Les scientifiques, ces humains
☕️ Troisième texte de ma formule « expresso ». Pour en saisir la logique et la genèse, c’est ici.
« Arbre-mère », « Wood-wide web », « collaboration entre arbres » sont là des images-fortes du fonctionnement des forêts dont vous avez probablement entendu parler ces dernières années. Ces concepts furent popularisés par l’écologiste forestière Suzanne Simard sur la base de ses recherches, en particulier son article publié dans la revue Nature en 1997. Pour la version vulgarisée, je vous invite à écouter sa conférence TED. À souligner que ces idées ont inspiré le succès cinématographique international Avatar (2009).
Mais voilà, un article publié cette année (Karst et collab.) démontre que les interprétations de Mme Simard quant aux phénomènes qu’elle a observés dans des réseaux mycorhizaux seraient exagérées (note : entrevues de Karst et collab. dans un journal anglophone ainsi que Québec Science).
Mais, plus encore, les auteurs de cet article ont constaté que leurs collègues scientifiques ont été des vecteurs de premier plan dans la diffusion d’affirmations sur les réseaux mycorhizaux non appuyées… scientifiquement! En cause : un biais évident en faveur d’explications promouvant le rôle positif desdits réseaux.
Ce dernier point m’a particulièrement marqué, car il rejoint mes conclusions pour deux études récentes sur le caribou forestier. Si l’on y ajoute une thématique d’écologie forestière controversée, tout cela mérite un petit texte!
Karst et collab. (2023) : résumé
Pour la mise en contexte méthodologique, l’étude de Karst et collab. est basée sur une revue de littérature scientifique.
Aussi, il est important de souligner que le principe des mycorhizes, soit l’association entre un champignon et les racines d’un arbre, et les rôles qu’elles peuvent jouer à l’échelle d’un arbre ne sont pas du tout remis en question. C’est le regroupement de ces différentes associations mycorhizales en grands réseaux qui fait polémique. Plus encore, l’idée que ces réseaux aient une « volonté » en propre qui orienterait les ressources qui y transitent.
Trois affirmations populaires, mais erronées
Trois des affirmations les plus populaires associées aux réseaux mycorhizaux sont analysées dans l’article, soit [traduction] :
- Les réseaux mycorhizaux sont très répandus (widespread) en forêt,
- Les ressources sont transférées par les réseaux et augmentent la performance des semis (seedlings),
- Les arbres matures communiquent préférentiellement avec leurs « enfants » (offspring) par les réseaux mycorhizaux.
Si des nuances sont apportées pour les constats individuels, la conclusion globale est quant à elle sans appel :
Nous concluons que les affirmations populaires quant aux effets positifs des réseaux mycorhizaux sont sans fondement scientifique (« disconnected from evidence »). [traduction]
— Karst et collab. 2023
Biais humains
Pour analyser le rôle des scientifiques dans la propagation de ces affirmations, Karst et collab. ont sélectionné 18 études de terrain (note : en opposition aux études en laboratoire) qui avaient au moins 50 citations via le site Web of Science. Ils ont par la suite épluché plus d’un millier d’articles scientifiques référant à ces 18 études pour vérifier si elles citaient correctement les résultats.
Sur une vingtaine d’années de publications scientifiques, Karst et collab. notent que le taux d’affirmations non validées scientifiquement s’accroît avec le temps. De plus, il y a un clair biais à promouvoir des affirmations montrant un effet positif des réseaux mycorhizaux au détriment d’explications alternatives (« confounding effects »). Finalement, certaines des 18 études ont été citées comme démontrant un transfert de ressources par les réseaux mycorhizaux alors que le sujet n’était même pas évalué dans cesdites études!
Pour Karst et collab., il est donc clair que les scientifiques ont été, sans mauvaise intention, des vecteurs de diffusion de fausses perceptions quant au rôle des réseaux mycorhizaux dans l’écosystème forestier.
Mot de la fin
Dans un récent texte, je faisais le constat que deux études concluant à la valeur « parapluie » du caribou forestier étaient idéologiquement teintées en faveur de cette conclusion.
L’an dernier, je notais que les auteurs de l’article scientifique de 2003 ayant établi la répartition historique du caribou forestier jugeaient que « La précision des données historiques est relativement faible […] ». Or, j’ai pu observer qu’avec le temps cet élément de faiblesse des sources historiques avait disparu. En 20 ans, on est passé du doute à la certitude. Pourtant, en analysant les sources de l’article de 2003 j’ai pu constater que, de fait, on pouvait sérieusement douter de cette répartition historique.
Tout cela laisse songeur. Les scientifiques devraient agir en membres d’un Club des sceptiques, pas d’un fan-club.
Toute généralisation est à éviter ici. Mais à titre personnel, je vais garder en perspective que les chercheurs sont aussi des humains et, qu’à l’évidence, on ne peut empêcher un cœur d’aimer, aussi scientifique soit-il.