Visite des forêts québécoises aménagées avec Samuel de Champlain et Pierre Boucher
Un grand objectif de l’actuelle politique d’aménagement des forêts publiques du Québec est de préserver les écosystèmes forestiers dans des conditions les plus naturelles possibles. En cela, le Québec vise à contribuer à la préservation de la biodiversité, un enjeu environnemental international.
À cette fin, la stratégie est de maintenir les écosystèmes dans des conditions préindustrielles, soit avant que l’industrie forestière ne débute ses opérations à grande échelle au Québec il y a environ un siècle. Le postulat voulant qu’à cette époque les forêts étaient alors naturelles, soit sans influence humaine notable.
Cependant, depuis plusieurs années, cette idée de paysages vierges préindustriels dans les Amériques est fort contestée. Une contestation qui a peu touché le Québec, il faut dire. Pour autant, même dans nos contrées, il y a des indices qu’avant la colonisation européenne les humains alors présents influençaient, par leurs aménagements, tant les écosystèmes que leur biodiversité associée. Pour un exemple, dans un précédent texte, je faisais valoir que la présence historique du pin blanc (Pinus strobus L.) en Mauricie avait certainement été le fait d’aménagements humains et non le résultat de processus strictement naturels.
Dans la présente chronique, je vais poursuivre la documentation des indices, voire les preuves des aménagements précolombiens du territoire québécois via les témoignages écrits laissés par Samuel de Champlain et Pierre Boucher (1622-1717, fondateur de Boucherville).
Samuel de Champlain
Les extraits des écrits de Samuel de Champlain que je vais présenter sont tirés du livre Les Oeuvres complètes de Champlain. L’auteur en est l’historien Éric Thierry et il fut publié en deux tomes aux éditions Septentrion en 2019.
Aussi, il faut souligner que si Champlain est surtout connu pour la fondation de «l’habitation» de Québec en 1608, c’était avant tout un explorateur compulsif (sauf contraint, il était toujours en mouvement). Je ne présente ici que des extraits qui touchent ou sont à proximité de l’actuel territoire québécois, mais ses explorations dans les Amériques ont largement dépassé ces seules délimitations géographiques.
De plus, l’auteur a agrémenté le texte d’un grand nombre de notes utiles à la compréhension des écrits de Champlain que j’ai incluses lorsque nécessaire. Il a aussi actualisé les écrits en français moderne pour faciliter la lecture.
Finalement, il faut garder à l’esprit qu’une «lieue» équivaut à 4 ou 4,5 km sur le fleuve Saint-Laurent et à 3,4 km «plus à l’intérieur des terres». Une «brasse» correspond à environ 1,6 m. Un «pas» équivaut quant à lui à environ 0,75 m.
L’arrivée à Québec en 1603
Comme premier extrait, je vais présenter la description, par Champlain, de la région de Québec lors de son voyage inaugural en 1603. Ce sera aussi l’occasion de discuter des incertitudes liées à ses descriptions botaniques.
Nous vînmes mouiller l’ancre à Québec, qui est un détroit de ladite rivière de Canada, qui a quelque 300 pas de large. Il y a à ce détroit, du côté nord, une montagne assez haute [Cap Diamant], qui va en s’abaissant des deux côtés. Tout le reste est un pays uni et beau, où il y a de bonnes terres pleines d’arbres, comme des chênes, des cyprès, des bouleaux, des sapins et des trembles, et d’autres arbres fruitiers sauvages, et des vignes, ce qui fait que, selon mon opinion, si elles étaient cultivées, elles seraient bonnes comme les nôtres.
— Thierry, p. 187
Identifications et incertitudes
Tout d’abord, il convient de discuter du «cyprès». Selon Asselin et collab. (2014), les auteurs de Curieuses histoires de plantes du Canada (Tome 1, Septentrion), il s’agirait du cèdre, soit le thuya du Canada (Thuja occidentalis L.). Ces auteurs précisent d’ailleurs que Champlain utilise «cèdre» dans une première version du texte avant de passer à «cyprès» dans la version suivante (p. 119). Ces derniers relèvent aussi que Champlain utilise l’expression «cèdre blanc» pour référer au thuya (p. 119 et 125). De fait, Champlain a publié différentes versions de ses écrits qui ne concordent pas toujours en tout! En particulier, sa constance dans les appellations botaniques ne semble pas avoir été sa plus grande force.
