Forêts communautaires : ¡Viva México!
Lorsque j’ai ouvert ce blogue en 2010, une de mes motivations était d’explorer ce qui se faisait du côté des États-Unis en aménagement forestier. Il me semblait (et c’est toujours le cas) qu’il y avait là des modèles forestiers très intéressants auxquels on ne portait pas assez attention. J’ai moins écrit sur les États-Unis dernièrement, mais je n’en regarde pas moins souvent l’actualité forestière. Je n’avais cependant jamais pensé porter mon regard plus au sud vers ce qui est habituellement une destination «vacances», soit le Mexique.
Cette opportunité m’a été offerte par le livre « Mexico’s community forest enterprises—Success on the commons and the seeds of a good Anthropocene» publié en 2020 par The University of Arizona Press. L’auteur, M. David Barton Bray, est professeur à la Florida International University. Ce livre est une synthèse des recherches sur le modèle d’aménagement forestier communautaire du Mexique. Un modèle presque centenaire à la base de l’aménagement de millions d’hectares de forêts de ce pays. Un livre très académique, mais avec une écriture agréable et qui se veut une lecture essentielle pour quiconque s’intéresse au sujet des forêts communautaires.
Et j’ajouterai que c’est aussi une lecture essentielle pour quiconque souhaite avoir une idée de ce à quoi ressemblera l’éventuelle future politique forestière du Québec.
Des commons
Le livre est divisé en huit chapitres d’une trentaine de pages chacun. Le premier est certainement le plus aride, car il fait un tour de tous les concepts théoriques qui ont encadré les recherches scientifiques de ces forêts communautaires. Un de ces concepts se retrouve dans le titre, soit les « commons ». Et comme j’ai déjà écrit un compte-rendu de livre sur le sujet, il m’est plus facile de vous en faire un résumé : )
Les commons, que l’on pourrait traduire par « biens communs », sont une forme d’aménagement communautaire d’un territoire (pas nécessairement une forêt). Une de leurs caractéristiques clés est qu’il n’y a pas d’autorité centrale forte. Il y a des responsables, mais très locaux. Par exemple, les Amériques précoloniales étaient aménagées sous forme de commons.
Cette forme d’aménagement a fait l’objet de nombreuses recherches. Une sommité internationale dans le domaine, décédée en 2012, était madame Elinor Ostrom. Elle a défini huit grands principes qui devraient encadrer la mise en place de commons pour contribuer à leur succès (note : ce dernier n’est pas garanti).
Des principes auxquels fait régulièrement référence l’auteur pour bien démontrer à quel point le modèle mexicain… s’en éloigne! En fait, dans ce modèle, et contrairement au concept classique des commons, l’État mexicain est très présent. Le titre est donc jusqu’à un certain point un peu trompeur ; )
Ce qui n’est cependant pas trompeur, c’est qu’il s’agit bien de forêts communautaires sur lesquelles les « locaux » ont des droits constitutionnels et que « ça marche ». Détaillons…
Statistiques et typologie
Le Mexique a une superficie de deux millions de kilomètres carrés (le Québec : 1,5 million de km2).
Les forêts occupent approximativement 34 % de cette superficie pour 65 millions d’hectares. Environ 60 % de ces forêts sont entre les mains de communautés locales. Dans bien des cas cependant, les forêts n’ont pas d’intérêt commercial. La superficie de forêts commerciales aménagées par les communautés serait de l’ordre de 6,2 millions d’hectares.
En 2013, il était estimé que ces 6 millions d’hectares étaient aménagés par 1621 communautés forestières. Elles sont divisées en « ejidos » et « communidades ». Ces dernières réfèrent spécifiquement à des communautés autochtones alors que les premières concernent les non-autochtones.
Pour le petit « avis » ici, les chiffres du livre correspondent très souvent à la « meilleure estimation disponible». Je ne le préciserai pas par la suite, mais tenez-le pour acquis. Considérant le sérieux du livre, il n’y a cependant pas de raisons de douter de la valeur des statistiques avancées.
Les communautés ne s’investissent pas à la même mesure en aménagement forestier. L’auteur présente une typologie à six niveaux pour classifier leur implication. Cela va des communautés avec la capacité de mener des opérations forestières commerciales, mais qui n’en font pas (Type I) à celles qui misent sur d’autres produits que le bois, comme la résine, l’embouteillage d’eau de source et l’écotourisme (Type VI).
