L’héritage empoisonné de L’Erreur boréale
Depuis les débuts de ce blogue, je me réserve souvent les conclusions en guise de petites notes éditoriales. Mais de petites notes en petites notes, des idées plus larges finissent par se former, ce qui m’amène, comme aujourd’hui, à prendre le temps d’écrire une chronique pour attacher plusieurs des ficelles qui me trottent dans la tête depuis quelque temps déjà 🙂
L’Erreur boréale a beau avoir été diffusée il y a maintenant près de 20 ans (1999), son influence sur notre foresterie reste très présente. C’est au débat qu’a suscité ce documentaire que l’on doit la Commission Coulombe en 2004 et la réflexion menant à la nouvelle politique forestière entrée en vigueur le 1er avril 2013. Cette dernière a marqué un changement radical avec plus d’un siècle d’histoire alors que l’industrie forestière a perdu toute responsabilité dans l’aménagement des forêts publiques du Québec. Quant à la Commission Coulombe, on lui doit en particulier l’intégration de l’aménagement écosystémique au cœur de notre politique forestière et la création du Bureau du forestier en chef (BFEC).
Avec le recul, ces grands changements ont-ils contribué à un meilleur aménagement des forêts et à l’épanouissement des communautés qui en vivent ? J’argumenterai ici que la réponse à cette question est doublement négative alors que l’aménagement écosystémique et la nouvelle politique forestière ont mis fin à ce qui pouvait rester « d’esprit » d’aménagistes dans nos forêts publiques tout en créant des conditions défavorables au développement des communautés forestières.
L’aménagement écosystémique : le concept né d’un faux postulat
Revenons tout d’abord sur la définition de l’aménagement écosystémique retenue dans notre loi, soit :
Un aménagement qui consiste à assurer le maintien de la biodiversité et la viabilité des écosystèmes en diminuant les écarts entre la forêt aménagée et la forêt naturelle.
Dans cette définition, c’est la forêt préindustrielle qui sert de modèle de forêt naturelle. Elle est basée sur le postulat qu’avant l’arrivée des Européens et particulièrement l’ère industrielle, les organismes vivants étaient adaptés à des conditions créées par les perturbations naturelles ; maintenir les écosystèmes à l’intérieur de la variabilité générée par ces dernières devrait donc préserver la biodiversité.
Toutefois, il est aujourd’hui non seulement acquis que les autochtones étaient beaucoup plus nombreux à l’arrivée des colons européens que l’on a pu pendant longtemps l’imaginer, mais aussi qu’ils aménageaient activement le territoire (ex. : agriculture). De plus, les premiers signes de leur présence ne cessent de reculer dans le temps au fur et à mesure des découvertes (Charles C. Mann, 2011. 1491 : New Revelations of the Americas before Columbus, 2e édition, 553 pages).
Il y a certes bien des incertitudes sur la portée de l’impact de l’aménagement des autochtones sur le paysage avant l’arrivée des Européens, mais il y a un constat auquel on ne peut échapper : pendant des milliers d’années avant la colonisation européenne, les Amériques ont été activement aménagées par des humains qui se comptaient fort probablement en dizaines de millions au moment de l’arrivée des premiers colons. Dans cette optique, bâtir un concept d’aménagement qui a pour prémisse que le territoire était vierge (ou presque) tient de l’erreur historique. Un postulat plus fidèle à l’historique des Amériques devrait plutôt se lire ainsi : les organismes vivants étaient adaptés à des écosystèmes qui ont évolué sous l’influence des perturbations naturelles et humaines.
Vous pourriez ici objecter que les autochtones n’avaient pas de machinerie pour couper les arbres. Certes, mais ils avaient le feu et les Amériques ont été très « humainement » brûlées avant la colonisation européenne. Le point central ne tient toutefois pas tant dans les méthodes d’aménagement que dans le principe que des humains ont aménagé les Amériques pour leurs besoins pendant des milliers d’années avant la colonisation et ont, à leur façon, contribué à la biodiversité de ce continent.
Cette « imprécision » historique a pour effet que notre aménagement forestier est basé sur un concept dont la logique oppose nature et humains alors que, dans le respect de l’histoire des Amériques, elle devrait plutôt s’exprimer sous la forme de l’union nature + humains. En conséquence, la réflexion d’aménagement qui en découle a « tendance » à oublier l’humain tout en semblant sortie d’une « machine à penser ».
