Le caribou forestier et la valeur du doute
Il importe de mentionner d’emblée ce que signifie le déclin des populations de caribous. Pour plusieurs, cette réalité est symptomatique de l’état de santé des forêts. C’est en ce sens que certains répondants au questionnaire en ligne ont utilisé l’analogie du canari dans la mine : le déclin du caribou est le signe que l’on doit se préoccuper de son habitat. Or, le caribou est considéré comme une espèce parapluie, c’est-à-dire qu’en le protégeant, on assure également la protection d’autres espèces. Le déclin du caribou renvoie donc à des questions importantes de biodiversité.
— Commission caribous, p. 24
Cette citation, tirée du rapport de la Commission indépendante sur les caribous forestiers et montagnards, exprime : 1 — l’idée que la protection de l’habitat des caribous s’inscrit dans une plus vaste stratégie de protection de l’écosystème forestier boréal et 2 — que c’est là une vision très généralement acceptée. On peut d’ailleurs raisonnablement avancer que c’est un argument qui a amené la Commission à recommander de très nombreuses aires protégées pour promouvoir l’habitat de cette espèce.
Toutefois, et étonnamment, les preuves scientifiques appuyant la valeur « parapluie » du caribou forestier sont minces.
Tout d’abord, le fait est que la notion « d’espèce-parapluie » est un concept très théorique fréquemment qualifié de « raccourci d’aménagement » dans la littérature scientifique. Un utile raccourci, faut-il préciser, car l’alternative serait d’aménager simultanément pour toutes les espèces représentantes de la biodiversité, une option irréaliste. Toutefois, de sa nature théorique, utiliser ce concept implique une validation au cas par cas.
Dans un précédent texte, j’analysais une telle recherche sur la Côte-Nord. Quoiqu’elle concluait positivement à la valeur « parapluie » du caribou forestier, j’émettais alors l’opinion que ce constat souffrait d’un biais idéologique. De fait, les auteurs reconnaissaient que leur conclusion aurait pu être différente, n’eût été leur attachement au concept « d’intégrité écologique ».
Pour creuser la question, je vous présente aujourd’hui deux autres études sur ce thème. La première est citée comme référence pour appuyer la valeur « parapluie » du caribou forestier à l’échelle du Canada. La seconde a des objectifs comparables à la première, utilise le même outil d’analyse, mais arrive à une conclusion bien différente!
Je complèterai ce texte par une réflexion sur les dangers de la science militante et la valeur du doute dans toute approche scientifique.
Caribou et biodiversité : regards discordants
Pour la petite note de terminologie, dans ce texte je vais référer au « caribou forestier » qui, techniquement, est le caribou des bois — écotype forestier. Pour Environnement Canada, il est question du « caribou boréal ». Dans tous les cas, les hardes de caribous des bois — écotype migrateur ne sont pas considérées.
Le caribou : une clé pour conserver la biodiversité
La première étude s’intitule « Conservation through co-occurrence: Woodland caribou as a focal species for boreal biodiversity » [note : article en accès libre]. Elle a été publiée en 2019 dans la revue Biological Conservation.
Son grand objectif était d’optimiser la planification d’un réseau d’aires protégées pancanadien intégrant la biodiversité en mammifères et en oiseaux (total = 432 espèces); cela en cooccurrence avec l’aire de répartition canadienne du caribou forestier. Était aussi noté le statut « à risque » (ou non) de ces différentes espèces.
Quoique l’aire de répartition du caribou était le centre d’intérêt de cette recherche, son découpage géographique de base fut l’ensemble de la forêt boréale canadienne. Ce découpage s’est fait selon une grille d’unités de 10 000 km2 (1 million d’hectares) en fonction de différents critères. Un total de 680 unités ont été ainsi retenues (Figure ci-dessous). Si l’on tient seulement compte de celles qui recoupent l’aire de répartition du caribou, c’est un total de 359 unités (53 %) qui furent sélectionnées.
L’outil d’analyse utilisé fut un logiciel réputé pour sa capacité à optimiser la détermination d’aires de conservation (MARXAN, logiciel en source libre). « Optimiser » étant ici synonyme de minimiser la présence de certaines variables soit, pour la présente étude :
- Le nombre d’unités de 10 000 km2 requises pour établir un réseau d’aires protégées pour lequel les 432 espèces étaient minimalement présentes dans une unité
- L’empreinte humaine ou industrielle
Je sauterais ici directement au grand message de cette étude, tel qu’exprimé dans les deux dernières phrases du résumé :
Les efforts déployés pour soutenir le caribou boréal [forestier] offrent des possibilités considérables de conserver la diversité des mammifères et des oiseaux cooccurrents, y compris des zones des aires de répartition relativement plus perturbées du caribou dans le sud qui ont une valeur irremplaçable dans un réseau efficace et représentatif de réserves panboréales. La grande valeur focale [parapluie] du caribou boréal pour la diversité animale doit être prise en compte lors de la prise de décisions et de choix politiques sur la meilleure façon d’allouer les efforts de conservation dans sa vaste distribution. [Traduction à l’aide de DeepL]
— Drever et collab. 2019
Le caribou : à éviter pour conserver la biodiversité
La deuxième étude s’intitule « The effect of target setting on conservation in Canada’s boreal: what is the right amount of area to protect?» [note: article payant]. Elle a été publiée en 2018 dans la revue Biodiversity and Conservation.
