Forêts nationales américaines : le grand virage
Suite à l’invalidation en juin 2009 par une cour des Règles de planification (Planning rules) régissant la production des plans d’aménagement des forêts sous juridiction fédérale, le gouvernement américain avait annoncé un changement de direction par la voix de son Secrétaire à l’Agriculture (chronique du 6 janvier 2011). Pour donner suite à cette intention, l’année 2010 fut consacrée à une vaste consultation publique pour établir les nouvelles Règles de planification. Ces dernières ont été publiées le 14 février dernier (les commentaires sont ouverts jusqu’au 16 mai). Comme attendu, les nouveaux mots d’ordre de ce document d’une cinquantaine de pages sont : adaptation, résilience et restauration des écosystèmes forestiers et des bassins versants. Cela pour faire face aux divers stress environnementaux anticipés, les changements climatiques étant en première ligne des stress considérés. Mis sur la sellette lors du jugement de 2009, le concept de filtre brut est retenu comme outil d’aménagement et appliqué de façon à répondre aux critiques émises. En soi, si les changements de mots d’ordre ne sont pas banals, ils étaient attendus. Et si je parle ici de grand virage, c’est avant tout dans la façon pratique que le USDA Forest service souhaite appliquer ses nouveaux mots d’ordre à l’échelle locale.
C’est un responsable local du USDA Forest Service, en collaboration avec les acteurs locaux, qui serait le maître d’oeuvre de la révision des plans d’aménagement. Le responsable local aurait un pouvoir décisionnel (decisionmaker). La logique de cette approche tient à la volonté du USDA Forest Service de favoriser la participation du public et ainsi faciliter l’acceptabilité sociale des plans. Et pour cela, l’organisme fédéral juge essentiel que l’interlocuteur officiel vis-à-vis le public ait un pouvoir décisionnel. Depuis 1982, c’est une autorité régionale qui a ces pouvoirs.
Comment cela se traduirait-il en pratique? Le cadre de production et la révision des plans se ferait en trois grandes phases : évaluation de la situation (assessment), application d’une solution (development/revision/amendment) et suivi (monitoring). Chaque plan aurait cinq composantes obligatoires: 1. Conditions futures désirées de la forêt, 2. Objectifs, 3. Critères/Principes (Standards), 4. Lignes directrices (Guidelines), et 5. Potentiel des usages par secteurs (Suitability of areas). Le premier point est fondamental et définit les trois composantes suivantes. Un plan devrait être produit sur la base d’une vision future de la forêt la plus précise possible. Une vision qui serait définie localement et en gardant en tête les mots d’ordre de résilience et restauration des écosystèmes et des bassins versants. À titre d’exemple, l’idée qui revient régulièrement est de restaurer les écosystèmes naturellement dynamisés par le feu mais qui ont été modifiés suite aux efforts de suppression des feux.
Autre élément de changement fondamental, les règles actuellement en vigueur imposent une révision des plans aux 15 ans au minimum. Malheureusement, dû à l’incapacité de changer les Règles de planification, il y a de très nombreux plans qui sont échus. De plus, durant la période de révision, les plans en vigueur deviennent totalement déphasés par rapport aux problématiques du moment car le processus est très long. C’est pourquoi dans cette proposition le responsable local pourrait initier en tout temps une révision, un amendement au plan. On parle même du potentiel de faire des amendements annuels si le responsable local estime avoir des raisons d’ajuster le plan. Les trois grandes phases mentionnées plus haut pour la production des plans fonctionneraient donc comme une grande boucle de rétroaction : on établit une évaluation de la situation (documentation d’un enjeu), on met en application des correctifs et on fait le suivi. Le suivi fait ressortir un problème et on reprend au début. Et tout cela naturellement en étroite collaboration avec les acteurs locaux.