L’aménagement écosystémique, cette « machine à penser » qui oublie l’humain
Je compare ci-dessous le cheminement intellectuel auquel on pourrait s’attendre d’un aménagiste forestier en comparaison avec la réflexion d’aménagement issue de l’aménagement écosystémique :
Aménagiste :
- Où veut-on aller ? (vision)
- Jusqu’à quand remontent nos informations historiques ?
- Quels évènements ont depuis influencé la forêt ?
- Quelle est la dynamique créée par les évènements passés ?
- Comment la dynamique passée peut-elle influencer notre vision ? (aujourd’hui, on peut ici ajouter une réflexion liée à la variable « changements climatiques »)
Versus
Aménagement écosystémique :
- Revenir aux conditions préindustrielles (« naturelles »)
- Voir point 1
- Voir point 1
- Voir point 1
- Voir point 1
L’effet « machine à penser » de l’aménagement écosystémique m’a particulièrement frappé dans ma lecture du Plan d’aménagement Forestier Intégré (PAFI) 2013-2018 de l’Unité d’aménagement 43-52 en Mauricie. Je m’y suis intéressé, car il couvre en grande partie l’aire d’étude de mon doctorat. Malgré ses 495 pages, les enjeux identifiés dans le PAFI sont essentiellement basés sur les conditions préindustrielles sans qu’un mot soit dit sur un siècle d’aménagement forestier par l’industrie des pâtes et papiers. On retrouve cependant un historique des perturbations naturelles…
Il est difficile de concevoir qu’ignorer un siècle d’histoire forestière dans notre réflexion d’aménagement peut donner de bons résultats, même si l’on s’affiche « écosystémique ». Cela aurait toujours pu être (en partie) compensé par une forte culture d’aménagistes locaux, mais malheureusement ce qui en restait a été balayé dans les suites de L’Erreur boréale.
Pourquoi le Bureau du forestier en chef ?
C’est un hasard si je publie cette chronique la même semaine que le BFEC a rendu publics les résultats de ses calculs des possibilités forestières pour la période 2018-2023. Alors que pendant plus d’un siècle, ces calculs étaient le fait de l’industrie forestière, qui dépend directement de la forêt, aujourd’hui c’est un organisme « indépendant » qui s’en occupe. Mais au nom de quoi ?
L’Erreur boréale avait soulevé la piste d’une possible surexploitation de nos forêts publiques. La Commission Coulombe est venue appuyer ces dires ce qui a stimulé la création du BFEC pour s’assurer que l’on ne coupe pas trop de bois. Or, avec le recul, le portrait d’ensemble est beaucoup moins dramatique qu’il n’a pu le paraître à l’époque.

Illustration de la période de surexploitation dans la récolte de bois dans les forêts publiques québécoises. Basé rétroactivement sur les résultats des calculs des possibilités forestières 2015-2018 par le BFEC, peut-être les plus sévères de l’histoire du Québec (voir aussi cette chronique).
Comme on peut le voir sur la Figure ci-dessus, L’Erreur boréale et la Commission Coulombe ont surtout jugé d’une situation unique et très temporaire de notre histoire forestière ; une situation peu à risque de se reproduire prochainement considérant les fermetures d’usines des dernières années et la prochaine bataille du bois d’œuvre qui s’annonce.
Mais, philosophiquement, en quoi est-il important pour la société québécoise de s’assurer que l’on ne coupe pas trop de bois ? Je développerai mon idée sous la forme d’une autre question : Qu’est-ce qui est le plus dommageable pour la société québécoise, perdre les caribous forestiers ou couper trop d’arbres sur une période donnée ?
Certains pourraient avoir le réflexe de dire que les deux sont également importants, mais c’est là une mauvaise réponse. Je suis conscient qu’il y a de grands débats autour du caribou forestier et je m’en tiendrai ici à une considération très terre-à-terre : si demain matin il n’y avait plus de caribou forestier au Québec, ce serait permanent. Il y a là quelque chose d’irréversible.
Il n’y a cependant rien d’irréversible dans une situation de surexploitation des volumes de bois. Bien sûr, des gens perdraient leur emploi si une surexploitation à long terme menait à une « rupture de stock », mais la forêt sera toujours là, il suffira d’être patient et attendre qu’elle repousse.
