La Commission Coulombe et le règne des machines
Dans mon précédent texte, je soulignais que sans ses doutes sur les chiffres des possibilités forestières produits par Sylva, la Commission Coulombe aurait probablement plus penché vers un constat de non-surexploitation des forêts publiques du Québec (minimalement, le constat aurait été beaucoup moins drastique). Dans cette chronique, qui se veut la deuxième d’une trilogie (ou quadrilogie…) sur le constat de surexploitation de la Commission Coulombe, je vais m’attarder à la philosophie d’aménagement qui a amené la Commission à douter des résultats obtenus avec Sylva.
La démarche de la Commission se déroula en deux étapes. La première examina Sylva sous toutes ses coutures ainsi que sur ses aptitudes à répondre à certaines fonctions (ex. : la répartition spatiale des coupes). Par la suite, comme le bilan de cette analyse fut très négatif, la Commission compara les résultats obtenus avec Sylva avec une formule mathématique (Hanzlik) qui aurait dû donner des valeurs de possibilités forestières beaucoup plus élevées que celles de Sylva (la Commission détaille une liste de raisons). Or, ces résultats furent plus proches que ceux attendus par la Commission. Cela constitua l’argument final qui amena cette dernière à rejeter les chiffres obtenus avec Sylva.
Dans toute cette procédure, une variable clé fut cependant absente : l’aménagiste forestier. Et pour mieux mesurer la valeur de cette « variable », je vais faire un détour par les calculs des possibilités forestières dans les concessions.
Une formule, mille variantes
Pour le rappel, les concessions forestières furent, pendant environ un siècle, l’approche gouvernementale pour accorder des droits de coupe en forêt publique. C’était aussi un mode de tenure. Légalement, il s’agissait d’un droit de coupe de 12 mois dans des limites définies. Le concessionnaire (une seule entreprise) avait l’exclusivité de tous les bois dans ces limites, mais devait aussi assumer toutes les responsabilités (et les coûts) de l’aménagement forestier.
Mon doctorat a été basé sur les archives du concessionnaire Consolidated Paper Corporation Ltd en Mauricie. Pour ce projet de vie (presque), j’avais utilisé les données de deux concessions. Suite à mon doctorat, j’ai élargi mes intérêts à toutes les concessions de la « Consol » qui se trouvaient dans la Division Saint-Maurice (carte ci-bas). Un de mes intérêts fut la documentation des calculs des possibilités forestières dans chacune des concessions.
Les plans d’aménagement dataient de la fin des années 1950 — début 1960. La formule alors utilisée était appelée « aire-volume » et s’exprimait ainsi :
À titre de comparaison, la formule de Hanzlik s’écrivait ainsi :
Je ne rentrerai pas ici dans les détails de l’utilisation de chacune de ces deux formules. Un point central à retenir est que la première visait avant tout à contrôler les superficies récoltées alors que la seconde (Hanzlik) visait à réguler prioritairement les volumes. Deux logiques ayant chacune leurs avantages et inconvénients. L’autre point à noter est qu’elles furent utilisées à la même époque (Hanzlik fut en usage en Colombie-Britannique entre les années 1940 et 1970).
À souligner finalement que l’utilisation de la formule aire-volume était une exigence gouvernementale. De même, la structure des plans d’aménagement avait été établie par le ministère des Terres et Forêts. Les travaux des aménagistes de la « Consol » représentent donc ici un exemple d’une stratégie gouvernementale d’ensemble.
Mon bilan des calculs des possibilités forestières par les aménagistes de la Consolidated Paper Corporation Ltd : la formule aire-volume a été adaptée à chacune des concessions forestières. Autrement exprimé, il n’y a eu aucune application mur à mur de la formule.
Par exemple, dans quatre des dix concessions (Batiscan Sainte-Anne, Bazin-Monet, Manouane, Métabetchouan) les aménagistes ont retenu la seule superficie des classes d’âge des strates matures (70 ans et +) plutôt que la superficie productive totale. La structure des âges étant très déséquilibrée, ils devaient s’assurer de récolter des peuplements matures tant et aussi longtemps que les strates plus jeunes n’avaient pas atteint leur maturité.