Dans ce texte, les références aux «cyprès», « cèdres » ou aux «cèdres blancs» seront toutes présumées être liées au thuya du Canada.
Il peut aussi y avoir un questionnement quant à quels bouleaux faisait référence Champlain. Dans Curieuses histoires de plantes du Canada, qui s’attarde aux débuts de la colonisation française (et avant), seuls deux bouleaux sont discutés : le bouleau à papier (Betula papyrifera Marsh.) et le bouleau gris (Betula populifolia Marsh.). Il n’est aucunement question du bouleau jaune (Betula alleghaniensis Britt.). Sans exclure la présence de ce dernier, considérant la présence de trembles avec lesquels est associé le bouleau blanc (Les arbres du Canada, Farrar 1996), il est probable que Champlain faisait surtout référence à ce dernier.
Finalement, dans un extrait présenté plus bas et situé plus au sud du Québec, Champlain distingue «trembles» et «peupliers». Le seul éclairage que j’ai trouvé provient d’Éric Thierry qui associe une des deux appellations au peuplier deltoïdes (Populus deltoides Bartr. ex Marsh.). Il est donc très probable qu’à la hauteur de Québec, Champlain a identifié le peuplier faux-tremble (le plus commun), car le peuplier deltoïdes ne se rencontre que très marginalement dans l’extrême sud du Québec (Farrar 1996).
De Québec aux rapides de Lachine
Suite à son arrivée à Québec, Champlain devait rapidement quitter ce lieu pour poursuivre ses explorations jusque dans l’actuelle région de Montréal. Voici quelques extraits, en ordre chronologique, dont je discuterai l’interprétation par la suite.
À la hauteur de Pointe-Platon (Domaine Joly-de-Lotbinière) :
[…] Nous vînmes mouiller l’ancre jusqu’à Sainte-Croix [Pointe au Platon], distante de Québec de 15 lieues. C’est une pointe basse, qui va en se haussant des deux côtés. Le pays est beau et uni, et les terres meilleures qu’en un autre lieu que j’eusse vu, avec quantité de bois, mais fort peu de sapins et cyprès. Il s’y trouve en quantité des vignes, poires, noisettes, cerises, groseilles rouges et vertes, et certaines petites racines de la grosseur d’une petite noix ressemblant au goût à des truffes qui sont très bonnes rôties et bouillies. Toute cette terre est noire, sans aucun rocher, sinon qu’il y a grande quantité d’ardoise. Elle est fort tendre, et si elle était bien cultivée, elle serait de bon rapport.
— Thierry, p. 188
À noter que, lorsque Champlain fait référence à des «poires», on peut suspecter qu’il s’agit de l’amélanchier glabre (Amelanchier lævis Wieg.) dont le synonyme est «petites poires» avec une distribution s’étendant de Terre-Neuve au lac Supérieur (Farrar 1996).
À la hauteur du lac Saint-Pierre :
Le samedi suivant, nous partîmes des Trois-Rivières et vînmes mouiller l’ancre à un lac [Saint-Pierre], où il y a quatre lieues. Tout ce pays, depuis les Trois-Rivières jusqu’à l’entrée dudit lac, est une terre à fleur d’eau et, du côté du sud, quelque peu plus haute. Ladite terre est très bonne et la plus plaisante que nous eussions encore vue. Les bois y sont assez clairs, ce qui fait que l’on pourrait les traverser aisément.
— Thierry, p. 191
Quittant le lac Saint-Pierre vers les îles à la hauteur de Berthier :
[…] Nous le traversâmes ce même jour, et vînmes mouiller l’ancre à environ deux lieues dans la rivière qui va en haut, à l’entrée de laquelle il y a trente petites îles. Selon ce que j’ai pu voir, les unes sont de deux lieues, d’autres d’une lieue et demie, et quelques-unes moindres, lesquelles sont remplies de quantité de noyers, qui ne sont guère différents de nôtres [en France, on ne trouvait que le noyer commun (Juglan regia L.); il n’existait pas au Canada], et je crois que les noix en sont bonnes en leur saison. J’en vis en quantité sous les arbres, qui étaient de deux façons, les unes petites [sans doute du caryer cordiforme, Carya cordiformis (Wangenh.)] et les autres longues comme d’un pouce [sans doute le noyer cendré (Juglan cinerea L.)], mais elles étaient pourries. Il y a aussi quantité de vignes sur le bord desdites îles, mais quand les eaux sont grandes la plupart de celles-ci sont couvertes d’eau. Et ce pays est encore meilleur qu’aucun autre que j’eusse vu.
