Oregon : la métamorphose
Faisant suite à la chronique précédente, nous allons poursuivre notre périple dans le nord-ouest des États-Unis, plus précisément en Oregon, un État de 3,8 millions d’habitants où l’industrie du sciage a historiquement occupé une place centrale dans l’économie. Une industrie qui a cependant été secouée par deux chocs majeurs dans les vingt dernières années. Le premier est lié à la précédente chronique, à savoir la diminution drastique de la récolte dans les forêts nationales pour protéger la chouette tachetée, forêts qui représentent 47% de la superficie forestière de l’État. Le deuxième est l’effondrement récent du marché immobilier américain. Un groupe de Presse (East Oregonian Publishing Co.), s’est attardé à monter un dossier sur plusieurs semaines intitulé « The fate of our forests » pour montrer comment le monde forestier de l’Oregon se restructurait suite à ces deux chocs. Je vous invite à me suivre dans ce petit résumé qui, comme toujours, se complètera par une petite réflexion sur les potentiels enseignements à tirer pour le Québec.
Quelques statistiques seront utiles pour placer le contexte. Entre 1980 et 2010, le nombre de scieries en Oregon est passé de 405 à 106, soit une diminution de 74%. Le nombre d’employés a suivi la même tendance, passant de 45 778 en 1980 à 15 708 en 2010, soit une diminution de 66%. C’est ce que l’on peut appeler une crise! Et au-delà des statistiques, il faut réaliser que, comme au Québec, ce sont de nombreux villages mono-industriels qui sont touchés. Plus de scierie, plus d’employeur. Ce ne sont pas juste des usines qui ferment, ce sont des communautés qui sont menacées de disparaître à chaque fermeture!
À la base du problème, il y a la baisse de la récolte dans les forêts nationales. Avec 47% de la superficie forestière de l’État, elles ont historiquement fourni beaucoup de volume pour le fonctionnement des scieries. Dans la moitié Est de l’Oregon (relire le nom du groupe de Presse pour comprendre le « biais » géographique du dossier…) le volume récolté a chuté de 57% entre 1995 et 2010. Mais le niveau de récolte n’est pas tout. Ce n’est plus le même type bois qui sort.
Localisation des forêts nationales (en vert)
En plus de la réduction de la récolte, le combat contre les feux a amené les écosystèmes forestiers des forêts nationales de l’Est de l’Oregon à être sur-stockés par rapport à une dynamique naturelle avec feux. Ces derniers brûlaient le sous-étage, laissant les gros arbres former le couvert mais avec relativement peu de sous-étage. Aujourd’hui, le sous-étage est « envahi » d’arbres. Conséquence pas seulement appréhendée mais aussi vécue : une sensibilité aux feux et aux épidémies d’insectes accrue. Conséquence directe sur la politique de récolte : afin de préserver les vieilles forêts et restaurer la résilience de l’écosystème forestier des forêts nationales, la récolte se fait dorénavant sur des arbres de moins de 21 pouces de diamètre (non, ce n’est pas le même monde qu’ici!).
Donc, non seulement la récolte globale a diminué de 57% entre 1995 et 2010, mais si en 1995 près de 100% du bois de ces forêts nationales pouvait servir aux scieries de l’Oregon, aujourd’hui c’est approximativement 50%. Cela correspond à une diminution effective de 75-80% de l’approvisionnement en 15 ans! Le bois qui ne peut servir au sciage car trop petit est utilisé comme bois de chauffage ou autres usages de base. Conséquence globale : les forêts nationales de l’Est de l’Oregon ne produisent plus assez de bois de sciage pour subvenir aux besoins annuels d’une seule scierie.
Suivant la logique déjà présentée dans la chronique «Conservation ou exploitation?», la diminution de la récolte en forêt publique a augmenté la pression ailleurs, soit dans la forêt privée. Mais cela, il faut le dire, au grand bonheur des propriétaires privés qui ont vu la valeur de leur bois augmenter! Les États voisins de l’Oregon (Washington, Idaho) ont d’ailleurs été mis à contribution.
Pour essayer de changer le climat de confrontation dont les forêts nationales furent le théâtre depuis une vingtaine d’années, sept groupes environnementaux et autant d’industriels forestiers ont choisi de collaborer (ils sont d’ailleurs appelés les « 7 x 7 »!). Globalement, ils se sont entendus sur le fait qu’il était nécessaire d’aménager les forêts nationales pour améliorer la santé de l’écosystème forestier de ces forêts. Il a aussi été entendu que cela pouvait se faire au bénéfice économique des communautés. La collaboration entre le groupe des « 7 x 7 » a débouché sur un projet de loi déposé en janvier 2011 par un Sénateur démocrate et qui s’intitule assez explicitement « Oregon Eastside Forests Restoration, Old Growth Protection, and Jobs Act of 2011 ». Naturellement, serai-je tenté de dire, le projet est déjà décrié tant par des industriels que des environnementalistes. Mais comme le mentionne le chef de file (M. Shelk) des industriels des « 7 x 7 », quel que soit le sort de ce projet de loi, il aura au moins permis d’établir les base d’une collaboration entre des groupes autrefois opposés. Tel que discuté dans la chronique «Forêts nationales américaines : le grand virage», la collaboration entre les acteurs locaux est au coeur de la nouvelle vision que souhaite mettre en avant le USDA Forest Service. Les initiatives comme celles du groupe des « 7 x 7 » n’y sont certainement pas étrangères.
