La bizarre stratégie québécoise de rétablissement du caribou forestier
Sixième texte des Chroniques du caribou

A-t-on besoin d’un nouveau plan pour le rétablissement du caribou forestier, comme le conclut un rapport intitulé Bilan du rétablissement du caribou forestier (Rangifer tarandus caribou) au Québec pour la période 2013-2023? Le constat émis dans ce rapport concernant la situation du caribou forestier s’avère de fait très sévère… tout comme le remède proposé :
Malgré les nombreuses mesures recommandées par l’Équipe [de rétablissement du caribou forestier] dans les deux plans de rétablissement aux autorités gouvernementales responsables de la gestion de la faune et de ses habitats […], force est de constater que les populations de caribous forestiers sont pour la plupart dans un état préoccupant.
Le bilan des deux plans de rétablissement indique que beaucoup de mesures ont été exécutées. Cependant, les plus importantes, dont celles liées principalement à l’aménagement de l’habitat et au prélèvement n’ont pas été réalisées ou mises en œuvre selon les recommandations élaborées par l’Équipe.
Si nous ne parvenons pas à limiter les taux de perturbation de l’habitat et à réduire et même à cesser toute récolte, les populations de caribous forestiers au Québec continueront de décliner.
— Bilan, p. 45
Toutefois, à la lecture de ce Bilan, on peut avoir de sérieux doutes tant sur la sévérité de la situation du caribou forestier au Québec que sur l’efficacité du remède proposé, soit la fin de la foresterie en forêt boréale (à peu de choses près).
Plus encore, si l’on élargit la réflexion, il y a de bonnes raisons de remettre en cause tant un objectif central du Plan de rétablissement 2013-2023 que le statut même d’espèce vulnérable au Québec du caribou forestier.
Finalement, à la mesure des questionnements qui surgissent, il apparaît essentiel, si nouveau plan il devait y avoir, qu’il soit adopté par l’Assemblée nationale. Les choix qui pourraient y être faits dépassent le cadre de responsabilité du seul ministère de l’Environnement.
Sur ce, bonne lecture!
Des préoccupations à pondérer
Pour entrer dans le vif du sujet, référons au Tableau ci-dessous, tiré du Bilan (p. 40), qui résume visuellement le sévère constat de la situation du caribou forestier au Québec.
Tableau : Tendance démographique des populations et taux de perturbation de l’habitat du caribou forestier dans son aire de répartition continue. (Légende = rouge : très préoccupant; orange : préoccupant; vert : non préoccupant; gris : pas d’évaluation. Source : p. 40 du Bilan.)

À noter que les deux populations isolées de Val-d’Or et de Charlevoix ont été retirées du Tableau. Elles sont discutées plus loin.
Au premier coup d’œil, l’abondance de rouge amène effectivement à conclure que le caribou forestier est en fort fâcheuse posture au Québec.
Au deuxième coup d’œil, on peut cependant noter une anomalie sur la Basse-Côte-Nord. Le taux de perturbation ne pose aucun problème apparent, mais la tendance démographique est classée «très préoccupante». Toutefois, avant de détailler ce point, reprenons le Tableau ci-haut, mais en y ajoutant une colonne. Cela a un côté répétitif, mais aussi très parlant.
Tableau : Tendance démographique des populations, taux de perturbation de l’habitat et densités des populations du caribou forestier (objectif : 1,7/100 km2) dans son aire de répartition continue. (Légende : rouge : très préoccupant; orange : préoccupant; vert : non préoccupant; gris : pas d’évaluation; «*»: minimum, rapport en préparation; «//»: même population, différents secteurs. Sources : p. 20-22 et p. 40 du Bilan.)

Soudainement, il y a beaucoup plus de vert! Et l’on peut percevoir que le jugement sur l’état de la situation du caribou forestier du Bilan mérite probablement des nuances.
Quant aux questions qui peuvent se poser sur le justificatif de l’ajout de cette colonne, il tient dans le fait que l’atteinte d’une densité de 1,7 caribou par 100 km2 est l’un des principaux objectifs du Plan de rétablissement 2013-2023 :
Atteinte et maintien d’un effectif d’au moins 11 000 caribous forestiers (1,7 caribou par 100 km2), répartis uniformément dans l’aire d’application du Plan.