— Thierry, p. 191-192
Dans le secteur de la rivière Richelieu (rivière aux Iroquois) :
Le premier jour de juillet, nous côtoyâmes la bande du nord, où le bois est fort clair, plus qu’en aucun lieu que nous avions encore vu auparavant, et c’est une toute bonne terre pour cultiver. Je me mis dans un canot à la bande du sud, où je vis quantité d’îles [Saint-Ours, Duval, aux Bœufs…], lesquelles sont fort fertiles en fruits, comme des vignes, des noix, des noisettes, et une manière de fruit qui ressemble à des châtaignes [certainement le châtaigner américain, Castanea dentata (Marsh.) Borkh.], des cerises, en chênes, trembles, peupliers, houblons, frênes, érables, hêtres, cyprès, et fort peu en pins et en sapins. Il y a aussi d’autres arbres que je ne connais point, lesquels sont fort agréables. Il s’y trouve quantité de fraises, framboises, groseilles rouges, vertes et bleues [sans doute des bleuets], avec force petits fruits qui y croissent parmi une grande quantité d’herbages. Il y a aussi plusieurs bêtes sauvages comme des orignaux, cerfs, biches, daims, ours, porc-épic, lapins, renards, castors, loutres, rats musqués, et quelques autres sortes d’animaux que je ne connais point, lesquels sont bons à manger, et desquels vivent les Sauvages.
— Thierry, p. 193-194
En remontant le fleuve Saint-Laurent après avoir quitté les îles de Verchères :
Le mercredi suivant, nous partîmes de ce lieu et fîmes quelque cinq ou six lieues. Nous vîmes quantité d’îles, la terre y est fort basse, et elles sont couvertes de bois, ainsi que celles de la rivière des Iroquois. Le jour suivant, nous fîmes quelques lieues et passâmes aussi par quantité d’autres îles qui sont très bonnes et plaisantes, en raison de la quantité des prairies qu’il y a, tant du côté de la terre ferme que des autres îles, et tous les bois y sont fort petits, au regard de ceux que nous avions passés.
— Thierry, p. 194
À la hauteur des rapides de Lachine :
Venant à approcher dudit saut [rapides Lachine] avec notre petit esquif et le canot, je vous assure que jamais je ne vis un torrent d’eau déborder avec une telle impétuosité […]
Tout ce peu de pays du côté dudit saut que nous traversâmes par terre est un bois fort clair, où l’on peut aller aisément avec des armes, sans beaucoup de peines. L’air y est plus doux et tempéré, et la terre meilleure qu’en un lieu que j’eusse vu, où il y a quantité de bois et de fruits, comme en tous les autres lieux ci-dessus, et il est par les 45o degrés et quelques minutes.
— Thierry, p. 196-197
Suite à ses explorations aux alentours des rapides de Lachine, Champlain retourna vers Québec et subséquemment en France. Mais avant de poursuivre avec des extraits d’autres voyages, notons quelques indices assez clairs que Champlain s’est pour beaucoup promené, en 1603, dans des territoires aménagés.
Des signes d’aménagement
Un point qui m’a particulièrement frappé est la présence régulière de bois «clairs». Aussi, il rencontrait fréquemment des prairies et notait régulièrement la présence d’arbres de lumière et d’arbustes à petits fruits qui sont associés à des milieux ouverts.
Considérant l’écologie forestière de nos contrées, les descriptions de Champlain auraient dû ressembler à : «Les sous-bois sont sombres et l’on a peine à y avancer ». Sans perturbations, ces milieux tendraient de fait à être envahis par des essences «d’ombre », comme les érables. Et, considérant la fréquence des observations sur la présence de bois «clairs» et d’arbres ou arbustes de milieux ouverts, il est peu probable que ce soit le seul fait de la nature, en particulier les feux de foudre.
