La Society of American Foresters à la croisée des chemins
L’Ordre des Ingénieurs Forestiers du Québec (OIFQ) est en processus de réflexion sur le devenir de la profession d’ingénieur forestier et, plus spécifiquement, sur l’ouverture de l’OIFQ à d’autres professionnels. Ce n’est cependant pas la seule organisation de professionnels forestiers à penser à se redéfinir. Aux États-Unis, la Society of American Forester (SAF), qui regroupe 14000 professionnels (2000 pour l’OIFQ) est en profonde remise en question.
Vous pouvez vous demander en quoi une organisation avec autant de membres s’inquiète pour son avenir. Un premier élément de la réponse : en 1990 la SAF regroupait 22000 membres. Et ce n’est pas seulement la diminution du nombre de ses membres qui préoccupe la SAF, c’est aussi la relève. Quelques chiffres, tirés d’une enquête de la National Association of University Forest Resource Programs (NAUFRP — 67 universités) sur les inscriptions au premier cycle universitaire aux États-Unis, sont peu porteurs d’espoir pour la SAF (Figure 1). Si en 1980 les inscriptions en foresterie dominaient les programmes liés à l’aménagement des forêts, en 2009 ce sont les programmes en Aménagement des ressources naturelles (Natural Resources Management) qui étaient les plus populaires. Et, point à noter, il y a plusieurs programmes en Aménagement des ressources naturelles qui ne sont pas dans la NAUFRP alors que pratiquement tous les programmes en foresterie en font partie. Le portait réel est dont pire que ce qui est présenté à la Figure 1.
La SAF a été fondée il y a presque exactement 111 ans, soit en novembre 1900. C’est à M. Gifford Pinchot que revient la paternité de cette institution. Pour la note historique, il faut préciser que M. Pinchot n’est pas « seulement » un des grands de l’histoire forestière au sud de la frontière. Il a aussi eu une influence indirecte sur notre foresterie. Il s’avère que M. Pinchot est le fondateur de l’École forestière de Yale où sont allés étudier nos deux premiers forestiers québécois, soit messieurs Avila Bédard et Gustave C. Piché. C’est au retour de leur formation que M. Piché « poussa » la création d’une École forestière au Québec (aujourd’hui la Faculté de Foresterie, Géographie et Géomatique). Quelques années plus tard, M. Piché « poussa » une nouvelle fois pour la création de l’Association des Ingénieurs Forestiers de la Province de Québec qui deviendra quelques décennies plus tard l’OIFQ.
L’OIFQ n’est toutefois pas un miroir de la SAF même s’ils partagent les fondements, soit assurer le professionnalisme dans l’aménagement des forêts. La grosse différence vient du fait que vous pouvez exercer comme professionnel forestier aux États-Unis sans être membre de la SAF. Au Québec, c’est impossible. Les plans d’aménagement forestier, les prescriptions sylvicoles, etc., doivent légalement être signés par un ingénieur forestier membre de l’OIFQ. Et si la SAF va accréditer des programmes de formation en foresterie, rien n’oblige les étudiants de ces programmes à adhérer à la SAF. Il y a de fait d’autres associations professionnelles regroupant des forestiers, soit plus locales (à l’échelle d’un État) ou plus ciblées (consultants forestiers).
Ce n’est pas la première fois que la SAF discute de sa redéfinition, mais à l’évidence l’organisation est aujourd’hui animée d’une ferveur toute particulière. C’est l’existence même de cet organisme centenaire qui est menacée si aucune mesure n’est prise pour remédier à la situation.
Mais pour trouver une solution à un problème, il faut en définir la cause. Dans le cas présent, les membres de la SAF qui se sont prononcés sur le sujet pointent tous dans la même direction : la perception du public à leur égard. Cela s’exprime de différentes façons, mais une image valant mille mots, un commentateur l’a exprimé ainsi : « Pour le public, les forestiers ne sont pas des professionnels; ce sont des barbus en jeans et casque de travail se promenant en pickup pour faire pousser des arbres ».