— Plan de rétablissement 2013-23
Cette valeur de 1,7 caribou par 100 km2 fut donc utilisée comme balise pour codifier les densités. La source des données sont des résultats d’inventaires rapportés dans le Bilan (p. 20-22). À noter que pour certaines populations on retrouve plusieurs résultats d’inventaires réalisés dans différents secteurs et à différentes dates (de 2013 à 2022). Faute d’informations plus détaillées, c’est la valeur la plus basse qui a servi à codifier les densités. Le barème pour la balise inférieure est tiré du Plan (p. 58).
Pour ce qui est de l’analyse de ce «nouveau» Tableau, on peut constater que des taux de perturbation classés «très préoccupants» n’ont pas empêché l’atteinte de densités dépassant largement le taux de référence ciblé de 1,7 caribou/100 km2. Et, comme déjà mentionné, a contrario un taux de perturbation en théorie sans souci peut être synonyme de densités très faibles et d’une population de caribous en difficulté.
Certes, les tendances restent très préoccupantes dans presque tous les cas. Mais ici, l’exercice était de montrer l’autre côté de la médaille d’un Bilan qui, étonnamment, n’a pas fait le bilan d’un objectif principal du Plan de rétablissement 2013-2023.
Quant à l’explication de la situation «très préoccupante» de la population de caribous forestiers de la Basse-Côte-Nord malgré un habitat satisfaisant, le Bilan est très explicite : la chasse par les Premières Nations. Cet enjeu revient d’ailleurs souvent dans ce rapport.
D’abord dans le Résumé :
Par ailleurs, certaines populations de caribous font l’objet d’un prélèvement excessif, ce qui constitue une menace importante pour leur maintien alors que leurs conditions d’habitat sont satisfaisantes.
— Bilan, p. vii
Dans la section Menaces actuelles :
Pour plusieurs nations et communautés autochtones au Québec, le caribou a une grande valeur culturelle et spirituelle. Si certaines d’entre elles ont cessé la récolte de caribous, plusieurs souhaitent le maintien de la chasse ou un retour à celle-ci.
La récolte à des fins alimentaires, rituelles ou sociales par des membres de certaines communautés autochtones au Québec représente une menace additionnelle non négligeable pour le maintien du caribou forestier dans certains secteurs de son aire de répartition. Les données relatives à ce type de prélèvement demeurent toutefois incomplètes.
— Bilan, p. 36
Dans la section Bilan de la situation :
Pour sa part, la population de caribous de la Basse-Côte-Nord fait l’objet d’un enjeu autre que celui de l’habitat. En effet, bien que le taux de perturbation de l’habitat soit jugé satisfaisant pour maintenir la population, celle-ci se trouve dans une situation très préoccupante en raison de la récolte par la chasse qui ne permet pas son maintien à long terme (MFFP, 2021a).
— Bilan, p. 41
Finalement, dans la Conclusion :
Par ailleurs, certaines populations font aussi l’objet d’un prélèvement par la chasse à des fins alimentaires qui menace leur maintien et leur autosuffisance.
— Bilan, p. 45
Comme on peut le constater, le grand message du Bilan voulant que la situation du caribou forestier soit très préoccupante et que la solution passe par un maximum de réduction de la foresterie devrait être reconsidéré.
Sur ce, abordons les implications de l’objectif du Plan de rétablissement 2013-2023 concernant l’atteinte d’une grande population de 11 000 caribous répartis uniformément.
Une France pour le caribou forestier
L’aire d’application du Plan 2013-2023 couvre une superficie de l’ordre de 644 000 km2, soit près de 40 % du Québec! En soi, c’est énorme. Mais pour bien mettre les choses en perspective, notons que la superficie de la France est de 552 000 km2. Appliqué à ce pays, le Plan donnerait ceci :

Pour un, cette analogie permet de mieux prendre la mesure de l’immensité du territoire couvert par le Plan. Et même si l’on parle de la version 2013-2023, il est très vraisemblable qu’à peu de choses près l’actuelle aire d’application du Plan serait reconduite dans un nouveau.
En deuxième lieu, il y a quelque chose de fondamentalement bizarre dans l’idée de vouloir répartir uniformément 11 000 caribous sur cette superficie (note : 644 000 km2 * 1,7/100 km2 = 11 000).