Il peut y avoir des feux de forêt dans le sud, mais ce n’est pas une perturbation naturelle dominante comme en forêt boréale. Pour une mesure comparative, sur une base statistique de 1972 à 2002, le cycle de feu dans le domaine de la forêt feuillue fut estimé supérieur à 1 100 ans (Manuel de Foresterie 2009, p. 1056). Sur cette même base, en forêt boréale, les cycles pouvaient être aussi courts que moins de 100 ans. Un cycle de feu se définit comme le «temps requis pour perturber une superficie équivalente à la superficie totale de l’aire étudiée par un type d’agent perturbateur».
Mais plus encore, j’ai retrouvé dans les textes de Champlain concernant les «[…] bois clairs, où l’on peut aller aisément avec des armes, sans beaucoup de peines.» les mêmes images décrites par le journaliste scientifique Charles C. Mann dans son «1491 : New revelations of the Americas before Columbus» (2e édition, 2011), soit :
Le feu est un facteur dominant dans de nombreux paysages terrestres, si ce n’est dans la plupart d’entre eux. Il a deux sources principales : la foudre et Homo sapiens. En Amérique du Nord, les incendies provoqués par la foudre sont plus fréquents dans les montagnes de l’Ouest. Ailleurs, cependant, les Indiens le contrôlaient — au moins jusqu’au contact [avec les Européens], et dans de nombreux endroits bien après. Dans le Nord-Est, les Indiens transportaient toujours une pochette en peau de cerf remplie de silex, rapporte Thomas Morton en 1637, qu’ils utilisaient «pour mettre le feu au pays dans tous les endroits où ils allaient». […]
Plutôt que de domestiquer les animaux pour la viande, les Indiens ont réorganisé les écosystèmes pour favoriser les wapitis [elks], les cerfs et les ours. Le brûlage constant des sous-bois augmentait le nombre d’herbivores, les prédateurs qui s’en nourrissaient et ceux qui les mangeaient les deux. Plutôt qu’un épais enchevêtrement d’arbres ininterrompu, imaginé par Thoreau, la grande forêt de l’Est était un kaléidoscope écologique de parcelles de jardins, de sentiers de mûres [blackberry rambles], de landes de pins [pine barrens] et de vastes bosquets [groves] de châtaigniers, de caryers et de chênes. Les premiers Européens de l’Ohio ont trouvé des forêts qui ressemblaient à des parcs anglais — ils pouvaient conduire des calèches à travers les arbres. À 15 miles de la côte, dans le Rhode Island, Giovanni da Verrazzano a trouvé des arbres si espacés que la forêt «pouvait être pénétrée même par une grande armée». John Smith a affirmé avoir traversé la forêt de Virginie au galop.
— Mann 2011, p. 285-286 [traduction avec l’aide de Deepl et Google]
Ce dernier paragraphe pourrait résumer les observations de Champlain! Il fait aussi écho aux propos tenus plus récemment par un écologiste forestier spécialisé dans l’évolution des forêts dans l’Est des États-Unis :
«Je pense que les Amérindiens étaient d’excellents gestionnaires de la végétation et que nous pouvons apprendre beaucoup d’eux sur la façon de gérer au mieux les forêts des États-Unis», a déclaré Marc Abrams, professeur d’écologie et de physiologie forestière au College of Agricultural Sciences. «Les Amérindiens savaient que pour régénérer les espèces végétales dont ils avaient besoin pour se nourrir et pour nourrir le gibier dont ils dépendaient, ils devaient brûler régulièrement le sous-étage de la forêt».
Selon M. Abrams, qui étudie depuis trois décennies les propriétés [qualities] passées et présentes des forêts de l’est des États-Unis, les incendies fréquents et généralisés provoqués par l’humain depuis au moins les 2 000 dernières années ont entraîné la prédominance d’espèces d’arbres adaptées au feu. Depuis que les brûlages ont été réduits, les forêts se transforment et des espèces telles que le chêne, le caryer et le pin perdent du terrain.