Le rôle premier du gouvernement devrait justement être de s’assurer qu’il n’arrive rien d’irréversible dans notre aménagement de l’écosystème forestier. Quant à la gestion d’une ressource particulière comme le bois pour laquelle il n’y a pas d’enjeu d’irréversibilité, en quoi donc sa responsabilité devrait-elle être entre les mains d’un organisme gouvernemental plutôt que dans celles des utilisateurs qui en vivent ?
Il y a environ un mois, des travailleurs forestiers s’inquiétaient de l’impact sur la possibilité forestière des règles d’aménagement que le gouvernement venait d’officialiser concernant la Limite nordique. C’est le rôle premier du gouvernement d’établir ces règles pour s’assurer de la durabilité de notre aménagement. Mais ceux qui vivent de la ressource devraient avoir un contrôle sur celle-ci afin de pouvoir penser comment s’ajuster à ce type de règles et non pas, comme c’est arrivé cette semaine, attendre La décision qui vient « d’en haut ».
Comme il était mis en évidence dans mon précédent compte-rendu de livre sur les commons, bien loin de l’image de la « Tragédie des biens communs », l’aménagement de ressources par des entités locales a très souvent été couronné de succès. Mes recherches sur la Consolidated Paper Corporation Ltd, les terres du Séminaire et Domtar m’ont aussi permis de constater que, face à une claire responsabilité d’aménager des ressources dont ils dépendent, les aménagistes locaux font effectivement très bien le travail.
Conclusion
Il y aurait encore bien à discuter, mais l’espace commence à manquer ! En guise de conclusion donc, il m’apparaît assez évident que la dynamique initiée par L’Erreur boréale est loin de représenter une amélioration dans l’aménagement de nos forêts publiques en plus d’être potentiellement nuisible aux communautés forestières.
L’industrie forestière est sortie de l’aménagement de nos forêts et elle n’y reviendra plus, à tout le moins jamais dans le rôle qu’elle a déjà pu occuper. Pour autant, la centralisation des décisions dans les mains gouvernementales sur la base d’un concept qui s’appuie sur un mauvais postulat et qui ne favorise pas une culture d’aménagistes offre peu de perspectives encourageantes (pour le rappel, l’aménagement écosystémique « n’est plus » aux États-Unis).
Lors des élections, les partis politiques deviennent tous « LE parti des régions ». Pour la prochaine au Québec, et sous l’angle forestier, s’il devait pour moi y avoir un parti des régions, ce sera celui qui osera remettre en question la (mauvaise) dynamique initiée par L’Erreur boréale.
Texte très interessant! J’aime bien la réflexion d’aménagement écosystemique.
Merci! 🙂
Bonjour M. Alvarez,
J’aime toujours vous lire aussi. Ce texte est intéressant.
J’aimerais savoir comment en êtes vous venu à la description de l’aménagement écosystémique de la sorte (lorsque vous comparé en 5 étapes avec l’aménagiste). Quels sont les indices qu’il ne s’agirait pas d’un autre raisonnement
par exemple :
1-Où veut-on aller ? (vision: Revenir aux conditions préindustrielles (« naturelles »))
2-Jusqu’à quand remontent nos informations historiques ? qu’est-ce qui nous dit qu’il n’ont pas considéré avant et après l’industrialisation et qu’il n’a pas été déterminé qu’il s’agissait d’un point de rupture?
3-Quels évènements ont depuis influencé la forêt ? Qu’elle est l’importance de ces modifications face à d’autre évènement (exemple les feux des amérindiens)
4-Quelle est la dynamique créée par les évènements passés ?
5-Comment la dynamique passée peut-elle influencer notre vision ? (revenir à la forêt précoloniale (concept qui devrait forcement évoluer entre autre pour mieux intégrer les changements climatiques)
Mais peut-être y avait-il d’autres logiques de la part de ceux qui l’ont proposé. Avons nous d’autres informations sur ce sujet? Bref, je me dis que ces gens ont forcément un argumentaire derrière leur proposition.
Merci de me répondre et je continuerai à vous lire
Au plaisir
Bonjour M. Bradette 🙂
Notre définition de l’aménagement écosystémique est celle du « filtre brut », un concept qui a gagné en popularité au tournant des années 1990. C’est un concept basé sur l’hypothèse de la non-influence humaine dans l’évolution de l’écosystème forestier. À l’époque, c’était peut-être + raisonnable, car nos connaissances de l’occupation du territoire avant la colonisation étaient moins avancées (personnellement, je n’en avais alors aucune). Nos connaissances ayant depuis beaucoup évolué dans ce domaine, il va de soi que nous devrions revoir ce qui pouvait alors apparaître comme une hypothèse raisonnable (et cela n’a jamais été autre chose qu’une hypothèse).