On peut déjà se demander si, historiquement, il y a le moindre début de preuve que le caribou forestier ait jamais occupé, en continu et uniformément, une aussi grande superficie! Étant chassé depuis des milliers d’années par les humains et les loups, c’est en fait fort peu probable…
Plus largement, d’un point de vue biologique, a-t-on jamais vu une espèce être répartie uniformément sur une aussi grande superficie? Voire être tout simplement répartie uniformément?
Et même si l’on voulait voir dans cet objectif de répartition uniforme du caribou forestier un «simple» potentiel d’être également présent à tout moment sur toute cette superficie, les implications restent énormes. À terme, et c’est implicitement exprimé dans le Bilan, cela revient à mettre 40 % de la superficie du Québec sous une stricte aire protégée pour les besoins d’un seul écotype (note : la récréation est, elle aussi, nuisible au caribou). Pour le rappel, il n’y a qu’une seule espèce de Rangifer tarandus sur la planète (caribous = rennes en Europe). Il y a une seule sous-espèce au Québec (caribou des bois) et il y a des particularités génétiques sous la forme d’écotypes.
Il y a donc matière à se poser la question : n’en faisons-nous pas trop?
D’autant plus qu’il est probablement excessif, au Québec, d’avoir classé le caribou forestier comme espèce faunique «vulnérable».
«Vulnérable», dites-vous?
Les populations isolées et les lois
Revenons ici aux deux populations isolées de Val-d’Or et de Charlevoix. Dans les deux cas, on ne parle pas de densités, car leurs populations sont très basses (9 et 20 caribous, respectivement). Et, comme énoncé dans le Bilan, cela a d’étonnantes implications légales. La citation est un peu longue, mais elle permet de suivre tous les embranchements légaux.
L’article 5 de la LEMV [Loi sur les espèces menacées ou vulnérables] désigne la LCMVF [Loi sur la conservation et la mise en valeur de la faune] comme outil de gestion des espèces fauniques menacées ou vulnérables et leurs habitats, dont le caribou forestier. Ainsi, plusieurs articles de la LCMVF permettent de protéger le caribou, dont le chapitre IV.1, qui permet de désigner des habitats fauniques sur les terres du domaine de l’État pour les espèces menacées ou vulnérables.
[…]
D’autre part, l’article 128.6 de la LCMVF prévoit l’interdiction de toute activité susceptible de modifier un élément biologique, physique ou chimique propre à l’habitat d’un animal visé par règlement. Le Règlement sur les habitats fauniques (RHF) (RLRQ, chapitre C-61.1, r. 18), issu de la LCMVF, décrit les habitats qui sont couverts par cette interdiction. En vertu de l’article 1, les habitats fauniques sont définis comme étant des habitats situés sur des terres du domaine de l’État qui possèdent certaines caractéristiques ou conditions. Le paragraphe 6 de cet article, qui définit l’habitat d’une espèce menacée ou vulnérable, peut être utilisé considérant que l’espèce est désignée comme vulnérable et que ses caractéristiques sont définies au Règlement sur les espèces fauniques menacées ou vulnérables et leurs habitats (REFMVH). Ainsi, un plan peut être dressé par le ministre pour protéger les territoires qui sont fréquentés par le caribou forestier et qui servent à la mise bas, au rut ou à l’alimentation hivernale de ce dernier.
Pour le caribou, le paragraphe 3 définit ce qu’est une aire de fréquentation au sud du 52e parallèle, soit «un territoire servant à la mise bas, au rut ou à l’alimentation hivernale pour un troupeau d’au moins 50 caribous». Ainsi, les populations de Val-d’Or et de Charlevoix, qui comptent respectivement 9 et 20 individus, ne répondent plus à cette définition.
— Bilan, p. 37
Étonnamment, les populations de Val-d’Or et de Charlevoix n’auraient plus de protection légale concernant leur aire de fréquentation due à leur très faible population.
Ce bizarre rang de précarité
Pour rester dans le domaine de «l’étonnant», abordons la fiche officielle du caribou forestier en tant qu’espèce désignée «vulnérable» au Québec.
L’état de la situation se lit ainsi :
La limite sud de l’aire de répartition du caribou forestier au Québec remonte vers le nord depuis le milieu du 19e siècle. Le suivi récent montre l’état précaire de l’ensemble des populations. Le taux de survie des caribous femelles ou le taux de survie des faons est faible pour plusieurs populations, ce qui ne permet pas à celles-ci de se maintenir. En 2023, on estimait qu’entre 6 162 et 7 445 caribous forestiers étaient répartis dans l’aire de répartition.