— Abrams, 2019 [traduction avec l’aide de Deepl et Google]
Comme on a pu le noter, en 1603 la présence de chênes et de caryers est régulièrement mentionnée par Champlain. Pour les pins, on les rencontre surtout dans un autre voyage, dont je présente des extraits à l’instant : )
Le voyage de 1613
Pour le contexte, nous sommes en 1613. Champlain pense alors avoir une opportunité de voir la mer du Nord (baie d’Hudson). Pour le rappel, un de ses grands objectifs, comme pour bien des explorateurs de cette époque, était de trouver un passage vers la Chine et le Sud-est asiatique. Et pour cela, on le retrouve au lac Saint-Louis, passé les rapides de Lachine d’où il s’apprête à remonter la rivière des Outaouais. Pour la petite histoire, il sera déçu dans ses attentes de voir la mer du Nord, mais aura l’occasion de découvrir d’autres coins de pays et tisser des liens avec d’autres nations autochtones.
Ce lac [Saint-Louis] est rempli de belles et grandes îles, qui ne sont que prairies, où il y a plaisir de chasser, la venaison et le gibier y étant en abondance, aussi bien que le poisson. Le pays qui l’environne est rempli de grandes forêts. Nous allâmes coucher à l’entrée dudit lac et fîmes des barricades, à cause des Iroquois qui rôdent par ces lieux pour surprendre leurs ennemis […]
— Thierry, p. 439
Alors sur la rivière des Outaouais, après une rencontre fortuite avec des Algonquins du lac Muskrat (Ontario) :
Ainsi, nous nous séparâmes, et continuant notre route en amont de ladite rivière, nous en trouvâmes une autre fort belle et spacieuse, qui vient d’une nation appelée Ouescharini [la Petite-Nation des Algonquins. La rivière s’appelle aujourd’hui la rivière de la Petite-Nation], lesquels se tiennent au nord de celle-ci et à 4 journées de l’entrée. Cette rivière est fort plaisante, à cause des belles îles qu’elle contient et des terres garnies de beaux bois clairs qui la bordent. La terre est bonne pour le labourage.
Le 4 [juin 1613], nous passâmes près d’une autre rivière qui vient du nord [la Gatineau], où se tiennent des peuples appelés Algonquins […]
À l’embouchure de celle-ci [la Gatineau], il y en a une autre qui vient du sud [rivière Rideau], où à son entrée il y a une chute d’eau admirable, car elle tombe avec une telle impétuosité, de 20 ou 25 brasses de haut, qu’elle fait une arcade, ayant de largeur près de 400 pas. Les Sauvages passent dessous par plaisir, sans se mouiller que du poudrin que fait ladite eau. Il y a une île au milieu de ladite rivière [Green Island dans la rivière Rideau], qui est, comme tout le terroir d’alentour, remplie de pins et de cèdres blancs.
— Thierry, p. 441
Poursuivant son chemin sur la rivière des Outaouais…
Nous passâmes un saut [rapides] à une lieue de là, qui est large d’une demi-lieue et descend de 6 à 7 brasses de haut. […] L’eau tombe à un endroit avec une telle impétuosité sur un rocher, qu’il s’y est creusé, par succession de temps, un large et profond bassin, si bien que l’eau, courant là-dedans circulairement et au milieu y faisant de gros bouillons, a fait que les Sauvages l’appellent Asticou, ce qui veut dire chaudière [chute de la Chaudière].
Après midi, nous entrâmes dans un lac [Deschênes, rivière Outaouais] ayant 5 lieues de long et 2 de large, où il y a de fort belles îles remplies de vignes, de noyers et d’autres arbres agréables. À 10 ou 12 lieues de là en amont de la rivière, nous passâmes par quelques îles remplies de pins.