Tous ces changements, perturbations, se font dans un contexte de mouvement de fond chez les propriétaires des grandes forêts privées industrielles qui cherchent à se départir de leurs forêts. Depuis 15 ans, 84% des grandes forêts industrielles des États-Unis auraient été vendues. L’exemple de Weyerhaeuser est probablement le plus spectaculaire et il touche directement l’Oregon. Cette compagnie centenaire qui avait fonctionné selon un modèle d’intégration verticale s’est tout récemment départie de la majeure partie de ses forêts au principal profit de TIMO (Timber Investment Management Organisation) ou de REIT (Real Estate Investment Trust). Elle a même vendu 4 millions d’acres (1,6 millions d’hectares) en une seule enchère!
Que sont ces TIMO/REIT? Ce sont fondamentalement des groupes d’investissement qui ont réalisé que les forêts étaient un très bon placement. Ces « faceless » propriétaires, comme les appellent plusieurs intervenants de l’Oregon, représentent un saut dans l’inconnu pour les communautés forestières habituées à certains visages industriels depuis de nombreuses années, voire des générations. Car, même si les forestiers en charge d’aménager la forêt avant et après la vente restent les mêmes (cas de Weyerhaeuser), les objectifs des nouveaux propriétaires sont différents des anciens propriétaires industriels. La forêt n’est plus là en vue de fournir une usine mais un rendement sur l’investissement. Et si le bois est aujourd’hui leur source de revenus, demain ce pourrait être le carbone ! C’est selon ce qui pourrait apporter le meilleur rendement. En plein coeur d’une grave crise, il y a donc là une grande part d’incertitude sur le comportement futur de ces nouveaux grands propriétaires.
L’Oregon forestier ne sera jamais plus le même et les différents acteurs semblent en avoir pris acte. Ils cherchent à l’évidence les meilleures solutions pour avancer ensemble. Un élément qui semble vouloir surgir est la valorisation de l’aménagement forestier comme outil de maintien de la bonne santé d’un écosystème forestier (l’adjectif « healthy » revient souvent dans les articles). Jusqu’à tout récemment, je perçois que le terme « aménagement forestier » était pour bien des gens avant tout synonyme « d’exploitation » avec sa connotation la plus négative. La crise économique et la prise de conscience que les forêts n’étaient pas « en santé », ont amené les environnementalistes et les industriels à se rapprocher. Et malgré ce qui semble être un réel marasme économique, il y a là je pense un réel espoir de les voir s’en sortir et d’une belle façon. D’une façon qui ressemble plus à de l’aménagement forestier durable, qui se veut un équilibre entre les différents intérêts.
Des leçons pour le Québec? Je les verrai à deux niveaux. Tout d’abord, le fait qu’il faille éviter de mettre une cloche de verre sur certaines forêts, particulièrement celles les plus susceptibles aux feux; ce derniers ne reconnaissent pas la désignation « aire protégée »! Entre la cloche de verre et la récolte commerciale industrielle, il y a potentiellement un gradient de niveaux d’intervention pour concilier le désir de maintenir de grands massifs de forêts et assurer une activité économique. L’aménagement forestier peut ici s’inscrire comme outil pour préserver le mieux possible des grands massifs contre des « catastrophes » naturelles.
Deuxièmement, la diversité des modes de tenures. L’Oregon est une mosaïque de différents modes de tenures publics et privés. Selon ma perception, cette mosaïque permet d’absorber plus facilement les courants sociaux et soubresauts économiques qui peuvent survenir. À la remarque « Ça ne semble pas voir été très efficace au vu des statistiques d’emploi en foresterie », je répondrai : « Imaginez si au Québec les coupes en forêt publique pouvaient être contestées en cour comme dans les forêts nationales américaines! ». Nous n’aurions pas besoin d’un Bureau du Forestier en chef pour calculer la possibilité forestière! Au vu du débat suite à L’Erreur boréale et de la crise que nous vivons dans le milieu forestier, il ne se ferait plus beaucoup de récolte dans les forêts publiques… et conséquemment au Québec! Notre 10% de forêt privée ne pourrait que faiblement compenser, surtout qu’elle est concentrée dans les régions du sud du Québec. Les groupes environnementaux américains ont pu pleinement exprimer leurs préoccupations via les forêts nationales sans tout arrêter. Ici, toutes les forêts publiques doivent faire plaisir à tout le monde en même temps… tout un mandat!
Valorisation de l’aménagement forestier pour limiter l’effet « cloche de verre » et diversité des modes de tenures : voilà de beaux souvenirs à rapporter de cette visite dans l’Ouest américain!
Pour en savoir plus :
Le dossier du The Daily Astorian
(note : si problème avec le lien, allez à l’onglet « Special sections »)
Crédits photos (toutes liées à l’Oregon) :
Carte de localisation de l’Oregon
Carte de localisation des forêts nationales : Google Map