Près de 90 % des communautés forestières sont classées de Type II ou III à part presque égale. Ce sont des communautés qui se limitent à vendre le bois sur pied à des entrepreneurs (Type II) ou qui font leurs propres opérations de récolte (Type III). Les communautés qui opèrent leur propre scierie sont classées dans le type IV (11 %). À souligner, pour ceux et celles qui font de petits calculs mathématiques, qu’il n’y a pas de statistiques disponibles pour les Types I, V et VI ; )
Succès aux formes variées, mais une menace plane
Cette typologie exprime une idée récurrente dans le livre : le modèle mexicain peut connaître le succès non seulement en s’éloignant des principes des commons, mais aussi avec des formes très variées.
Pour bien marquer ce point, le chapitre 4 est consacré à la présentation détaillée de deux études de cas qui ont connu du succès sur des bases très différentes. Le premier exemple a été mis en place à San Pedro el Alto (État d’Oaxaca) par des communautés descendantes des Zapotèques, une civilisation préespagnole. Cette communidad est un des « géants » communautaires mexicains avec 30 000 hectares sous aménagement. Ils possèdent, entre autres, deux scieries.
Le second exemple se trouve à El Balcón (État de Guerrero) et met en vedette des fermiers et travailleurs sylvicoles de cet État mexicain. Dans les années 1960, ils se sont retrouvés dans cette région après avoir chacun fui des violences ailleurs dans cet État. Contrairement à San Pedro, ils n’avaient donc aucune histoire commune.
Pour autant, ils ont su relever le défi de mettre en place un ejido de plus de 20 000 hectares qui, dans les années 1990-2000, était devenu un exportateur de bois de haute qualité très respecté. Ils en étaient eux aussi venus à posséder leur scierie et, malgré le côté disparate de leur histoire, avaient développé un grand sens communautaire. Une histoire malheureusement au passé, car en 2017 l’ejido a cessé ses activités à cause de la plus grande menace qui plane sur les communautés forestières mexicaines : le crime organisé lié à la drogue.
Comme l’auteur le démontre tout au long du livre, le chemin du succès pour un ejido ou une communidad peut être long. Et le maintenir est un effort de tous les jours. Malgré tout, les succès dépassent le millier. Et pour l’auteur, c’est là une mesure de la résilience de ces communautés face à tous les défis du quotidien. Mais il y a le crime organisé.
L’ejido de El Balcón n’est pas le seul qui a mis fin à ses activités à cause des narcotrafiquants. Il est très difficile pour les communautés de faire face à cette « externalité ». Certaines y arrivent pendant un temps, mais c’est très dur. Il y a beaucoup de violence et les meurtres ne sont pas rares. Pour M. Bray, c’est vraiment le souci numéro 1 pour l’avenir de ces communautés. Et c’est d’autant plus préoccupant que l’État fédéral semble incapable de lutter efficacement contre ces criminels. C’est là le côté sombre du livre.
L’auteur retient cependant le point positif de cette aventure: malgré l’échec récent de El Balcón, cette communauté, bâtie de rien, avait su obtenir un succès retentissant en peu de temps et le maintenir pour quelques décennies.
Ce chapitre est un résumé du grand message que passe l’auteur tout au long du livre : le modèle d’aménagement forestier communautaire mexicain montre non seulement la capacité de populations locales à se prendre en main par le biais de la forêt, mais aussi de le faire de façon durable. C’est un modèle très concret d’aménagement forestier durable où l’écologie, le social et l’économie sont mariés.
Un modèle révolutionnaire
Si ce modèle d’aménagement forestier vous apparaît « révolutionnaire », en particulier sur sa portée à l’échelle de ce pays, c’est que justement il est né d’une révolution (1911 à 1917)!
Pour le contexte, à la fin des années 1800 le Mexique était dirigé par le général Porfirio Díaz qui avait pris le pouvoir à la suite d’un coup d’État en 1876. Comme vous pouvez vous en douter, ce ne fut pas la période la plus démocratique de ce pays. Et ce fut d’ailleurs les protestations de la classe moyenne pour des élections justes qui allumèrent la mèche de la révolution.
Ces revendications furent rapidement éclipsées par celles des communautés rurales qui, durant le règne du général Díaz, s’étaient fait dépouiller de leurs commons, par des intérêts étrangers. Ces commons avaient une origine remontant aux Aztèques. Pour donner un aperçu de la situation, à la fin du règne Díaz, 87 % des terres appartenaient à 0,2 % des propriétaires!
La révolution a en partie corrigé cela avec l’adoption de la Constitution de 1917 qui ouvrait la porte à des droits constitutionnels d’usufruits pour les communautés locales. Pour la note technique, le terme « usufruit » nous vient des lois romaines et du latin « usus et fructus » qui veut dire « utilisation et jouissance des fruits ». En pratique cela revient au droit d’utiliser et profiter des « fruits » d’un territoire sans en être personnellement propriétaire.