— Thierry, p. 441-442
Et…
Le lendemain [5 juin 1613], nous continuâmes notre chemin jusqu’à un grand saut [des Chats] qui contient près de 3 lieues de large, où l’eau descend comme de 10 ou 12 brasses de haut en talus et fait un merveilleux bruit. Il est rempli d’une infinité d’îles couvertes de pins et de cèdres […]
Poursuivant notre route, nous passâmes deux autres sauts, l’un par terre, l’autre à la rame et avec des perches en poussant, puis nous entrâmes dans un lac [des Chats] ayant 6 ou 7 lieues de long, où se décharge une rivière venant du sud [la Madawaska], où, à cinq journées de l’autre rivière [le Saint-Laurent], il y a des peuples qui y habitent appelés Matouweskarinis [Algonquins de la rivière Madawaska]. Les terres des environs dudit lac sont sablonneuses et couvertes de pins, qui ont été presque tous brûlés par les Sauvages. […]
— Thierry, p. 442-443
Comme on peut le noter, dans le sud-ouest du Québec et l’est de l’Ontario, il y avait une régulière présence du pin blanc et les Algonquins utilisaient les brûlages comme outil d’aménagement. Ce qui dixit Le Guide sylvicole du Québec (2013) est exactement ce qu’il faut faire pour favoriser le pin blanc :
La régénération naturelle de pin blanc est d’ailleurs favorisée à la suite d’un brûlage dirigé simulant un feu de surface d’origine naturelle.
— Guide sylvicole, p. 136
Pour la petite note technique, même si Champlain ne décrit pas en détail les pins, il est très probable qu’il s’agisse, en grande majorité, du pin blanc de par sa présence historique reconnue dans ces régions et de son importance dans la culture autochtone (voir plus bas).
Attardons-nous maintenant sur le regard de Pierre Boucher quant aux écosystèmes qu’il a rencontré au 17e siècle dans le sud du Québec, en particulier concernant la présence de pins et de chênes.
Pierre Boucher
Pierre Boucher est arrivé en Nouvelle-France en 1635 à l’âge de 13 ans. Il a vécu quatre ans avec les Hurons du côté des Grands Lacs. Gouverneur de Trois-Rivières, fondateur de Boucherville, il est l’auteur d’Histoire véritable et naturelle des mœurs et productions du pays de la Nouvelle-France vulgairement dite le Canada. Ce document se voulait une synthèse des connaissances de l’époque. Il a parfois emprunté à d’autres auteurs, dont Champlain.
Publié pour la première fois en 1664, c’est ce document qui convainquit le roi Louis XIV d’envoyer le régiment de Carignan pour défendre la colonie contre les Iroquois ainsi que d’envoyer les « Filles du roi » pour aider à la peupler. Ce texte a bénéficié d’une réédition en 1964, 2014 et une nouvelle réédition est annoncée! Les extraits que je présente sont de l’édition de 2014 éditée en français moderne.
Mont-Royal [Montréal], qui est la dernière de nos habitations françaises, est plus avancée dans les terres. Elle est située dans une belle grande île nommée l’île du Mont-Royal, les terres y sont fort bonnes. C’est une terre noire ou pierreuse, qui produit du grain en abondance : tout y vient parfaitement bien; mais surtout les melons et les oignons : la pêche et la chasse y sont très bonnes, tout le pays d’alentour est parfaitement beau, et tant plus l’on monte en haut [en remontant le Saint-Laurent jusqu’au lac Ontario] du côté des Iroquois, plus le pays y est agréable; c’est un pays plat, une forêt où les arbres sont gros et hauts extraordinairement : ce qui montre la bonté de la terre, ils y sont clairs et point embarrassés de petits bois : ce serait un pays tout propre à courir le cerf, dont il y a abondance, s’il y avait en ce pays des habitants qui eussent des chevaux pour cela, et que l’Iroquois eût été un peu humilié, ou pour mieux dire dompté : la plupart de ces arbres sont des chênes.
— Boucher, p. 22-23
Et, dans un chapitre intitulé «Des Arbres qui croissent dans la Nouvelle-France» :
[…] Je n’y garderai point d’ordre; je les nommerai comme ils me viendront en la mémoire; je commencerai par un, qui est le plus utile ici, que l’on nomme pin, qui n’apporte pas de fruits comme ceux de l’Europe; il y en a de toutes grosseurs et grandeurs; ils viennent ordinairement de la hauteur de cinquante à soixante pieds, sans branches : l’on s’en sert pour faire de la planche, qui est fort belle et bonne; et l’on dit que ces arbres seraient bien propres à faire des mâts de navires. Il s’en trouve d’assez menus et hauts pour cet effet : ces arbres sont fort droits : il y a de grands pays qui n’en portent point : mais les lieux où ils naissent sont appelés pinières.
