Le livre noir de la conservation de la nature
Dès 1963, les experts de l’Unesco [Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture], de l’UICN [Union pour la conservation de la nature] et du WWF [World Wildlife Fund] recommandent à l’Éthiopie de faire du Simien un parc national. Et, pour cela, ils lui demandent d’y « abolir tous les droits humains individuels ou d’une autre nature […] ». La même injonction pousse l’Éthiopie à expulser les habitants de Gich, en 2016. En Afrique, un parc naturel doit être vide.
— p. 39
Quelques décennies plus tard…
4 janvier 2019, banlieue de Debark, nord des hauts plateaux éthiopiens. Assis sur un matelas posé au sol, à même la terre, dans sa maison faite de bois et de tôle, Samson évoque avec amertume son quotidien depuis son expulsion : « Ils nous ont fait fuir à coups de bâton […]. Ils nous ont dit de partir au nom de l’Unesco. […] Nous maintenant on peut pas continuer avec cette vie-là. Je suis en train de mourir ici. »
— p. 23
L’invention du colonialisme vert — Pour en finir avec le mythe de l’Éden africain (Flammarion, 2020), n’est pas un livre facile à lire. Pour être plus précis, la lecture est agréable et, la taille de la police de caractères aidant (14 points, je pense), les 300 pages de ce livre se lisent rapidement. Toutefois, tel qu’illustré par les citations ci-haut, on est fréquemment révolté. Enfin, je l’ai souvent été! Assez pour avoir à poser le livre quelques minutes avant de reprendre ma lecture.
Pour cette raison, il m’est apparu que la meilleure approche pour ce compte-rendu était de vous permettre de « vivre » le livre. Et pour cela, il convenait de laisser un maximum de place à en présenter de larges extraits.
Ce livre raconte essentiellement une histoire : la création du parc du Simien (410 km2) en Éthiopie. Il est organisé sur une base chronologique. Une exception : le premier chapitre prend la forme d’un résumé exécutif où tous les thèmes abordés dans le livre sont présentés.
Pour la compréhension de l’ensemble, je précise que le cœur de l’histoire, qui débute dans les années 1960, fait référence à une période où les pays africains ont pris leur indépendance face aux colonisateurs britanniques et français (principalement).
Finalement, comme pour mes autres textes qui nous font voyager à l’extérieur du Québec, en « mot de la fin » je connecterai ce livre avec nos contrées. Et c’est même assez facile. Il y a plus de liens que l’on pourrait a priori imaginer entre le forestier québécois et l’agro-pasteur éthiopien (agro-pastoralisme: agriculture + élevage)!
À la recherche de l’Éden
Comme l’explique l’auteur (Guillaume Blanc, Maître de conférences, université Rennes 2), c’est dans la recherche de « l’Éden », soit une nature originelle, que commence l’histoire de la création du parc du Simien.
Lorsque les administrateurs coloniaux se retrouvent au chômage suite aux indépendances africaines, ils se convertissent en consultants pour les agences internationales comme l’UNESCO et l’UICN. Leur grand objectif sera de sauver la nature africaine. À tout le moins, leur vision de la nature africaine.
Au Kenya, par exemple, après l’indépendance acquise en 1963, beaucoup de Britanniques conservent leur emploi de gardiens de parcs. Quarante ans plus tard, en 2001, ils s’en souviennent encore. À l’époque, disent ces anciens gardiens, ils luttaient pour « l’Afrique Pléistocène », c’est-à-dire pour le continent tel qu’il était avant l’homo sapiens et son agriculture, « cette Afrique Pléistocène que nous avons tant appréciée et cherché à préserver, mais qui n’est plus. C’était un rêve impossible ». Parce que l’Éden n’existe pas, en effet, il ne peut être préservé. La colonisation terminée, ces hommes vont pourtant faire tout leur possible pour sauver la nature africaine des Africains.
— p. 79
Comment cette vision a-t-elle pu se développer? Une section intitulée « Le choc écologique de la colonisation » en détaille la mécanique.
Il faut dire que plusieurs catastrophes bio-politiques confortent cette vision. Entre 1888 et 1892, de l’Afrique de l’Est à l’Afrique du Sud, les Européens importent des bœufs, probablement d’Inde. Mais les bovins sont touchés par la peste. L’infection se répand : les troupeaux d’élevage s’effondrent. Les populations locales perdent leurs animaux de trait : la récolte est un échec. Une période de sécheresse aggrave la situation : l’invasion de criquets qui s’ensuit détruit les réserves. Le prix des céréales flambe : les famines se multiplient. Les populations fuient les territoires touchés : la savane s’étend. Alors, quand les Européens partis tenter leur chance dans les colonies découvrent ces paysages désertés, ce qu’ils imaginaient de l’Afrique se confirme : c’est évident, le continent est encore tout à fait naturel.