Concernant vos interrogations plus spécifiques et sur mes inspirations dans mon comparatif « aménagiste vs écosystémique », c’est une combinaison d’une de mes toutes premières chroniques sur les bases de l’aménagement forestier et mes travaux de doctorat. L’animation de ce blogue depuis quelques années a aussi certainement contribué. 🙂
Concernant ma thèse, je remontais justement le plus loin possible dans le temps et m’efforçais de comprendre la dynamique initiée par les coupes forestières à l’échelle du paysage. Des résultats de ma thèse ont servi dans le PAFI de la 43-52, mais seulement les chiffres qui cadraient dans la logique écosystémique. L’aspect « dynamique » que j’avais développé n’a pas été intégré dans la réflexion (note : cet aspect du PAFI avait été donné à contrat).
Merci du commentaire 🙂 et cordiales salutations !
Merci encore Éric pour cette autre excellente chronique! Je me permets de rapporter la discussion à notre contexte dans le Sud du Québec. Les forêts méridionales ont connu des siècles de perturbations anthropiques, dont la plus importante est sans aucun doute un changement de vocation temporaire (colonisation, défrichage et retour de la forêt). Cette perturbation est à l’origine directement de l’un de nos principaux enjeux écologiques : nos forêts sont jeunes, mais on s’y fait! Aussi, l’occupation humaine actuelle et future et les éléments permanents de fragmentation nous imposent un «réalisme écosystémique» tout autre que celui de la forêt boréale. L’aménagement forestier durable dans notre contexte passe d’abord et avant tout par la protection de la vocation forestière (cela peut paraître abstrait pour certains n’habitant pas le Sud…) et l’augmentation de la variabilité et la diversité de nos écosystèmes. Dans ce contexte, la «forêt naturelle» nous fournit des connaissances, notamment sur sa dynamique, que nous intégrons dans nos approches à long terme, qui s’ajoutent à toutes celles concernant notamment les changements climatiques. La forêt naturelle ne peut, dans notre contexte du Sud, être une fin en soi, mais les connaissances issues de son état doivent s’intégrer à nos outils d’aide à la décision. Dans ce contexte, sans tout chambarder, pourquoi ne pourrait-on simplement pas retenir cette définition de l’aménagement écosystémique : Un aménagement dynamique qui consiste à assurer le maintien de la biodiversité et la viabilité des écosystèmes (incluant leur résilience, notamment dans le contexte des changements climatiques et des perturbations naturelles), en s’inspirant notamment des connaissances sur la dynamique de la forêt naturelle? Malgré cela, le passé et le présent nous démontrent que ce ne serait pas si facile à appliquer (malgré votre nostalgie du dernier siècle), souvent pour des raisons économiques (et de nos visions trop souvent à court terme). Par exemple, on pourrait, dans le Québec méridional, être portés à vouloir intervenir plus sévèrement dans les forêts, même si la dynamique naturelle ne s’y prête pas nécessairement, afin de les rajeunir pour répondre aux besoins spécifiques de l’original en déclin (et pourtant, il est fort probable qu’il ne soit pas à sa place dans certains territoires du Sud, selon des biologistes), ou encore, l’aménagement adaptatif, s’inspirant de la dynamique naturelle des forêts, «semble» (sous toute réserve) relativement plus complexe à appliquer en cas d’épidémie, et ce, malgré les connaissances collectivement accumulées depuis des décennies : https://thewalrus.ca/la-tordeuse-attaque/ . Très complexe comme réflexion! Continue de nous alimenter.
Un mot-clé que tu utilises, mais qui est trop souvent absent aujourd’hui, surtout dans notre « réflexion » écosystémique, est le mot « dynamique ».
Comme je le précisais dans ma réponse au précédent commentaire, mes travaux de doctorat ont servi à alimenter le PAFI de la 43-52, mais toute la dimension « dynamique » à laquelle j’avais réfléchi a été évacuée au profit d’une vision « statique » (il y a de la variabilité prise en compte, mais seulement sous l’angle préindustriel).
L’histoire est importante. Mais, pour résumer, il faut être capable de s’y insérer et non pas la figer.
Merci pour ton apport à la réflexion !… et heureux de voir qu’elle la stimule (c’est une des raisons d’exister de ce blogue 🙂 )