Ces arbres rendent quantité de gomme; les Sauvages s’en servent pour brayer [étancher] leurs canots, et on s’en sert heureusement pour les plaies, où cette gomme est fort souveraine.
— Boucher, p. 40-41
À souligner qu’Asselin et collab. (2014, p. 98) identifient le pin de cet extrait des textes de Pierre Boucher comme étant le pin blanc.
Finalement, «une des belles chênaies qui soit dans le monde » :
Au lac Saint-François, qui est environ quatorze ou quinze lieues au-dessus [soit en remontant le fleuve] du Mont-Royal, il se trouve une des belles chênaies qui soit dans le monde, tant pour la beauté des arbres, que pour sa grandeur : elle a plus de vingt lieues de long, et l’on ne sait pas combien elle en a de large.
— Boucher, p. 168
En contexte, un extrait du Guide sylvicole du Québec (2013) concernant l’écologie des chênes rouges :
C’est une essence de début de succession ou de mi-succession bien adaptée aux sites xériques où la concurrence des espèces ligneuses est moins vive, en partie grâce aux feux de surface qui contribuent à les éliminer.
— Guide sylvicole, p. 30
Mots de la fin : de guerres et de biodiversité humanisée
Guerre et aménagement
Pour comprendre la dynamique historique de l’aménagement du territoire dans le sud du Québec, il faut mettre en contexte que, lorsque Champlain arrive, c’est au milieu d’une guerre très brutale entre les Hurons et leurs alliés contre la confédération iroquoise des Cinq-Nations (Haudenosaunee en iroquois). Une guerre qui a déjà dépeuplé le sud du Québec d’une bonne partie de ses aménagistes; ce que Champlain constate d’ailleurs :
Ce même jour, je partis de Québec et arrivai audit Grand-Saut [rapides de Lachine] le vingt-huitième de mai [1611], où je ne trouvai aucun des Sauvages qui m’avaient promis d’y être au vingtième dudit mois. […] Et proche de ladite place Royale [pointe à Callière], il y a une petite rivière [Saint-Pierre] qui va assez avant dedans les terres, tout le long de laquelle il y a plus de 60 arpents [environ 20 hectares] de terre désertés qui sont comme des prairies, où l’on pourrait semer des grains et y faire des jardinages. Autrefois, des Sauvages y ont labouré, mais ils les ont quittés pour les guerres ordinaires qu’ils y avaient.
— Thierry, p. 398-399
Ici, Éric Thierry précise que les Iroquoiens rencontrés par Cartier à Hochelaga [Montréal] en 1535 étaient des agriculteurs et que leur disparition est due aussi aux épidémies.
À souligner, de plus, que les membres de la Petite-Nation algonquine seront victimes de cette guerre quelques décennies après le passage de Champlain.
Ce contexte de guerre, doublé d’une succession d’épidémies mortelles chez les différentes nations autochtones suite au contact avec les Européens, eut une influence capitale sur la suite des aménagements dans le sud du Québec et le fait que nous en ayons collectivement perdu la mémoire! Enfin, presque toute…
Le pin blanc, arbre symbole
En 2017, la ville de Montréal a intégré le pin blanc dans ses armoiries comme symbole lié aux Premières Nations. Dans un texte publié dans le journal Le Devoir explicitant la valeur de symbole du pin blanc pour ces dernières, un consultant innu mentionne (entre autres) :
«Autour des villages autochtones, on procédait à des brûlages sélectifs pour nettoyer la forêt et éviter que les feux de forêt naturels viennent menacer la population, poursuit M. Dudemaine. Ça décourageait certaines espèces et ça en encourageait d’autres. Le pin blanc était de ceux qui survivaient bien.»
