De la difficulté de sauver des espèces menacées : la chouette tachetée – prise 2
Dans le grand débat entre protection de la forêt et récolte (emplois), la chouette tachetée (Strix occidentalis caurina) est une espèce emblématique. Associée aux vieilles forêts (old-growth) et désignée espèce menacée le 26 juin 1990, elle a eu une influence majeure sur l’aménagement dans les forêts nationales de la côte ouest américaine alors que la récolte y a diminué de 77% à 86% entre 1994 et 2003. Lors du débat du début des années 1990, j’étais étudiant à la maîtrise et la martre d’Amérique était mon intérêt premier. Et même si le débat sur la chouette tachetée touchait avant tout la côte ouest américaine, l’intensité de ce débat s’était transposé dans nos régions alors qu’un imminent chercheur (Ian Thompson) sur la martre, elle aussi associée alors aux vieilles forêts, s’était posé la question : La martre d’Amérique deviendra-t-elle la chouette tachetée de l’Est canadien? Un article qui avait fait grand bruit! C’était il y a 20 ans… Considérant les efforts consentis pour protéger l’habitat de la chouette, j’étais confiant que sa situation s’était depuis rétablie. Erreur! Les plus récentes estimations font état d’une diminution globale de sa population de 3,7%/an entre 1985 et 2003. Le U.S. Fish and Wildlife Service doit déposer d’ici le 1er juin un plan final de rétablissement de la chouette tachetée (la plus récente version ici). Et le débat #2 qui s’annonce promet d’être plus émotif que le premier.
Mais pourquoi l’arrêt presque complet de la récolte dans les forêts nationales de l’ouest américain s’est-il avéré insuffisant pour rétablir les populations de chouette tachetée (« les » car l’analyse se réalise sur la base de douze provinces écologiques)? Tout d’abord, il y a toujours le problème de l’habitat. S’il y a eu quelques coupes dans l’habitat de la chouette tachetée entre 1994 et 2003, le problème de base à ce niveau est que trop d’habitat aurait été coupé avant que les vieilles forêts ne soient protégées dans les forêts nationales (pertes globales d’habitat estimées entre 1800 et 1990: 60%-88%). Aussi, les perturbations naturelles, les feux en particulier, ont détruit des milieux propices à la chouette tachetée. Finalement, et surtout serais-je tenté de dire, il y a une nouvelle menace sous la forme d’une autre chouette, la chouette rayée (Strix varia, barred owl).
L’aire de répartition de la chouette rayée se retrouve surtout dans l’Est (Figure 1). Elle n’a colonisé l’ouest américain que très récemment (années 1970-1980 selon la localisation retenue). C’est une chouette plus grosse, plus agressive et plus opportuniste que la chouette tachetée. Si elle était déjà présente dans l’ouest il y a 20 ans, elle ne semblait pas alors représenter une menace. Aujourd’hui, elle est présente dans tous les territoires de la chouette tachetée, particulièrement dans l’État de Washington, et il est établi que la chouette rayée a un impact négatif sur la chouette tachetée même si des doutes subsistent sur le niveau réel de cet impact.
Figure 1. Aire de répartition de la chouette rayée (Strix varia). Source : http://ebird.org
Lorsque je faisais référence au potentiel émotif du débat à venir, c’est beaucoup en lien avec la toute nouvelle dimension que lui apporte la chouette rayée. Comme le mentionne un biologiste du U.S. Forest Service, spécialiste de la chouette tachetée, « (…) the barred owl has thrown a huge monkey wrench into everything ». Par la seule présence de la chouette rayée, une partie du plan de rétablissement qui inclut d’étendre la protection de massifs forestiers aux forêts privées va faire face à une sérieuse opposition (sans compter le fait même d’étendre la protection au-delà des forêts nationales!). L’argument : pourquoi protéger encore plus de forêt si la chouette tachetée doit naturellement être remplacée par une autre espèce? D’autres avancent le contre-argument que c’est justement parce que beaucoup d’efforts ont déjà été faits qu’il faut continuer et que la présence d’une espèce compétitrice ne fait qu’augmenter le besoin de sauvegarde.
