée essentiellement locale. Or, pour régler des problèmes à l’échelle planétaire (ex. : changements climatiques), l’auteur concède que ça ne peut venir de l’addition de commons locaux ; cela prendrait des commons planétaires. Quoique ce soit là un projet encore hypothétique, il souligne comme premier pas positif le Traité de Montréal de 1988 sur les chlorofluorocarbones (CFCs) qui a permis le bannissement de ces produits nocifs pour la couche d’ozone.
« Petit guide pour la recherche sur les commons »
Malgré l’ampleur des travaux de Mme Ostrom, l’auteur rappelle qu’il y a encore bien du travail à faire en recherche sur les commons. En guise de « guide », il s’attarde à plusieurs problèmes méthodologiques qui ont nui à l’étude et à la compréhension des commons et auxquels il convient toujours d’accorder une grande attention. Par exemple, comment juge-t-on du succès ou de l’échec des commons ? Tout dépend de l’angle d’analyse !
Pour rester dans le thème du blogue, prenons par exemple deux forestiers vivant dans une communauté organisée selon le modèle des commons. Le forestier A est reconnu pour partager sa récolte de bois alors que le forestier B est plus de nature à le vendre pour son profit personnel. Le « partage » étant une valeur centrale du fonctionnement des commons, il est certain que pour la communauté le forestier A va avoir une bien meilleure « côte » que B alors qu’un économiste conclurait plutôt que B étant plus riche que A, il est donc « gagnant ».
Aussi, on comprend à la lecture de ce livre que les commons sont dans leur nature beaucoup plus organisés autour de l’idée de vivre des ressources d’un territoire que d’en maximiser leur rendement. Encore là, un économiste y verrait une sous-utilisation de la ressource alors que ceux qui vivent ces commons s’en trouvent pleinement comblés.
M. Wall s’étend de fait beaucoup sur les postulats de notre économie moderne qui entrent en conflit avec le monde des commons. En guise d’exemples, il met aussi souvent en opposition les visions des économistes et des anthropologues.
Les Humains : acteurs essentiels dans la conservation des ressources
Contrairement au discours « vert » d’ici qui oppose souvent nature et humains dans une optique de conservation des ressources naturelles, M. Wall voit plutôt comme condition de conservation la symbiose entre les deux. Tous les parcs, comme celui de Forillon (Gaspésie), qui ont exclu des locaux au nom d’idéaux de conservation, ne trouvent aucune grâce à ses yeux. Il fait aussi une sévère référence aux wilderness américains en notant à quel point ils sont une construction artificielle niant l’histoire des commons autochtones (p. 81).
Les commons (très) modernes
Vous en êtes peut-être ici à réfléchir à des exemples de commons que vous connaissez. L’auteur en donne un très connu : Wikipédia. De façon générale, M. Wall indique que les logiciels libres peuvent être associés à la culture des commons. Comme quoi, même si beaucoup d’anciennes formes de commons ont presque disparu (autochtones dans nos contrées), il semble dans la nature humaine d’en créer de nouvelles !
Conclusion
Pour conclure avec un lien « foresterie », une réflexion s’est spontanément formée dans mon esprit alors que je comprenais mieux le concept de commons.
Depuis longtemps, l’argumentation des fonctionnaires chargés de voir au bon aménagement des forêts publiques québécoises est de dire : « à ressource publique, responsabilité d’aménagement publique, soit gouvernementale ». Cela a eu pour conséquence que des éléments-clés de l’aménagement forestier, comme le calcul de la possibilité forestière, ont été centralisés (il y a des consultations, mais les « locaux » ne touchent aucunement aux calculs). Selon Mme Ostrom, l’approche gouvernementale centralisée peut assurer la durabilité écologique. Toutefois… les chances de succès sont beaucoup plus grandes avec la stratégie des commons.
C’est dire qu’il existe une option publique (citoyenne), documentée et « nobélisée » au gouvernement comme instance d’aménagement de nos forêts publiques. Pourquoi ne pas s’en inspirer pour réanimer le projet de forêts de proximité ?
Pour aller plus loin :
Une bibliothèque numérique libre et gratuite sur les commons sur le site de l’Université de l’Indiana où a enseigné Mme Ostrom (elle est décédée en 2012)
L’article The Tragedy of the Commons : version originale et une version française