— Le Devoir, 2020
L’ingénieur forestier et chercheur bien connu Christian Messier est aussi cité :
Autrefois abondant au Québec, le pin blanc se fait aujourd’hui plus rare. La pratique des Autochtones consistant à provoquer des feux de forêt avait aussi pour objectif de favoriser la production de petits fruits et elle a bien servi le pin blanc, explique l’ingénieur forestier Christian Messier, professeur au Département des sciences biologiques de l’UQAM et à l’Université du Québec en Outaouais. «C’est une espèce qui apparaît après le feu parce que [le pin blanc] a besoin d’un sol minéral pour germer et de lumière pour se développer. Il ne peut pas pousser à l’ombre comme l’érable à sucre. Il doit grandir dans un milieu ouvert.»
— Le Devoir, 2020
Une biodiversité humanisée
Malgré les évidences d’aménagements anthropiques précolombiens d’envergure ayant favorisé leur présence, le pin blanc et le chêne rouge sont aujourd’hui officiellement identifiés comme des enjeux écologiques sur la base d’une analyse détaillée dans le document gouvernemental «Intégration des enjeux écologiques dans les plans d’aménagement forestier intégré de 2018-2023 — Cahier 4.1 : Enjeux liés à la composition végétale».
Je résume ici l’analyse, car cette chronique est déjà particulièrement longue (!), mais ces essences sont considérées comme des enjeux écologiques, car les interventions anthropiques (récolte) sont réputées avoir eu pour seule conséquence historique de diminuer leur présence. Il est ici implicite que les feux à la source de leur relative abondance passée ont eu pour seule (ou principale) origine les feux de foudre.
Aux États-Unis, avec qui nous partageons une histoire commune en relation avec les Premières Nations, il est devenu commun que des études scientifiques analysent l’hypothèse que l’évolution historique de la composition forestière fut influencée par les humains vivants sur le territoire avant la colonisation européenne. Et les résultats changent de plus en plus le narratif de l’histoire environnementale des États-Unis.
Au Québec, ce type d’hypothèse semble cependant tabou! Comme si les humains qui avaient vécu pendant des milliers d’années sur le territoire du Québec avant les Européens l’avaient fait sans influence sur les écosystèmes et leur biodiversité. Comme s’ils s’étaient contentés de vivre de ce que la nature offrait sans chercher à l’influencer. Comme si ces humains avaient agi, au fond, différemment de tous les autres humains depuis la nuit des temps.
Ce sont des postulats étonnants.
Moins étonnants qu’il n’y paraît cependant lorsque l’on considère que ces postulats sont au cœur de notre politique forestière adoptée en 2010. Les révoquer reviendrait à en désavouer un gros pan.
Aussi, ces postulats sont au cœur du discours environnemental dans la promotion d’aires protégées. La valeur ici étant l’absence (présumée) d’aménagements humains conférant à ces territoires leur valeur «naturelle».
Finalement, ces postulats furent établis, et toujours promus, par des chercheurs dont le regard historique est centré sur les perturbations naturelles. À la base même, le rôle potentiel des humains est ici complètement évacué.
Il y a cependant de très bonnes raisons de penser que, même au Québec, il serait temps de réintégrer l’humain dans l’histoire environnementale millénaire de ce territoire et de poser un autre regard sur la notion de biodiversité «naturelle».
Livres en référence :
- Asselin, Alain, Jacques Cayouette et Jacques Mathieu. 2014. Curieuses histoires de plantes du Canada — Tome 1. Septentrion.
- Boucher, Pierre. 1664. Histoire véritable et naturelle des mœurs et productions du pays de la Nouvelle-France vulgairement dite le Canada. Édition 2014. Septentrion.
- Farrar, John Laird. 1996. Les arbres du Canada. Fides
- Frère Marie-Victorin. 1964. Flore laurentienne. 2e édition (Ernest Rouleau). Les Presses de l’Université de Montréal.
- Mann, Charles C. 2011. 1491 : New Revelations of the Americas Before Columbus. 2e édition. Vintage Books.
- Ministère des Ressources naturelles. 2013. Le Guide sylvicole du Québec, Tome 1. Ouvrage collectif sous la supervision de B. Boulet et M. Huot. Les Publications du Québec. 1044 p.
- Ordre des ingénieurs forestiers du Québec. 2009. Manuel de foresterie. 2e édition. Ouvrage collectif. Éditions MultiMondes. 1544 p.
- Thierry, Éric. 2019. Les Oeuvres complètes de Champlain. Septentrion.