Un long chemin politique
La Constitution de 1917 fut un point de départ. Et la route fut longue. D’autant plus que le texte constitutionnel lié aux droits d’usufruits laissait place à différentes interprétations. Différents groupes poussèrent alors pour « leur » vision du texte. L’auteur note qu’il aurait alors été difficile de prédire le développement des communautés forestières aujourd’hui présentes au Mexique!
M. Bray divise l’histoire du développement des forêts communautaires mexicaines en deux grandes phases. Une première entre 1917 et 1988 et la seconde entre 1988 et 2018. Un chapitre est consacré à chacune.
Point central à noter, depuis la Constitution de 1917 le Mexique élit un président pour un mandat non renouvelable de six ans. Pour « compenser », pourrait-on dire, il a cependant beaucoup de pouvoirs exécutifs. Cela lui donne donc la possibilité d’enclencher différentes réformes.
L’auteur démontre ici une impressionnante aptitude à nous présenter de façon claire la panoplie de réformes agraires et forestières qui se sont succédées depuis un siècle et comment elles ont influencé le développement des forêts communautaires mexicaines. Les passionnés de politiques vont y trouver leur compte!
Je ne rentrerai pas dans les détails tant pour éviter de trop prolonger mon texte que de réduire à quelques lignes ce qui est digne d’une saga! Deux points clés à retenir cependant :
- De façon très générale, les présidents qui se sont succédées depuis un siècle ont eu un préjugé favorable envers les forêts communautaires mexicaines. Un seul eut manifestement des actions qui auraient pu être très négatives pour ce modèle. Toutefois, les communautés ont su s’adapter aux nouvelles règles et même en profiter (un passage bien intéressant)!
- L’implication du gouvernement dans le fonctionnement de ce modèle d’aménagement est jugée très positive par l’auteur. En particulier le fait que c’est l’État qui a établi les structures de base pour la gouvernance. Cela a permis aux communautés de penser rapidement à comment aménager la forêt plutôt que de passer des années à s’entre-déchirer sur des règles de gouvernance.
Irritants et recommandations
Avant de conclure, deux petites critiques sur la forme.
Tout d’abord, autant le livre est agréable à lire, autant il peut être pénible. Je précise…
L’écriture « coule » vraiment bien. L’auteur est un très bon écrivain. Toutefois, il y a énormément d’acronymes. Tellement, qu’il y a (heureusement) un aide-mémoire de 5 pages d’acronymes au début du livre. Prévoyez y placer un signet, vous y reviendrez souvent! Et, de mémoire, il y a un ou deux acronymes qui semblaient avoir été oubliés… Leur omniprésence donne parfois bien de la lourdeur au texte.
L’écologie forestière mexicaine est extrêmement diversifiée. Et tout ce que nous avons comme illustrations sont deux petites cartes… en noir et blanc! C’est vraiment raté de ce côté.
Malgré ces deux bémols, comme mentionné en introduction, ce livre est un incontournable pour quiconque s’intéresse aux forêts communautaires. Toutefois, aussi en rappel, si l’écriture est agréable, c’est très académique. Ce n’est pas un livre de vulgarisation ou d’introduction au sujet.
Inspiration pour le Québec
Il y a eu beaucoup d’évolution dans les thèmes abordés dans ce blogue depuis son ouverture il y a 11 ans. Toutefois, ce qui fut une constante pour moi est que je n’ai jamais abordé un sujet qui ne puisse amener un élément de réflexion sur notre aménagement des forêts au Québec. Cela ne fait pas exception ici.
Certes, le Mexique, son historique, son écologie… sont très différents du Québec. Mais le grand message du livre est que des « locaux » sont en mesure de prendre en main l’aménagement de millions d’hectares de forêts d’un pays et devenir des modèles de développement durable. Un autre message central est que l’État a un rôle positif à jouer. « Locaux » et État n’ont pas à être en opposition.
Pour le petit point d’autopromotion, la logique du modèle forestier communautaire mexicain est en phase avec la proposition de nouvelle politique forestière que je fais dans mon livre 🙂 La lecture de celui de M. Bray m’a renforcé dans l’inévitabilité de cette approche au Québec. Pourquoi?
La stratégie d’aménagement des forêts publiques du Québec dans laquelle l’industrie forestière est l’aménagiste est morte (L’Erreur boréale l’a tuée). Celle du « tout dans les mains gouvernementales », que nous vivons aujourd’hui, n’est pas très forte. Après 10 ans de cette politique, on peine à voir l’efficacité et l’acceptabilité sociale du système. Lorsque l’on aura fini par conclure que ce modèle d’aménagement ne va nulle part, il faudra bien trouver une autre approche. Et elle se trouvera très probablement bien au chaud au Mexique.
[Ajout le 10 novembre 2021] Je viens de noter un article de M. Bray concernant les forêts communautaires mexicaines (et son livre) !