Le Parc Algonquin: quand foresterie et aire protégée cohabitent… mais pour combien de temps encore?
Ce fut le premier Parc créé dans la fédération canadienne en 1893 et de facto le premier de la province de l’Ontario (note: la fédération date de 1867). C’est le seul des 338 parcs de l’Ontario et probablement du Canada (appel à tous: merci de confirmer) dans lequel il y a de la foresterie pour des besoins industriels. Le Parc Algonquin, d’une superficie de 7 635 km2, soit un territoire plus grand que la province de l’Île-du-Prince-Édouard (5 684 km2), est un cas unique… mais pour combien de temps encore?
L’an dernier, Parcs Ontario publiait un amendement au Plan directeur (Master plan) du Parc qui réduisait la superficie accessible à la foresterie. Ce mois-ci, c’est le Commissaire à l’environnement de l’Ontario qui, dans son Rapport annuel, a officiellement demandé la fin de « l’anomalie » que représente le Parc Algonquin dans le réseau des parcs de la province. Dans ce cas, pas de demi-mesure: la foresterie devrait être totalement exclue du Parc pour préserver son intégrité écologique. Symbole du principe que nul n’est prophète en son pays, si ce Parc est une « anomalie » en Ontario, c’est cependant un modèle au Québec. Une initiative menée par Nature Québec vise à développer un modèle d’aire protégée, complémentaire au réseau en place, qui autoriserait la récolte forestière industrielle sur l’inspiration, entre autres, du Parc Algonquin. Un modèle qui pourrait bien s’incorporer dans l’objectif de protéger 50% du territoire du Plan Nord (chronique).
Pour aujourd’hui, je vais donc vous présenter ce cas unique d’aménagement que représente le Parc Algonquin, le débat politique qu’il suscite et comment il inspire au Québec.
Le Parc Algonquin est né du grand mouvement nord-américain pour la protection des forêts de la fin des années 1800. Ce mouvement était stimulé par la prise de conscience des impacts de la disparition des forêts suite à la colonisation et aux feux (ces premiers causant souvent ces derniers — chronique précédente). Les impacts les plus spectaculaires prenaient la forme d’inondations et de disparition de plusieurs espèces fauniques.
La mission de ce nouveau parc fut, justement dans un contexte où la région du Parc était colonisée, de protéger les têtes des bassins versants, la faune, la flore, les poissons, la forêt naturelle, d’offrir un lieu de repos et de ressourcement pour la population et, à une échelle restreinte (limited scale), être utilisé par des activités forestières expérimentales et « systématiques » (systematic forestry). Et si les revenus de la foresterie aidaient à garnir les coffres de la province, c’était tant mieux! Malgré la vocation très « nature » du Parc, la foresterie a donc fait partie de sa vocation dès le départ. C’est pourquoi le Parc Algonquin bénéficie d’une dérogation pour cette activité interdite dans tous les autres parcs de l’Ontario. À noter que la foresterie n’est pas apparue dans le Parc avec sa création! Les premières coupes pour les grands pins dans le territoire qui allait devenir le Parc avaient commencé vers 1830.
Dans les premières décennies suivant la création du Parc, l’aménagement forestier se décidait dans les officines gouvernementales. Cette façon de procéder, qui voyait le gouvernement octroyer des droits de coupes à plusieurs entreprises individuelles, fut remise en cause dans les années 1960 et amena la création de l’Agence de foresterie du Parc Algonquin (AFPA – Algonquin Forestry Authority) et du premier Plan directeur en 1974. L’AFPA se retrouva alors avec la responsabilité de tous les contrats de récolte. En 1983, une entente avec le ministère des Richesses naturelles (MRN) lui donna toutes les responsabilités d’aménagement (sylviculture, chemins…) alors que le MRN conservait un rôle de supervision sur toutes les activités de l’AFPA.