L’autre élément émotif : les mesures « d’aménagement » de la population de chouette rayée. Dans les faits, un important programme d’abattage des chouettes rayées est prévu. Les chiffres qui circulent font état d’un projet d’abattage de 1200 à 1500 chouettes rayées. En plus de la réprobation sociale que des abattages ont déjà causée, cela soulève des questions tant logistiques, légales qu’éthiques. D’un point de vue logistique, c’est une opération que sera compliquée et coûteuse à mettre en place. Légalement, l’abattage des chouettes est illégal en Californie. Finalement, d’un point de vue éthique il y a un débat à savoir si on devrait abattre un animal sous prétexte qu’elle a potentiellement bénéficié de conditions offertes par les humains (protection des forêts contre le feu, arbres autour des fermes) pour sortir de son aire de répartition. Un débat qui pourrait bien en amener un autre : l’humain fait-il partie de la Nature? Gros débat en perspective!
Au Québec, si la martre d’Amérique n’est pas devenue notre chouette tachetée, le caribou forestier (Rangifer tarandus caribou), l’écotype (version) non-migrateur du caribou des bois, a plusieurs des attributs qui lui vaudraient ce « statut ». C’est une espèce animale qui a besoin de la protection de grands (250 km2) massifs forestiers matures et qui est très sensible aux dérangements. Aussi, comme la chouette tachetée, la situation précaire du caribou forestier résulte d’une longue histoire de modifications de l’habitat à laquelle il faut ajouter la chasse. De plus, comme cela semble le cas pour la chouette, les transformations à très grande échelle de l’habitat ont amené une interaction avec une autre espèce, l’original et, surtout, avec les prédateurs (loup, ours noir) de ce dernier! Finalement, sauvegarder et rétablir des niveaux de population du caribou forestier qui assureraient sa survie à long terme implique une panoplie de mesures qui vont de la préservation de massifs forestiers au contrôle de la chasse et à une gestion de la population des prédateurs. Et cela, non sans conséquences pour les utilisateurs actuels du territoire (industrie forestière, récréation) ou les chasseurs. Comme aux États-Unis avec la chouette tachetée, il y a là les bases d’un bon débat social, débat déjà en cours mais certes pas fini.
En bout de ligne, le lien le plus fort que je note entre la chouette tachetée et le caribou forestier est que leur statut d’espèce menacée ou vulnérable n’a été « acquis » que suite à une longue histoire de dégradation de leurs conditions d’habitat. Et si aujourd’hui on s’attarde aux menaces immédiates en préservant les derniers massifs de forêts et en réduisant la présence d’espèces compétitrices ou de prédateurs, dans les faits on se bat contre l’histoire. Une histoire que nous ne pouvons refaire et dont nous essayons simplement d’atténuer les conséquences. La suite de l’histoire de la chouette tachetée sera probablement riche d’enseignements pour la gestion future du caribou forestier.
Pour en savoir plus
… sur le débat lié à la chouette tachetée
Northern spotted owl recovery : information portal (moment d’humour : la version française est hilarante!); Article qui synthétise le dossier; Concernant le débat : The Scientific american, Article sur le projet d’abattage de la chouette rayée, Éditorial en accord avec le projet d’abattage, Représentants forestiers contre le plan de rétablissement, Chroniqueur contre le plan.
… sur le caribou forestier
Courtois, Rhéaume. 2003. La conservation du caribou forestier dans un contexte de perte d’habitat et de fragmentation du milieu. Thèse présentée comme exigence partielle du programme de doctorat en environnement forestier de l’université du Québec à Rimouski. 368 pages.
Page officielle du Ministère de Ressources naturelles et de la faune du Québec sur le caribou forestier. Inclus : le Plan de rétablissement du caribou forestier 2005-2012.
Caribou forestier ou caribou des bois?
Crédits photos : Chouette tachetée male (Kris Hennings), Caribou male en Alaska (Dean Biggins, U.S. Fish and Wildlife Service, via Wikipedia)
Merci Eric pour tes chroniques bien intéressantes! Pour ceux que cela intéresse, le site internet de la Loi sur les espèces en péril (fédéral) présente des informations sur la chouette tachetée: http://www.sararegistry.gc.ca/species/speciesDetails_f.cfm?sid=33 . En fait, on peut y rechercher de l’information sur plusieurs espèces en péril (incluant le caribou forestier). De plus, un lien intéressant pour connaître le statut d’une espèce au niveau international est le site du Nature Serve Explorer: http://www.natureserve.org/explorer/ .
Au plaisir!
Merci pour le compliment et les références : )