Aussi, dans la concession Batiscan Sainte-Anne, 20 % de la superficie des peuplements feuillus matures ont été retirés de la superficie productive de cette concession pour tenir compte du fait qu’ils renfermaient trop peu de résineux économiquement exploitables (note : la Consolidated Paper Corporation Ltd étant une papetière, elle s’intéressait essentiellement à certaines essences résineuses).
Et pour le dernier exemple, dans la concession Trenche, l’âge de révolution fut établi à 70 ans par la rencontre des courbes d’accroissement annuel moyen et courant, mais considérant la forte présence d’épinette noire (versus le sapin, une autre essence récoltée), les aménagistes ont choisi de relever cet âge à 80 ans.
Comparaison n’est pas raison
Lorsque la Commission Coulombe a choisi de comparer Sylva à la formule de Hanzlik dans différentes aires communes (remplaçantes des concessions), elle se devait d’avoir une approche systématique et uniforme. C’était logique avec la démarche de la Commission pour vérifier si Sylva surestimait la possibilité forestière.
C’est pourquoi, à défaut d’être bien explicite dans le rapport, on peut déduire que la formule de Hanzlik fut appliquée « comme-telle » dans chaque aire commune. La formule ne fut pas adaptée comme avaient pu le faire les aménagistes de la « Consol ». Dans les circonstances, cela aurait faussé les données. De même, il est logique de penser que l’utilisation de Sylva fut la plus uniforme possible (la Commission a refait ses propres calculs pour chaque aire commune retenue pour cette comparaison).
Toutefois, comme au temps des concessions, les calculs des possibilités forestières produits dans les années 1990 avec Sylva, ceux sous la loupe de la Commission, avaient été encadrés par des aménagistes. Il s’agissait de professionnels-elles qui connaissaient leur forêt de leur expérience avec les concessions qui venaient à peine de prendre fin (en 1987, Loi sur les Forêts). Il est donc peu probable, contrairement à ce qu’a fait la Commission, qu’ils se soient aveuglément fiés à Sylva.
La « froide » comparaison entre Sylva et la formule de Hanzlik a conséquemment laissé de côté le jugement humain dans la démarche de détermination des possibilités forestières. Comme si toute la responsabilité des résultats était dans les seules « mains » d’une super-calculatrice (Sylva) ou d’une formule mathématique. C’était peut-être logique dans la démarche de la Commission, mais c’était biaiser l’analyse face à l’histoire. Il aurait ici été plus approprié de faire des entrevues avec les aménagistes responsables des calculs des possibilités forestières de l’époque.
C’est pourquoi, quand il est noté que :
[…] La seule chose que l’on puisse traduire des résultats obtenus par la méthode de Hanzlik, c’est que le logiciel Sylva aurait tendance à surestimer la possibilité ligneuse. […]
— Commission Coulombe, p. 144
… cela ne nous éclaire en rien sur la valeur des possibilités forestières établies dans les années 1990 pour les forêts publiques du Québec.
Le procès de Sylva
La comparaison entre Sylva et la formule de Hanzlik fut une étape clé dans le processus de réflexion de la Commission, mais n’était clairement pas dans ses plans initiaux. Cette étape fut rendue nécessaire à la suite d’un processus d’analyse méthodique des composantes de Sylva et de ses «aptitudes» à répondre à certaines demandes (ex. : spatialisation des coupes, dimensions économiques de la récolte).
Cette section du rapport de la Commission fut basée sur les résultats de l’analyse de deux firmes de consultants. Pour la résumer, elle ressemble à un procès avec un accusé (Sylva), deux procureurs de la Couronne (les consultants), un juge (la Commission), mais aucun avocat de la Défense. En bref, le logiciel Sylva fut tellement démoli qu’en lisant cette section il est légitime de se demander comment ce logiciel avait pu être utilisé en premier lieu.
Je ne doute pas que Sylva ait pu avoir ses limitations (j’ai eu une formation avec ce logiciel), mais c’était un outil. Un outil que vous utilisez au mieux de ses capacités pour vous faciliter la vie. Vous ne faites pas de l’outil un «absolu»… C’est pourtant cette logique qui a été retenue dans l’analyse de ses composantes, comme pour la comparaison Sylva — Hanzlik. L’humain? Un «utilisateur» (un terme utilisé).