— p. 57
C’est dans cet état d’esprit que le parc du Simien devait être créé.
L’Africain, ce « maniaque »
Nairobi, Kenya, avril 1965. Leslie Brown prépare son rapport de mission. Expert en conservation, il vient de passer trois mois à sillonner l’Éthiopie. L’Unesco lui a demandé d’identifier les lieux qui mériteraient d’y être classés « parc national », et Brown a été particulièrement impressionné par les montagnes du Simien.
Il les considère même comme la plus belle richesse naturelle du pays. Belle, mais terriblement menacée. De retour chez lui, dans la capitale kényane, le Britannique est encore sous le choc : « alors que nous descendions de la crête d’Ambaras [Simien], nous sommes tombés nez à nez sur un homme agissant comme un maniaque », écrit-il dans son rapport. « À 11 600 pieds [3500 mètres], il labourait la terre […]. En 23 ans en Afrique, je n’avais encore jamais vu ça […]. J’assistais de mes propres yeux au processus qui a ravagé les montagnes du Tigré, et réduit de belles montagnes autrefois boisées à des pentes stériles d’éboulis et de broussailles. »
C’est la deuxième fois que Brown visite l’Éthiopie, mais il est donc déjà convaincu que l’homme, ce maniaque, y a fait disparaître une forêt autrefois dense et étendue. D’ailleurs, les expatriés qu’il a rencontrés à Addis-Abeba le lui ont dit avant même qu’il se rende dans le Simien : à labourer la terre partout, même en haute montagne, les Éthiopiens ont saccagé leurs forêts.— p. 83-84
Puisque la moitié du pays se situe au-dessus de 2400 mètres d’altitude, il est logique que les montagnes éthiopiennes soient habitées, et que la terre y soit cultivée. Mais le mythe de la dégradation survit à la décolonisation. Pire, il se renforce.
Quelques décennies plus tard, la vision de la nature éthiopienne de M. Brown eut pour conséquence l’expulsion des villageois habitant le parc. Une vision, il faut préciser, qui a été renforcée par d’autres experts d’organisations internationales au fil des années. Mais qu’en est-il précisément? L’Africain a-t-il détruit son propre milieu de vie comme semblent le croire ces experts? Le cas des forêts éthiopiennes ainsi que du Walia ibex, un bouquetin emblématique du parc du Simien, sont très parlants.
De 40 % à 4 % de forêts éthiopiennes?
L’Éthiopie serait-elle passée de 40 % de couverture forestière en 1900 à seulement 4 % de nos jours? Des chiffres qui, entre autres, ont été repris par Al Gore pour son documentaire Une vérité qui dérange.
Il y a en fait un gros problème avec ces chiffres : ils sont basés sur du vent (littéralement). L’auteur décrit leur origine dans une section intitulée « Le mythe de la forêt perdue ».
En Éthiopie, en 2019, les politiques de la nature sont encore orientées par ces chiffres d’une couverture forestière nationale tombée de 40 % en 1900 à 4 % « aujourd’hui ». Mais lorsque ces pourcentages sont énoncés pour la première fois, « aujourd’hui » renvoie à 1961. Cette année-là, la FAO [Food and Agriculture Organization of the United Nations] charge l’un de ses experts de dresser un état des lieux de l’environnement éthiopien. H.P. Huffnagel fournit un rapport qui donne une précieuse vue d’ensemble sur l’agriculture éthiopienne. En revanche, lorsqu’il décrit la disparition des forêts, Huffnagel ne cite aucune source.
En réalité, le représentant de la FAO amalgame deux estimations. Le chiffre de 4 % provient d’une étude qu’il découvre à Addis-Abeba [capitale éthiopienne]. William Logan, un forestier canadien, a séjourné en Éthiopie en 1946 et, à cette occasion, il estime que 5 % du pays sont couverts de forêts. Quant au chiffre de 40 %, Huffnagel le tient d’une conversation qu’il a eue à Addis-Abeba avec Friedrich Von Breitenbach, le père des études éthiopiennes en foresterie. En 1961, Breitenbach pense qu’une couverture forestière de 37 % aurait autrefois existé là où se trouve aujourd’hui une maigre végétation, pourtant abritée par un climat favorable à la pousse des forêts. Cette estimation ne concerne que le sud des hauts plateaux éthiopiens, observés qui plus est, juste après la saison des pluies.