Les acteurs locaux sont d’ailleurs les grands gagnants de cette proposition. Après des décennies à se battre devant les tribunaux, le USDA Forest Service veut miser sur l’acceptabilité sociale en amont pour s’assurer que les choses avancent. Point intéressant, aucune formule de consultation précise n’est mise de l’avant. Cela se décidera localement.
Les perdants : les scientifiques. S’il serait excessif de parler de disgrâce, il n’en reste pas moins qu’ils n’ont pas eu le même poids qu’avant dans la définition de ces nouvelles règles. Pour celles de 1979 et de 2000, un comité formel de scientifiques avait été formé. Pas cette fois. Les scientifiques ont été consultés dans le cadre d’un forum scientifique mais l’emphase fut mise sur la consultation du public.
Le rôle de la science va aussi être ajusté. Si les responsables locaux seront toujours tenus de baser leurs décisions sur la meilleure connaissance scientifique disponible, la science que l’on peut retrouver dans les revues scientifiques ne serait qu’une des sources de connaissances, sur une pied d’égalité avec, entre autres, les connaissances locales (ex : autochtones). Ce serait au responsable local de déterminer et justifier le choix de ses sources. Grand virage non?
Comme mentionné en introduction, malgré qu’il fut « débouté » en cour car jugé en soi comme une approche environnementale inférieure aux règles de 1982 pour protéger la diversité des espèces animales et végétales, le concept de filtre brut est toujours présent dans les Règles proposées. Il y a même une argumentation sur la valeur du concept. Cependant, afin de se protéger des critiques, son application serait associée au filtre fin (ce qui va théoriquement de soi), un filtre fin « vitaminé » en fait. Trois catégories d’espèces seraient considérées dans ce filtre fin : 1- les espèces désignées en danger ou menacées (obligation légale), 2- les espèces candidates à être désignées en danger ou menacées mais qui ne l’ont pas encore été et 3- toute espèce que le responsable local pourrait avoir de bonnes raisons de juger nécessaire de protéger (cela devra être documenté). Finalement, c’est par le biais d’un monitoring d’espèces focales (déf.: a small number of species selected for monitoring whose status is likely to be responsive to changes in ecological conditions and effects of management) que le USDA Forest Service validera l’approche par filtre brut; il ne se basera donc plus seulement sur la valeur scientifique intrinsèque du concept. À noter qu’ici aussi le responsable local aura un rôle à jouer en sélectionnant les espèces focales.
Si j’ai décrit dans les paragraphes précédents ce que je considère comme un grand virage dans l’aménagement des forêts nationales américaines, je résumerai ici ce que j’ai ressenti à la lecture de cette proposition : « Arrêtons de gosser sur les concepts et aménageons la forêt ». C’est une interprétation très libre de ce qui est proposé mais qui, je crois, en traduit bien l’état d’esprit. Le USDA Forest Service fait face à d’énormes défis, en particulier avec les changements climatiques. Or, dans les 20 dernières années d’énormes efforts ont été mis dans la seule élaboration de Règles de planification sans jamais arriver à les appliquer. Ils ne peuvent pas se permettre de perdre un autre 20 ans. L’approche proposée est basée non seulement sur les consultations mais aussi leur expérience. Et si les concepts de résilience et de restauration orienteront l’aménagement, c’est en fonction de l’acceptabilité sociale, couplée à une grande flexibilité dans la réactivité locale, que ces concepts seront appliqués.
Avec l’adoption de la Loi sur l’aménagement durable du territoire forestier, on a certainement fait un grand pas au Québec vers une plus grande acceptabilité sociale de l’aménagement forestier. Mais pour arrimer en terme pratique sur le terrain acceptabilité sociale et les différents concepts que l’on retrouve dans la Loi, l’expérience du USDA Forest Service sera certainement à prendre en considération.
Crédits photos :
Terry Tompkins: Brûlage dirigé, Larry Weber : Traces de lynx et de coyote, Tom Kogut : Faucon Pèlerin