Du rôle des forestiers dans l’aménagement des forêts publiques
Quel est le rôle des forestiers d’aujourd’hui dans l’aménagement des forêts publiques? Grande question me direz-vous! Pour essayer d’y répondre, ou à tout le moins susciter la réflexion, je vais référer à deux articles. Le premier est intitulé The myth of the omnipotent forester et fut publié en 1966 dans le Journal of Forestry sous la plume de M. Behan, alors professeur à l’Université du Montana. Le deuxième fut publié en 2006, dans la même revue, par M. Luckert (Université d’Alberta) et s’intitule Has the myth of the omnipotent forester become the reality of the impotent forester? Une autre façon de dire : « 40 ans après M. Behan, où en sont les forestiers? » Et comme le débat est d’actualité au Québec, l’Ordre des Ingénieurs Forestiers étant en pleine réflexion sur la définition de la profession, cela mérite que l’on s’arrête à l’analyse de ces deux observateurs éclairés.
« À tout seigneur tout honneur », je commencerai par M. Behan dont l’article de 1966 semble encore résonner aujourd’hui. Son message principal : les forestiers oeuvrant dans les forêts nationales américaines se doivent d’aménager la forêt selon les désirs de la population et non pas selon leur propre vision. Son article était en réaction avec le commentaire d’un de ses collègues forestiers qui, invité comme conférencier dans un des cours de M. Behan, avait demandé aux étudiants de « se tenir debout » et de dire au public comment leurs forêts devraient être aménagées. En clair, d’agir en professionnel tout-puissant (omnipotent) dans les forêts nationales américaines.
Faisant un petit retour historique, M. Behan souligne que ce courant de pensée alors bien présent chez des forestiers américains était issu de la culture européenne et n’était pas du tout en phase avec la culture américaine. Ce qui ne pouvait que conduire à un mur. Une vision importée principalement de l’Allemagne par le deux premiers forestiers américains, messieurs Fernow et Pinchot. Pour l’anecdote, ce dernier fut un artisan de la création du programme de foresterie à Yale où allèrent étudier nos deux premiers forestiers, messieurs Avila Bédard et Gustave C. Piché (le « père » de l’actuelle Faculté de Foresterie, Géographie et Géomatique – FFGG- de l’Université Laval). Or, dans l’Europe de la fin du 19e siècle qu’ont connue messieurs Fernow et Pinchot, les forêts étaient une ressource relativement rare, ce qui lui conférait un caractère presque sacré, et le forestier avait une autorité indiscutable. Ce dernier point étant dû en bonne partie à une délimitation des classes sociales très étanche. Or, argumente M. Behan, ces deux caractéristiques de la société européenne ne correspondaient pas du tout à la culture américaine. D’un côté il y avait présence d’une abondante forêt et de l’autre côté la société américaine s’était bâtie sur une culture d’absence de classe sociales; la base de la société américaine étant « monsieur et madame tout-le-monde » et ces derniers étant peu enclin à se faire dire quoi faire par une autorité supérieure.
Reprenant où avait laissé M. Behan, M. Luckert note que la crise identitaire chez les forestiers américains des années 1960 est présente de façon tout aussi aigüe 40 ans plus tard à l’échelle nord-américaine (et même en Europe). Symptôme du problème, en 2006 les inscriptions dans les programmes de foresterie en Amérique du nord étaient dans une importante phase de décroissance. En opposition, les programmes en science environnementale et en récréation s’illustraient par leur croissance (à la FFFG, le baccalauréat en environnements naturels et aménagés, offert pour la première fois à l’automne 2010, a connu un succès instantané alors que les inscriptions liées à la formation d’ingénieur forestier connaissaient un minime regain de vie après des années de décroissance). Les associations professionnelles de forestiers connaissaient, elles aussi, un déclin de leur membership (cela est toujours vrai en 2011).
Les causes? Si les faibles perspectives d’emplois et de bons salaires en sont assurément une, elles ne peuvent tout expliquer. Selon M. Luckert, il faut aussi et surtout regarder du côté des changements de paradigmes à la base du travail du forestier et de la perception qu’a la société de ce dernier. On est passé du paradigme du rendement soutenu à des concepts de développement durable et d’aménagement écosystémique. Cette évolution vers une valorisation des ressources de la forêt autre que le bois a eu pour conséquence que le forestier, associé étroitement au bois, a vu sa « côte » de popularité s’éroder sérieusement au profit d’autres professions (ex : biologiste). Une érosion due en partie à une difficulté des forestiers de se redéfinir face à ces changements de paradigme.