Ces deux estimations, n’ont aucun rapport l’une avec l’autre, et elles sont donc issues de simples observations visuelles. Mais Huffnagel s’en satisfait. Il diminue le premier chiffre de 5 à 4 %, augmente le second de 37 à 40 %, puis les convertit en données tout à fait scientifiques et officielles.
[…]— p. 94-97
Personne ne relève l’incohérence de l’enquête de Huffnagel. Les résultats ont pourtant de quoi surprendre puisqu’en 1961, l’Éthiopie n’a pas encore réalisé une seule étude statistique ou aérienne sur l’utilisation de l’ensemble des sols du pays. […] Mais, pour la FAO, les chiffres fournis par Huffnagel illustrent parfaitement la crise écologique et démographique africaine. Elle les diffuse alors sur-le-champ.
De forêts et d’humains
Il convient de citer d’autres études d’experts internationaux sur l’évolution du couvert forestier éthiopien qui, malgré leur base sérieuse pour celles-là, passent complètement à côté de l’essentiel de la relation humain-nature dans l’écosystème africain.
[…] En 1978, le géographe suisse Peter Stähli comparait des photographies du parc [du Simien] datées de 1954, 1964 et 1975. À ses yeux, les habitants ont tellement épuisé les sols qu’ils ont dû abandonner les champs cultivés à 3200 mètres d’altitude, et monter plus haut, à 3700 mètres, pour exploiter d’autres terres. Pour Stähli, c’était là la cause de la destruction de 85 % des « forêts originelles ». Et si cette extension de l’agriculture n’était pas stoppée, écrivait-il, la « catastrophe [était] inévitable ». Les zoologues Bernard Nievergelt, Tatjana Good et René Güttinger conduisent la même étude en 1998 — avec, en plus, des clichés du Simien datés de 1983, 1994 et 1996. Ils évoquent eux aussi les effets absolument « dévastateurs » de l’agriculture et, à leur tour, ils recommandent de « réduire drastiquement l’impact humain » […]
L’argumentaire est fallacieux. Que montrent les photographies? Des hautes terres boisées en 1954 sont bel et bien dénudées en 1996; en revanche des basses terres dénudées en 1954 sont reboisées en 1996. Et si la bruyère en arbre a bien disparu sur des basses terres ouvertes par le pâturage, elle est au contraire apparue sur des hautes terres où l’agriculture s’est développée. En fait, il y a une rotation : on défriche là-haut quand on reboise en bas; puis on défriche en bas quand on reboise là-haut.
Plusieurs historiens sont allés dans les archives et sur le terrain pour évaluer la véracité de ce genre d’études photographiques. En 1998, dans le Wollo, à quelques centaines de kilomètres au sud-est du Simien, Donald Crummey note que le défrichement de terres par le pastoralisme s’accompagne, sur d’autres champs, de la plantation de caféiers — des arbres qui créent ensuite des zones d’ombre où vont pousser d’autres végétaux. Plus largement, en 1999, James McCann souligne que sur les hauts plateaux d’Afrique de l’Est, les agro-pasteurs qui pratiquent la culture intensive ont tous des méthodes de conservation : aménagement de micro-terrasses, canaux d’irrigation ou fertilisation de jardins au fumier, selon les contextes.— p. 220-223
On retrouve les même pratiques en Afrique de l’Ouest. Melissa Leach et James Fairhead ont même démontré qu’au XXe siècle, en Guinée, en Côte d’Ivoire et au Togo, sur des terres où les experts internationaux affirment que 60 à 90 % des forêts « primaires » ont disparu, en réalité le couvert forestier a progressé. Comme partout ailleurs, contrairement à ce qu’affirment les conservationnistes, les hommes se sont adaptés à leur environnement. Si les firmes nationales et transnationales ravagent les forêts et réduisent l’habitat disponible pour la faune, dans la plupart des cas, les agro-pasteurs ne détruisent pas, eux, la nature. En Éthiopie, comme en Afrique, puisque leur survie en dépend, ils s’efforcent généralement de la conserver.
Le bouquetin qui ne disparaissait pas
Il y a pire embarras que de ne pas comprendre un écosystème. Il y a de très mal interpréter ses propres données qui donnent pourtant une vision nette de la relation animaux-humains dans un écosystème… Les paradigmes ont la vie dure!