Comme l’étude précédente, elle évaluait comment optimiser un réseau d’aires protégées à l’aide du logiciel MARXAN. Pour ce faire, les performances de trois stratégies de conservation furent comparées, soit :
- Conserver un pourcentage fixe du paysage (note : l’actuelle stratégie), soit : 10 %, 35 %, 50 % ou 60 %
- Conserver un certain pourcentage de l’aire de distribution d’une espèce associée à une valeur « parapluie », en l’occurrence le caribou forestier; les pourcentages : 50 %, 75 % ou 100 %
- Conserver un minimum d’unités
Dans ce dernier cas, trois tailles d’unités furent retenues (2700 km2, 5000 km2 et 13 000 km2). Le nombre d’unités minimales testées fut établi à 3, 5 et 9, et ce pour chacune des tailles. À souligner que tant le choix des tailles que le nombre d’unités testées étaient basés sur les résultats de précédentes études.
La délimitation géographique était l’écozone du bouclier boréal canadien (Figure ci-dessous).
Les représentants de la biodiversité étaient 60 espèces de mammifères (dont les chauves-souris). Du nombre, 7 avaient un statut « à risque ». Comme dans Drever et collab. (2019), chaque espèce devait être minimalement représentée au moins une fois par unité de simulation.
Voici le grand message de cette recherche, tel que tiré de la fin du résumé :
Le nombre minimal d’unités fut la stratégie la plus optimale (« efficient ») en nécessitant seulement 1,25 % de l’écozone. Pour la stratégie du pourcentage fixe, la plus basse valeur (10 %) permettait de retrouver les 60 espèces. L’utilisation d’un pourcentage de l’aire de répartition d’une espèce-parapluie (caribou, Rangifer tarandus) fut la stratégie la moins efficace (« effective ») alors que plusieurs espèces ne purent être représentées à aucun des pourcentages de son aire de répartition. Conséquemment, les planificateurs pour la conservation en forêt boréale devraient réfléchir à l’impact de leur stratégie sur le design final. [Traduction personnelle]
— Wiersma et Sleep 2018
À la source des regards discordants
S’il y a une contradiction évidente entre ces deux articles scientifiques quant à la valeur écologique du caribou forestier pour préserver la biodiversité en forêt boréale, la première phrase de la section « Discussion » de Drever et collab. (2019) permet étonnamment de les réconcilier :
Nos résultats indiquent qu’un réseau de réserves minimales représentatif des oiseaux et des mammifères boréaux du Canada devrait inclure les zones relativement riches en espèces situées au sud de la région boréale, ainsi que les zones septentrionales qui abritent des espèces rares que l’on ne trouve qu’à cet endroit — des zones qui ne chevauchent généralement pas l’aire de répartition du caribou boréal [forestier]. [Traduction avec l’aide de DeepL]
— Drever et collab. 2019
Pour comprendre la source ce constat, il faut revenir à la méthodologie de l’étude. Celle-ci était basée sur quatre grands scénarios, soit :
- Forêt boréale + minimiser le nombre d’unités de 10 000 km2
- Forêt boréale + minimiser l’empreinte humaine ou industrielle
- Aire répartition caribou + minimiser le nombre d’unités de 10 000 km2
- Aire répartition caribou + minimiser l’empreinte humaine ou industrielle
Le constat présenté ci-haut était basé sur le premier scénario dont le résultat visuel est exprimé dans la Figure suivante :
Comme on peut le noter, lorsque le logiciel cherchait à optimiser le réseau d’aires protégées et n’était pas contraint de sélectionner des unités de 10 000 km2 qui recoupaient l’aire de répartition du caribou forestier, il a presque soigneusement évité cette dernière!
Une phrase en introduction de cet article permet de mieux comprendre pourquoi la grande conclusion de cette étude est allée en contresens de ce résultat :
La persistance des grands mammifères étant un indicateur utile de l’efficacité des efforts de conservation de la biodiversité, nous examinons comment la planification de la conservation de la population boréale de caribous des bois (Rangifer tarandus caribou, ci-après « caribou boréal »), un écotype forestier à risque qui connaît un déclin dans toute l’Amérique du Nord, peut influencer les efforts de conservation de la biodiversité boréale de manière plus générale. [Traduction avec l’aide de DeepL]
— Drever et collab. 2019
Comme on peut le constater, dans sa réflexion de base, cette recherche visait à mettre en évidence le rôle du caribou forestier dans les efforts de conservation de la biodiversité en forêt boréale. La logique comparative avec toute la forêt boréale, et pas seulement l’aire de répartition de cette espèce était seulement dans une logique… comparative. L’option de conclure « Il vaut mieux choisir l’ensemble de la forêt boréale que de s’attacher à l’aire de répartition du caribou » n’en était à l’évidence pas une! C’est pourquoi c’est le quatrième scénario de cette recherche (« Aire répartition caribou + minimiser l’empreinte humaine ou industrielle ») qui a fait foi de tout.