Pourquoi une perception aussi limitée considérant que les programmes en foresterie englobent dans leur curriculum toute la variété des ressources forestières? La réflexion semble moins poussée à cet égard, mais le fait qu’historiquement l’aménagement forestier se soit souvent résumé à la planification de la récolte du bois a certainement laissé des marques. Quelle que soit la cause profonde, le résultat est toutefois là : une mauvaise image et une présence croissante de professionnels liés à l’aménagement d’autres ressources forestières que le bois qui ne se reconnaissent pas dans la SAF. Le temps est aux solutions.
C’est un article intitulé « The issue of SAF membership : an elite or broad organization? » (The Forestry Source — juillet 2011) qui a mis la table pour discuter des solutions possibles. Un article qui a fait mouche considérant le grand nombre de lettres qu’il a suscitées. Comme le titre l’indique, les auteurs proposent de choisir entre une stratégie « élitiste » qui consisterait à rester plus petit en conservant la même Mission, ou une stratégie « plus large » où le coeur même de l’organisation serait retravaillé pour que les autres professionnels de la forêt se sentent « chez eux » à la SAF. À noter que la SAF conserverait sa vocation « bois », mais elle laisserait alors place à des divisions organisationnelles pour les autres professionnels. L’éditeur en chef (S. Wilent) du The Forestry Source, le journal officiel de la SAF, a imagé cette approche en se demandant « Est-ce que nous [la SAF] souhaitons être tout l’arbre où seulement une de ses branches? » L’arbre étant ici la forêt et les branches les différentes vocations professionnelles liées à l’aménagement des ressources de la forêt.
Si on doit parler d’une tendance, l’approche « plus large » semble avoir les faveurs. Mais c’est loin d’être l’unanimité. Certains considèrent qu’il faut accepter que la société américaine soit passée à autre chose que « juste les forestiers ». Aussi, ils mentionnent que le respect ne dépend pas du nombre et que la SAF, même plus petite, peut continuer à jouer un rôle dans l’aménagement des forêts américaines.
Être capable de se renouveler sans s’aliéner les partisans de longue date est le plus grand défi pour la SAF, surtout que rien ne garantit que « l’ouverture » qui pourrait se faire se traduirait automatiquement par un accroissement des inscriptions. Si la SAF est à développer une accréditation des programmes en Aménagement des ressources naturelles, il a été rapporté qu’une expérience précédente en accréditation de programmes en foresterie urbaine n’a pas donné des résultats très encourageants quant à l’intérêt des personnes « accréditées » à être membres de la SAF. Plus embarrassant, un lecteur a fait remarquer qu’entre les numéros d’août 2009 et juillet 2011 du The Forestry Source, il y avait eu seulement trois offres d’emplois demandant une formation dans un programme accrédité par la SAF!
Quel que soit le choix stratégique que prendra la SAF, deux changements semblent presque acquis. Tout d’abord : un changement de nom. Un consensus semble se dégager voulant que le nom de l’organisation doive minimalement refléter l’intérêt des forestiers au-delà de la seule ressource bois. Deux des propositions avancées : Forest and Range Environmental Management ou Society of Forest Resources Managers. Deuxièmement : être proactif pour établir des ponts avec les autres professionnels touchant l’aménagement des forêts. Il apparaît que les forestiers américains sont restés trop longtemps dans leur « bulle ».
Le fait que la SAF ne soit pas un ordre professionnel au même titre que l’OIFQ apporte une dimension particulière à ce débat qui se déroule au sud de la frontière. Cela amène les forestiers américains à se poser crûment la question : quel rôle les forestiers ont-ils à jouer dans l’aménagement des forêts américaines? Pour cette raison, les forestiers québécois gagneraient à garder un oeil sur ce débat qui éclairera certainement leurs propres réflexions.
Sources :
Straka T., Brown G., et Bullard S. July 2011 . The issue of SAF membership : an elite or broad organization? The Forestry Source., p. 9
Hill L. August 2011. Rethinking SAF key to halting membership decline. The Forestry Source., p.6
Wilent S. September 2011. Forests are dynamic. Is SAF? The Forestry Source., p.2 + Nombreuses lettres pages 6 et 7 de ce même numéro
Autres lettres dans les numéros d‘octobre et novembre 2011 du The Forestry Source.
Photos :
Forêt Colorado (auteur: _G2)
Figure : Eric Alvarez à l’aide de Datagraph
Condor (auteur: Pacific Southwest Region U.S. Fish and Wildlife Service)