[…] En Éthiopie, entre 1996 et 2017, les consultants de l’Unesco réalisent sept missions d’évaluation. Ils sont de l’UICN, de la Société zoologique de Francfort, du WWF ou de l’université de Berne, et leur conclusion est toujours la même : le parc [du Simien] est dégradé. […]
Les consultants retournent alors en Éthiopie pour aider les autorités à préparer des « plans de gestion ». Ils définissent les mesures à mettre en œuvre, puis les autorités fédérales les concrétisent sur le terrain. Grâce à un budget annuel de 200 000 euros fournis en grande partie par les Nations Unies, les gardes du parc restreignent l’utilisation des lieux. Chaque jour, ils patrouillent le Simien. Les gardes empêchent les habitants d’étendre leurs champs et leurs pâturages, et ils sanctionnent ceux qui chassent [petit gibier], coupent du bois ou construisent de nouvelles habitations.
Du siège de l’Unesco à Paris jusqu’au village de Gich dans le Simien, tout ce travail repose sur un argument-massue : la disparition imminente du Walia ibex, ce bouquetin grâce auquel le Simien est connu, ou à cause duquel les habitants sont pénalisés.
En 1963, Leslie Brown compte 150 Walia ibex dans le parc. La «situation est grave » dit-il à l’Unesco, « mais pas désespérée ». John Stephenson en dénombre ensuite 300, en 1978. Il a bien peur que l’espèce soit « perdue à jamais », écrit-il au WWF. Treize ans plus tard, en 2011, Eric Edroma et Kes Hillman Smith en recensent 450. Ce chiffre, rapportent-ils à l’Unesco et à l’UICN, « renforce le besoin de réduire ou d’exclure la présence humaine». En 2006, Lota Melamari, Bastian Bomhard et Guy Debonnet estiment à leur tour que la survie du bouquetin est menacée. Pour les 625 spécimens du Simien, disent-ils à l’Unesco, la présence de bovins dans le parc représente « un risque catastrophique de maladies ». Enfin, en 2017, sans citer d’autres chiffres, Jeager Tilman annonce à l’UICN que depuis l’expulsion du village de Gich, si l’évolution du nombre d’ibex paraît « stable », elle reste très « fragile ».— p. 217-220
Les experts associent cette fragilité à la destruction de l’habitat naturel du walia par des hommes toujours plus nombreux. 1500 personnes vivent dans le parc en 1963, un peu plus de 5000 en 2016. Aucun des consultants ne relève l’erreur. Selon leurs propres calculs, en cinquante ans le nombre d’habitants a été multiplié par quatre, tout comme le nombre de bouquetins…
Ici, il convient de dire un mot sur l’attitude des autorités fédérales éthiopiennes dans tout ce débat. Comme on peut le noter dans cette citation, elles collaborent avec les organismes internationaux. C’est là une constante depuis les premiers débats sur la création du parc du Simien dans les années 1960. Les raisons sont éminemment politiques.
La première grande motivation est la reconnaissance internationale. Par exemple, être inscrit sur la Liste du patrimoine mondial de l’humanité par l’UNESCO est très prestigieux. À cela, il faut mettre en contexte qu’aucun des gouvernements qui se sont succédé au pouvoir depuis les années 1960 n’est arrivé là démocratiquement. Avoir l’approbation d’instances internationales est dans leur intérêt. Dans cette logique, il leur est aussi particulièrement utile d’avoir un blanc-seing international pour contrôler leur population au nom de la protection de la nature (plusieurs exemples sont donnés)…
De plus, il faut aussi préciser que les habitants ne chassent pas le Walia ibex. La raison est très simple. Le Walia ibex vit dans des secteurs montagneux peu accessibles à 4000 mètres d’altitude. Et, tant bien même quelqu’un arriverait à en tuer un, il faut alors être capable de déplacer un animal pouvant atteindre 125 kilos.
Dans les 50 dernières années, il y eut des exceptions à cette règle générale. La première lors de deux années de grande famine. Il y eut aussi des tentatives de chasse pour faire disparaître l’espèce qui risquait de causer leur expulsion du parc (pas d’espèce à protéger, pas de parc…).
L’Européen et l’Africain, des humains différents devant la nature
Une grande ironie relevée par l’auteur est qu’en Europe, contrairement à l’Afrique, l’agro-pastoralisme est valorisé!