L’AFPA est officiellement une agence gouvernementale autonome devant s’autofinancer, mais son autonomie est très balisée. Le Parc dans lequel elle œuvre est directement sous la supervision de Parcs Ontario et c’est le MRN qui nomme le président du conseil d’administration de cette agence. C’est aussi ce dernier qui détermine quelles compagnies auront des approvisionnements en bois ainsi que les volumes attribués à chaque usine. À souligner que des représentants des communautés locales se retrouvent sur le conseil d’administration.
L’AFPA s’occupe entre autres de la planification décennale de l’aménagement forestier du Parc dans le respect du Plan directeur. Ce dernier définit le zonage du Parc selon sept grandes catégories (carte ci-dessous). Une seule zone, « Récréation/Utilisation », autorise la foresterie. C’est toutefois la zone la plus grande. Dans le plus récent Plan directeur de 1998, cette zone occupait 77,9% de la superficie totale du Parc. L’amendement de 2013 lui a retiré presque 100 000 hectares, faisant passer la proportion de la zone où la foresterie est permise à 65,3%. La foresterie n’utilise toutefois pas 100% de la zone « Récréation/Utilisation ». Selon le Plan de 1998, elle utilisait 73% de cette superficie, ce qui correspondait à 57% de la superficie totale du Parc. Avec l’amendement, la proportion d’utilisation a augmenté à 78%, ce qui correspond à 51% du Parc qui peut aujourd’hui être utilisé pour la foresterie. Un nouveau Plan directeur devrait être officialisé pour 2018.
Considérant toutefois que depuis le Plan directeur de 1974, il y a une tendance à la baisse de la place de la foresterie dans le Parc, cette nouvelle diminution a été très mal accueillie par les autorités politiques locales. Ils y voient là de la petite politique « de Toronto » (siège du parlement provincial) pour plaire à certains groupes de pression sans tenir compte de leur réalité. Dans ce contexte, la demande du Commissaire à l’environnement d’arrêter la foresterie dans le Parc, considérant selon lui que les scieries pourraient facilement s’approvisionner ailleurs, ne pouvait pas plus mal tomber! Le MRN s’est porté à la défense du Parc en rappelant son caractère unique, son histoire et aussi son apport économique. Entre autres, la foresterie dans le Parc Algonquin répond aux besoins de 9 scieries sur une base régulière et 5 à 10 autres reçoivent des approvisionnements ponctuels.
L’AFPA a aussi répondu en précisant que, « à l’évidence, la notion d’intégrité écologique veut dire différentes choses pour différentes personnes » (traduction personnelle). Elle a aussi fait valoir que leur aménagement forestier est certifié CSA et que leur système environnemental (environmental management system) est certifié ISO 14001. Cela sans compter les audits forestiers indépendants auxquels ils sont soumis à chaque 5 ans depuis 1997.
Un point qui n’est pas précisé dans la réponse de l’AFPA et qui mérite, je pense, d’être noté, est que la production du plus récent plan opérationnel de 10 ans, couvrant la période 2010-2020, a été le résultat d’un grand effort de collaboration multidisciplinaire qui a vu des représentants de neuf des dix communautés algonquiennes de la région participer à sa réalisation. À souligner aussi que la coupe à blanc, l’intervention sylvicole la plus mal perçue du public, n’occupe que 5% des objectifs en superficie de récolte. Les deux autres systèmes sylvicoles retenus sont la coupe sélective et la coupe progressive de régénération.
Cette idée que la foresterie puisse être autorisée dans un parc ne fait pas froncer des sourcils qu’en Ontario. Au Québec, l’initiative menée par Nature Québec pour bâtir un concept d’aire protégée dans laquelle la foresterie industrielle serait admise, s’est déjà butée à l’opposition d’un autre groupe environnemental dans un rapport publié en 2010. Cette initiative s’est depuis traduite sous la forme de deux projets pilotes, un en Mauricie et un autre en Gaspésie. Pour en savoir plus et bien comprendre pourquoi le Parc Algonquin est une référence pour ce projet, je vous invite à consulter les deux présentations suivantes: celle de M. Louis Bélanger (Université Laval) et celle de M. François Brassard (merci! — Gouvernement du Québec). À souligner qu’une autre suite à cette initiative a pris la forme d’une collaboration avec la France dont vous pouvez suivre les activités sur le blogue suivant: Coopération France — Québec : conservation de la nature et aires protégées polyvalentes.