De science militante et de la valeur oubliée du doute
J’ai fait mon doctorat avec Louis Bélanger (Faculté de foresterie, Université Laval). Il est possible que certains ou certaines le connaissent mieux en tant que vice-président « Forêts » de Nature Québec. Il est aujourd’hui à la retraite, mais il avait le double chapeau « professeur »/« militant écologiste » depuis déjà quelques années lorsque j’ai entrepris mon doctorat.
Tout cela pour dire qu’à la base, je suis à l’aise avec l’idée qu’un chercheur puisse aussi militer pour une cause. Mais dans le cas du caribou forestier, il y a un aspect « science militante » qui me rend de plus en plus inconfortable. D’autant plus que les implications politiques sont potentiellement très grandes.
Un domaine de recherche idéologiquement teinté
Scientifiquement parlant, il est très surprenant que la première étude analysée aujourd’hui et celle en vedette dans mon précédent texte sur ce thème aient été publiées.
Je précise : si ce n’est d’un gros bémol concernant Drever et collab. (2019, je détaille plus loin), sous l’angle « méthodologie » ce sont deux très bonnes recherches. C’est de la science. Toutefois, on ne parle pas ici de science pour nous aider à développer de nouvelles connaissances ou ouvrir des fenêtres sur de nouvelles réflexions. On parle plutôt de science pour appuyer une cause : celle du caribou forestier comme représentant de la biodiversité en forêt boréale, spécifiquement celle associée aux vieilles forêts.
Je ne ferai pas le débat ici sur la valeur même de cette cause, ce n’est pas le point. L’idée centrale est que ces deux recherches n’étaient fondamentalement pas ouvertes à l’option que le caribou puisse ne pas être un outil pour aider à préserver la biodiversité en forêt boréale. Accepter que notre hypothèse de base puisse ne pas être vérifiée est pourtant un principe fondamental de toute recherche scientifique.
En ce sens, ma principale critique n’est pas tant envers les chercheurs que ceux (ou celles) qui ont approuvé la publication de ces études. Pour cela, il a fallu que les « pairs », qui révisent les articles avant publication, aient trouvé tout à fait normal de « laisser passer » des articles aussi idéologiquement teintés. Scientifiquement parlant, c’est préoccupant.
Et pour revenir sur le bémol méthodologique concernant Drever et collab. (2019), chercher à minimiser « l’empreinte humaine ou industrielle » spécifiquement dans l’aire de répartition du caribou, c’est un peu partir de la réponse que l’on cherche à obtenir… Pour le rappel, cette espèce est reconnue sensible aux perturbations naturelles ou anthropiques.
Science ou religion?
Ces articles scientifiques ne sont que deux exemples d’un « état d’esprit » qui, de mon suivi de l’actualité forestière des dernières années, semble très présent chez les chercheurs liés au caribou. Un état d’esprit qui veut que le doute même sur la valeur écologique (parapluie) du caribou soit interdit.
Comme je le mentionnais en introduction, pour la science, la notion d’espèce-parapluie est un (utile) « raccourci d’aménagement »… théorique. Cette approche devrait donc être utilisée avec beaucoup de prudence et de nuances. Ce qui n’apparaît nulle part dans les discours des chercheurs qui touchent à ce sujet. Et pourtant, même si je n’ai ici qu’effleuré le thème, il y a de bonnes raisons de douter.
Considérant les enjeux de société qui entourent la préservation de l’habitat et les populations de caribous forestiers, il faut dénoncer le militantisme scientifique écologique dont cette espèce est l’objet. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas matière à se préoccuper du caribou forestier. Cela devrait cependant être fait dans un cadre scientifique où le doute est permis. Car sans le doute, on tombe plus dans le domaine de la religion que de la science.
Ça fait très longtemps que j’attendais cet article… ! Merci M. Alvarez pour nous éclairer avec autant de rigueur sur ce délicat dossier qui suscite trop de passions. Sans être chercheur, j’ai toujours été curieux et j’ai toujours gardé en tête que « plus on en savait, plus on se trouvait ignorant ». Ce dicton nous apprend que le doute doit toujours exister d’autant plus dans un dossier comme le caribou forestier qui est très complexe et qui est influencé par de nombreux facteurs qui interagissent entre eux. On est vraiment sombré dans la religion dans ce dossier et il est péché de contredire les prises de position radicales des grandes sommités des médias. J’espère qu’on sortira de cette noirceur bientôt. Un grand merci!
André Gilbert, ing.f.
Wow! Merci beaucoup!