Pour faire bonne mesure, je précise ici que dans le rapport il est aussi régulièrement fait référence aux «aménagistes». On retrouve même, vers la fin de ce chapitre, un paragraphe où il est spécifié :
[…] les résultats des calculs de la possibilité ligneuse produits par un logiciel, qu’il s’agisse de Sylva ou d’un autre, ne sont pas absolus et ne doivent, en aucun temps, se substituer au jugement et au savoir-faire de l’aménagiste forestier.
— Commission Coulombe, p. 142
Le problème est que ce paragraphe ressemble à un post-scriptum où l’on mentionne «les aménagistes sont importants», mais après une démarche qui les a de facto oubliés. Et vers quelle solution s’est tournée la Commission, avec l’aide des consultants, pour améliorer les choses? Naturellement, vers des machines plus perfectionnées.
Tout ce qui brille ne donne pas de meilleurs résultats
S’il y a eu un procès à sens unique de Sylva dans le rapport Coulombe, en parallèle il y a aussi eu une forme d’idéalisation de logiciels concurrents, dont Woodstock qui est aujourd’hui la référence au Québec. J’ai parfois eu de réels inconforts en lisant les passages faisant la promotion de ces logiciels. Trop souvent, je n’avais pas l’impression de lire le rapport d’une « Commission d’étude », mais plutôt un argument publicitaire pour un nouveau gadget électronique plus perfectionné que le modèle en cours. Mais, ironiquement, dans ces élans d’enthousiasme, on retrouve des passages qui mettent en doute toutes les critiques qui ont alors pu être faites à Sylva, comme :
Pour une même stratégie d’aménagement, il s’avère que, comparativement au scénario Sylva où on se limite aux équations de conservation, l’utilisation de la méthode de programmation linéaire Woodstock permet d’accroître la possibilité ligneuse d’environ 20 %. Par ailleurs, une combinaison de la programmation linéaire et spatiale (Woodstock avec son module de spatialisation Stanley) peut entraîner une hausse ou une baisse de la possibilité ligneuse pouvant atteindre respectivement +20 % et -20 % par rapport à la solution Sylva actuelle, selon la grandeur minimale des secteurs de récolte retenue par l’aménagiste.
Les travaux d’Optivert ont, par ailleurs, démontré qu’en appliquant l’outil de spatialisation Patchwork aux intrants et aux hypothèses d’aménagement de Sylva, il est possible d’accroître la possibilité ligneuse de 12 %, sur une unité d’aménagement forestier, par rapport à la solution actuelle apportée par Sylva. La méthode utilisée permet de respecter un rendement soutenu supérieur à celui estimé par Sylva.
— Commission Coulombe, p.129
Une première réflexion que l’on peut se faire ici est que Sylva aurait eu tendance à… sous-estimer la possibilité forestière considérant que l’utilisation d’autres logiciels permettait de récolter plus de bois! La deuxième est que, considérant la variabilité que l’on peut rencontrer dans les résultats obtenus à l’aide des « super-logiciels » (40 % d’écarts selon les hypothèses utilisées), ces derniers restent aussi bons que « l’utilisateur » qui s’en sert.
Mot de la fin
À mes débuts en foresterie, il y a de cela une trentaine d’années (!), un point central qui m’avait été enseigné est que l’aménagement forestier se voulait autant un art qu’une science. Force est de constater que, depuis ce temps, j’ai surtout noté une domination de la science au détriment de l’art (« touche humaine »).
Le rapport de la Commission Coulombe n’a fait qu’alimenter cette tendance qui veut que dans l’aménagement des forêts, l’humain devienne de plus en plus au service de « la machine » plutôt que l’inverse. Comme si, écrasés sous le poids des enjeux, on espérait qu’un superordinateur vienne régler tous nos problèmes. Pour autant, il n’est pas nécessaire de faire un suivi attentif de l’actualité forestière pour constater que, malgré nos outils informatiques dernier cri, la foresterie a toujours mauvaise presse. Or, l’aménagiste forestier, le maillon qui pourrait faire le lien entre la foresterie et la population, a complètement été évacué de notre politique forestière. La Commission Coulombe, c’est aussi cela.
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