En France par exemple, le long des sentiers du parc national des Cévennes, on peut découvrir plusieurs panneaux expliquant aux visiteurs pourquoi l’Unesco a classé le parc au patrimoine mondial. […] les randonneurs liront d’abord qu’il règne ici, aujourd’hui, « une relation unique homme-nature ». On leur expliquera ensuite que le paysage cévenol est « l’héritage de 5000 ans d’agro-pastoralisme ». Ils apprendront enfin que dans ce parc, « l’agro-pastoralisme est particulièrement soutenu, car indispensable à l’entretien des milieux ouverts, menacés par la progression de la forêt, et donc au maintien de la biodiversité et à la qualité des paysages ».
Les Éthiopiens du Simien ne sauraient rêver d’une meilleure éthique. Malheureusement, leur parc est inscrit à l’enseigne du colonialisme vert.
— p. 295
Pour la petite note, l’UNESCO et l’UICN ont leur siège social en Europe.
L’Africain expulsé, le touriste arrive
Tous ces efforts de diverses institutions internationales pour faire disparaître « l’Africain » dans le parc du Simien visent aussi à faire la promotion d’un autre type d’utilisateur : le touriste. L’auteur fait ressortir le paradoxe de la situation dans un contexte environnemental planétaire.
[…] Accuser des paysans comme ceux de Gich de détruire la nature, c’est oublier qu’ils produisent eux-mêmes leur nourriture. Comme tous les expulsés des parcs africains, ils se déplacent d’abord à pied. Ils consomment très peu de viande et de poisson. Ils achètent très rarement de nouveaux vêtements. Et contrairement à deux milliards d’individus, ils n’ont ni ordinateur ni smartphone. Bref, pour sauver la planète, il faudrait vivre comme eux. L’Unesco, le WWF et l’UICN considèrent pourtant que leur expulsion est éthique et nécessaire, c’est-à-dire juste, et justifiée. Pourquoi?
— p. 29-20
Pendant ce temps, le touriste…
Avant de venir dans le Simien, les randonneurs se sont équipés. Une tente avec des arceaux en aluminium pour un sac léger, des chaussures et une veste en goretex pour une tenue imperméable et respirante, un maillot de corps en polaire pour supporter le froid des soirées en haute montagne… Autant de matériaux dont la fabrication passe par l’extraction industrielle et la transformation chimique de téflon, de bauxite et de pétrole. Quant aux trajets en avion des 5500 visiteurs annuels du parc, sachant qu’un vol Paris — Addis-Abeba émet au moins 0,5 tonne de CO2, leur empreinte carbone équivaut à détruire chaque année dans le monde les écosystèmes qui sont protégés dans le Simien.
— p. 287
À cela, il faut ajouter l’effet déstructurant du tourisme sur les sociétés locales. Par exemple, des enfants cessent d’aller à l’école pour mendier les touristes, parfois à la demande même des parents.
De l’Afrique au Québec
En lisant ce livre, j’ai souvent pensé à mon récent texte sur l’aire protégée de la rivière Péribonka. La dynamique et les acteurs sont les mêmes.
D’un côté, on exclut ceux qui veulent vivre de la forêt au nom de la beauté des paysages et de la biodiversité, mais d’un autre côté on fait la promotion du tourisme. En particulier le tourisme international. Celui qui a le plus d’influence négative sur notre environnement planétaire. Et on le fait au nom de l’UICN. Le même organisme qui estime tout à fait juste d’expulser des agro-pasteurs d’un parc pour les remplacer par des touristes. La même organisation internationale sur laquelle se base le gouvernement du Québec pour définir ses règles dans l’établissement de son réseau d’aires protégées…
Aussi, la lecture de ce livre m’a amené une petite pensée pour les ex-habitants de ce qui allait devenir le parc Forillon. Des humains expulsés de leur maison au nom de la « nature ». Évidemment, les touristes sont eux, les bienvenus.
Ce colonialisme vert que nous vivons au Québec, on le doit pour beaucoup à une pensée écologique qui s’imagine qu’il existe ici, comme en Afrique, un Éden naturel. Pourtant, comme en Afrique, les Amériques étaient habitées et aménagées avant l’arrivée des colons européens. Comme en Afrique, les populations autochtones se sont effondrées avec la colonisation. Comme en Afrique, en voyant d’immenses territoires vides («vidés » serait plus juste), les colons se sont dit « Voilà un paradis naturel! ». C’est pourquoi, pour les « édénistes », la seule bonne façon de vivre notre relation avec la nature serait à titre de touriste. Il est impensable que l’humain puisse vivre en communion avec la nature. Il va nécessairement détruire l’Éden.
Il serait temps de se détacher de ce regard colonial savamment entretenu pour mieux se reconnecter avec la nature.