M. Luckert est particulièrement critique sur ce dernier point mais pas tant vis-à-vis les forestiers eux mêmes que les associations professionnelles, Ordres, qui les encadrent. À la base, pour qu’une profession évolue, il faut que la formation évolue. Or, selon M. Luckert, la rigidité des accréditations professionnelles rend parfois très difficile l’adaptation des programmes de formation. De plus, en définissant de la façon la plus précise possible le champ de compétence des forestiers, les Ordres professionnels ont pour ainsi dire exclu plusieurs autres professions. Une exclusion dans un contexte où le travail de forestier s’est complexifié au point où il est difficile d’imaginer qu’un seul professionnel soit capable d’assimiler toutes les compétences que demandent l’aménagement des forêts publiques aujourd’hui. Et si certains souhaitent brandir le Code d’éthique des associations ou Ordres comme gage de bonne conduite, M. Luckert note que plusieurs des valeurs rencontrées dans ces documents se retrouvent aussi chez les Scouts.
Des solutions à cette crise d’identité? M. Luckert identifie cinq grandes pistes (je les conserve en anglais afin d’éviter d’en altérer le sens).
– Do not manage for « the good of the land »
– Never say or think, « trust me folks, I’m a professional »
– Do not assume foresters can manage forests on their own
– Do not assume that foresters can legislate or certify professionalism to regain stature
– Do not assume that ethics will improve forest management
Fondamentalement, M. Luckert estime que c’est en se mettant le plus possible en phase avec la commande sociale, en collaboration avec d’autres professions, que les forestiers pourront retrouver la faveur populaire.
Le moins que l’on puisse dire, le « problème » entre le forestier et la société nord-américaine est bien réel. Un problème qui s’est pleinement transposé au Québec depuis la fin des années 1990 suite à la diffusion de L’Erreur boréale, le Rapport de la Vérificatrice générale en 2002 et la Commission Coulombe en 2004. Aucun évènement où le forestier québécois est sorti grandi.
Les pistes qu’explore M. Luckert font assurément partie de la solution (je vous invite à lire l’article pour tous les détails!). Une que j’ai particulièrement appréciée est de sortir la responsabilité des plans d’aménagement des seules épaules des ingénieurs forestiers (note : appellation unique du Québec, dans le reste de l’Amérique du nord il s’agit de Registered Professional Foresters) pour la confier à une équipe multidisciplinaire (l’équipe serait la responsable).
Mais spécifiquement pour le Québec, j’ai personnellement un autre élément de solution : faire renaître la profession d’aménagiste forestier. Ça peut paraître banal mais dans les faits, dans ma perspective, ces derniers ont pratiquement disparu du paysage québécois. Qu’est-ce qu’un « aménagiste » selon moi? Et bien, je vais me référer aux sentiments que j’ai eu il y a déjà près de 25 ans (ça fait peur à écrire…) lorsque j’ai décidé d’aller en aménagement forestier suite à une lecture de la définition du programme. Un aménagiste voit la forêt comme un tout. Il n’est spécialiste de rien. C’est un chef d’orchestre, un intégrateur capable de concilier sylviculture, planification, opérations et respect des différents usages du territoire et de l’écosystème dans une même vision de la forêt. L’esprit d’aménagiste, on peut encore le retrouver en forêt privée. Dans le cadre de mes études, je l’ai retrouvé dans les archives de la Consolidated Paper Corporation Ltd, qui avait séparé l’aménagement forestier des opérations. Je l’ai retrouvé dans mes rencontres avec M. Alex W. Morris, chef de l’aménagement chez la Consol en Mauricie pendant 20 ans. C’est une réflexion d’aménagiste qui les avait amenés à planifier (sans ordinateurs) la récolte de façon à ce que la distance de transport n’augmente pas avec temps. Mais cet esprit, je ne l’ai jamais rencontré depuis la Loi sur les Forêts et je ne le vois pas du tout dans la Loi sur l’Aménagement durable du territoire forestier. Et on aura beau enrober cette dernière de tous les concepts que l’on souhaite, je ne crois pas que sans retrouver un esprit d’aménagiste dans les forêts publiques on puisse arriver à de bons résultats et redorer le blason des forestiers.
Crédits photos :
Hautes-Gorges de la Rivière Malbaie (Wikipédia)
Loup (Wikipédia)
Débardeuse David J. Moorhead, University of Georgia, Bugwood.org
Orignal (Wikipedia)
Pic à dos noir Terry Spivey, USDA Forest Service, Bugwood.org