À court terme il apparaît peu probable que l’aménagement forestier disparaisse du Parc Algonquin, mais les pressions sont là. Ce qu’on oublie toutefois trop souvent, mais qui est pourtant soulevé dans le Rapport annuel du Commissaire à l’environnement, c’est que les chemins nécessaires à la récolte sont potentiellement un plus gros problème que la récolte en elle-même. Il y a peut-être là une piste de solution à creuser. Finalement, les mots « parc » et « aire protégée » sont probablement trop associés à des zones sans intervention humaine pour pouvoir imaginer vendre une autre idée. Il serait alors peut-être opportun de développer un tout nouveau vocable!
Références complémentaires
Le résumé, en français, du « Plan de gestion forestière 2010-2020 » du Parc Algonquin.
Un site avec des éléments historiques très détaillés sur l’histoire du Parc.
Un personnage-clé dans la création du Parc: M. Alexander Kirkwood. Sa biographie, sa lettre de 1886 au Commissaire des Terres de la Couronne de l’Ontario pour faire la promotion de la création du Parc Algonquin. M. Kirkwood fut à la tête de la Commission royale qui décida de la création du Parc en 1892 et c’est aussi lui qui a insisté sur le nom du Parc en hommage aux communautés algonquiennes qui avaient occupé ce territoire.
Quelques textes concernant le dossier politique de la récolte au Parc Algonquin (les commentaires sont aussi intéressants):
Ontario’s Environmental Commissioner aims to end logging in Algonquin Park (2014)
Restrictions to Algonquin Park logging worry local council (2012)
Ruining Algonquin (2012)
P.S.: La « Forêt » est aujourd’hui associée au ministère des Richesses naturelles. Ce changement semble assez récent. J’ai conservé pour ce texte l’appellation la plus courante (MRN) dans les références.
Notez que les aires protégées de catégories V et VI de l’UICN incluent une utilisation durable des ressources naturelles. Elles font l’objet d’activités agricoles et forestières et elles contiennent souvent des villages et des petites villes. Plusieurs de ces aires protégées polyvalentes portent le nom de parc national (parc national des Cévennes, craingroms national park, etc.) bien qu’elles ne correspondent pas exactement à la description qu’en fait l’UICN… La famille mondiale des aires protégées est bien diversifiée.
Merci pour les précisions : )
Depuis déjà longtemps, je partage l’idée que le Parc Algonquin est un parangon de l’aménagement durable des forêts boréales, et qu’il devrait être expérimenté au Québec, notamment par le concept des aires protégées polyvalentes développé par un groupe de travail formé de spécialistes gouvernementaux de la conservation (environnement et forêts) et d’universitaires. C’est un très beau concept qui existe depuis plus de 40 ans en Ontario – avec ce parc Algonquin -, mais aussi en Europe. Évidemment, le nom de parc est devenu intouchable depuis quelques années, alors changeons-le, mais gardons le concept. N’y a-t-il pas meilleure façon de démontrer la féconde coexistence entre aménagement forestier, conservation et nature ?
Dernière remarque, dans le parc Algonquin, les plans d’aménagement opérationnel portent sur 10 ans, ils sont préparés par les employés du parc, et bien documentés. Chez nous, il n’y a pas de telle planification, et la planification opérationnelle (PAFIo) porte sur 1 à 3 ans. Bien sûr, nous avons des plans tactiques (PAFIt) sur 5 ans, mais ces plans sont peu documentés, et ne semblent pas être en mesure d’encadrer efficacement les PAFIo. Ces derniers semblent d’ailleurs fortement sous le contrôle de l’industrie (article 56 de la LADTF).Ce concept pourrait aussi être avantageusement appliqué et adapté aux Forêts de proximité qui se font attendre.
V. Gerardin, Québec
Merci pour votre réflexion ainsi que les précisions que vous apportez!