— Fiche caribou forestier
Juste en dessous, il est question du Rang de précarité :
Le rang de précarité provincial (rang S) pour cette espèce est S2S3.
— Fiche caribou forestier
Une fiche gouvernementale détaille ce qu’est un rang de précarité et comment on le mesure. Sa définition est la suivante :
Afin de mieux cibler ses actions, le gouvernement attribue aux espèces fauniques et floristiques du Québec un rang de précarité (ou rang de priorité de conservation). Cette évaluation permet d’identifier rapidement les espèces en situation précaire et, si c’est nécessaire, de recommander leur désignation comme espèce menacée ou vulnérable. Ce classement contribue à protéger les espèces qui en ont le plus besoin.
— Fiche rang de précarité
La lettre «S» réfère à l’échelle géographique de la province (subnational). Le chiffre est quant à lui tiré d’une échelle de 1 à 5; 1 étant la situation la plus critique et 5 la moins inquiétante. Les niveaux 2 et 3 sont respectivement ainsi définis :
2 : Espèce à risques élevés d’extinction ou d’extirpation. Sa répartition est limitée, et elle possède un très faible nombre d’occurrences sur le territoire de référence (souvent 20 occurrences ou moins). Le déclin de sa population est important.
3 : Espèce à risques modérés d’extinction ou d’extirpation. Sa répartition est limitée, et elle possède un faible nombre d’occurrences (souvent 80 occurrences ou moins) sur le territoire de référence. Le déclin de sa population est récent et étendu.
— Fiche rang de précarité
Et il y a quelque chose de très bizarre dans tout cela.
La fiche des caribous forestiers réfère aux plus récentes estimations (2023) des populations qui s’établissent entre 6 162 et 7 445 individus. On est très loin des seuils pour être classé dans les niveaux S2 et S3. C’est en fait un non-sujet. Et même lorsqu’on s’attarde aux résultats des inventaires pour les différentes populations dans l’aire de répartition continue du Plan 2013-2023 (p. 20-22 du Bilan), dans chaque cas on est toujours bien au-dessus des seuils pour un rang de précarité 2 ou 3.
Mais il y a les populations de Val-d’Or et de Charlevoix.
Et dans ces cas, les rangs de précarité cadrent très bien.
Sauf que, au risque de se répéter, c’est très bizarre.
L’explication la plus «logique», en fonction des informations fournies, est que les rangs de précarité des populations isolées de Val-d’Or et de Charlevoix ont été appliqués à l’ensemble de l’aire de répartition continue. Or, dans ce dernier cas, aucune population n’atteint un seuil justifiant un rang de précarité de 2 ou 3.
En fait, dans l’aire de répartition continue, c’est le rang de précarité 4 qui semble le plus approprié, soit :
4 : Espèce qui n’est apparemment pas à risque d’extinction ou d’extirpation. L’espèce est relativement fréquente sur le territoire de référence, mais elle pourrait devenir préoccupante à long terme.
— Fiche rang de précarité
Il appert donc que deux très petites populations isolées (Val-d’Or et Charlevoix), qui ne se qualifient plus légalement pour voir leur aire de fréquentation protégée, sont les références pour orienter l’aménagement d’un territoire plus grand que la France.
Je me répète, mais c’est quand même très bizarre.
Mot de la fin
Pour conclure cette chronique, un premier constat pour la suite des choses : les populations de Val-d’Or et de Charlevoix devraient être déclarées éteintes.
Ce n’est pas seulement une question légale, mais aussi biologique. Avec moins de 50 individus, elles sont en dessous du seuil de population minimale viable. Un concept voulant qu’avec moins de 50 représentants, une population soit en quelque sorte génétiquement éteinte. Et les spécificités génétiques étant au cœur de la définition d’un écotype, l’argumentation perd de son sens.
Si l’on voulait être logique, les derniers individus de ces populations devraient être envoyés vers le nord pour enrichir celles toujours présentes.
Dans tous les cas, si l’on entame les démarches pour un nouveau plan de rétablissement, il est évident qu’il y a plusieurs questions de fond qui méritent d’être posées. Et ces questions devraient être débattues à l’Assemblée nationale, car on parle de l’aménagement d’un territoire plus grand que la France qui serait consacré aux besoins d’un seul écotype. Ce n’est pas rien. Et oui, c’est aussi un peu bizarre.