SAF 2013 — Carnet de voyage n°5: Les forestiers et leur formation – s’adapter ou disparaître
Adapt or die. L’expression est venue de la Présidente de la Society of American Foresters pour exprimer la réalité de cet organisme. Dans un contexte où l’effectif de cette Association est en déclin (1990: 22 000 membres, aujourd’hui: 14 000), la Présidente a averti que si la Society of American Foresters voulait continuer à exister pour un autre siècle (elle a été fondée en 1900), elle se doit d’être l’Association de choix pour les aménagistes des ressources naturelles. Sinon, elle pourrait tout simplement disparaître (chronique sur le sujet). Il faut ici préciser que, contrairement au Québec ou à d’autres juridictions au Canada, il n’y a pas aux États-Unis de protection légale du titre de « forestier » (« ingénieur forestier » au Québec). La Society of American Foresters est avant tout la voix des forestiers.
Et le problème justement, c’est que les forestiers ont de moins en moins l’oreille du public et du monde politique; cette diminution de prestige se faisant naturellement sentir au niveau du recrutement. De plus, autre signe des temps qui changent, les formations universitaires liées à l’aménagement des ressources naturelles, qui furent longtemps synonymes de « foresterie », ont éclaté ces dernières années en une myriade d’options. Pour ce Carnet de voyage, je vous propose donc un compte-rendu d’un Atelier du congrès qui portait spécifiquement sur ce sujet.
Pour s’assurer que l’on visualise bien la profondeur des changements qui touchent le monde forestier, un des conférenciers de l’Atelier nous a présenté l’évolution de la définition du mot « foresterie » entre 1958 et 1998 selon la Society of American Foresters:
La définition en 1958 (traduction personnelle):
L’aménagement scientifique de la forêt pour une production continue
de biens et services.
La définition en 1998 (traduction personnelle):
Profession regroupant la science, l’art, et la pratique de créer, aménager, utiliser et conserver les forêts et leurs ressources associées au bénéfice des humains et cela d’une façon durable pour répondre aux buts, besoins et valeurs désirés. Il faut noter que, plus largement, la foresterie incorpore les sciences sociales, de management et de biologie quantitative qui sont appliquées à l’aménagement et la conservation des forêts et à des champs de spécialisation comme l’agroforesterie, la foresterie urbaine, la foresterie industrielle, la foresterie non industrielle, les régions sauvages (« wilderness ») et la récréation.
Ce changement profond dans les attentes de la société envers les forestiers, ou plus justement envers les aménagistes des ressources naturelles, s’est naturellement reflété dans les choix de formation universitaire comme on peut le voir sur la photo ci-dessous. En 1980 aux États-Unis, la foresterie accaparait presque 50% des inscriptions universitaires reliées aux ressources naturelles. Cette proportion avait diminué à moins du quart en 2009. Aujourd’hui, c’est le programme en « Ressources naturelles et Environnement » qui est le plus populaire. À noter que le Québec ne s’avère pas une « société distincte » à cet égard, car le programme de « Baccalauréat en environnements naturels et aménagés » a connu un succès instantané à la Faculté de Foresterie, Géographie et Géomatique de l’Université Laval.
Si la Society of American Foresters cherche à se repositionner pour attirer des étudiants en ressources naturelles qui n’étudient pas en foresterie, les facultés de foresterie cherchent de leur côté à moduler leur programme pour s’adapter à la demande sociale.
À cette fin, la Faculté de foresterie et d’agriculture de la Stephen F. Austin State University (Texas) a conduit dans la dernière année et demie une étude en vue de redéfinir le curriculum du forestier. Pour ce faire, la Faculté a distribué un sondage auprès de ses diplômés ainsi que de leurs employeurs (actuels ou potentiels). Les répondants devaient classer 48 compétences spécifiques à acquérir par les forestiers selon leur importance ainsi que la performance perçue chez les diplômés de cette université pour chacune des dites compétences. Un total de 800 réponses ont été reçues. Elles ont d’abord été classées en six focus areas (liste ci-dessous — traduction personnelle) avant d’être regroupées en trois grands champs de compétences (technique, générale et personnelle):
- Aménager les ressources forestières (Technique — 16 compétences)
- Poser un jugement critique (Générale — 6 compétences)
- Se gérer (managing self, Personnelle — 6 compétences)
- Communiquer et collaborer (Générale — 9 compétences)
- Être un leader et gérer le personnel (Générale — 5 compétences)
- S’engager dans un « apprentissage transformateur » (transformative learning) et en leadership (Générale — 6 compétences)
Les dix compétences spécifiques qui ont été retenues comme les plus importantes à acquérir (liste ci-dessous — traduction personnelle) appartiennent aux grands champs de compétences « générales » ou « personnelles », aucune au niveau technique:
- Utiliser la communication orale efficacement (effectively)
- Établir une relation d’autorité positive
- S’engager efficacement dans la résolution de conflits
- Bien gérer son horaire et sa charge de travail
- Avoir une bonne (effective) écoute
- Utiliser la communication écrite efficacement
- Être résolu, décisif (decisive) lorsque requis
- Comprendre les différents publics (amateurs de chasse, randonneurs…)
- Analyser, prioriser et résoudre des problèmes
- Être capable de travailler efficacement sur différents projets en simultanés
De ces résultats est ressortie la Figure ci-dessous qui illustre le problème et la solution.
L’idée fondamentale est de passer d’un curriculum basé surtout sur des compétences techniques à un curriculum avec un équilibre entre les compétences techniques, générales et personnelles de façon à former des society-ready foresters. Notez bien que ce ré-équilibrage se fera en maintenant l’enseignement des compétences techniques au niveau actuel, ce sont les autres compétences qui vont être accrues.
Tout cela peut sembler très beau sur papier, mais changer un curriculum n’est pas aisé, car il y a beaucoup de résistances. D’ailleurs, une recherche de la littérature a permis de constater que le manque de préparation des forestiers pour bien communiquer avec la population est documenté depuis un siècle! En particulier, Gifford Pinchot avait déjà abordé cette idée (les mots étaient différents) au début du siècle dernier. Aussi, une étude du début des années 1950, basée elle aussi sur un sondage, concluait que:
…our sample believes the ability to speak and write effectively is the most important attribute a forester may possess.
Point à la fois amusant et intéressant, il a été beaucoup question dans une des conférences de la tendance des forestiers à être introvertis. Mais loin d’être un handicap, ce trait de personnalité pourrait être une force pour répondre à la demande sociale d’être habile pour résoudre des conflits (un livre — Quiet: The Power of Introverts in a World That Can’t Stop Talking — a été cité sur le sujet). Espoir donc pour les forestiers!
Référence de l’étude
Bullard S., D. Coble, T. Coble, R. Darville, L. Rogers, et P.S. Williams. 2013. Producing « Society-ready Foresters »: A research-based Process to revise the Bachelor of Science in Forestry Curriculum at Stephen F. Austin State University. Draft Monograph. 68 pages.
(Note: le document papier que j’ai pu obtenir au congrès, qui a été qualifié de « draft », ne semble pas disponible en pdf. Seuls des segments de l’étude sont disponibles en date du 11 juin à cette page. Le document final devrait cependant être présenté sur la page en lien.)