La Chine et ses plantations millénaires
Je vous présente aujourd’hui le livre «Fir and Empire: The transformation of forests in early modern China». Un livre publié en 2020 aux Éditions University of Washington Press (Seattle). L’auteur est M. Ian M. Miller, un professeur d’histoire à la St. John’s University (ville de New York). À souligner que ce livre est publié dans une série intitulée Weyerhaeuser Environmental Books.
Tout d’abord, le titre mérite quelques précisions.
En français, « fir » va se traduire par « sapin » et fait référence au genre Abies. Or, ce n’est pas du tout de cette essence qu’il va être question ici! On parle plutôt de Cunninghamia lanceolata qui est une essence de la famille des Cupressacées (cyprès) dans laquelle on va retrouver le thuya et le séquoia. Quant à notre sapin (Abies balsamea), il fait plutôt partie de la famille des Pinacées (pins).
Aussi, le passage « au début de l’ère moderne chinoise » réfère aux années 1000-1600. Pour le contexte, les Amériques ont été découvertes par les Européens vers la fin de cette période et la ville de Québec n’était pas encore fondée! Nous sommes donc dans des références temporelles complètement décalées par rapport à nos référentiels habituels.
Dans ce compte-rendu, je vous détaillerai l’intérêt autant forestier qu’historique qu’il y a à lire ce livre.
L’intérêt forestier
Pour les forestiers, l’intérêt est évident : ce livre détaille comment, entre les années 1000 et 1600, la société chinoise a su surmonter une crise dans l’approvisionnement en bois grâce à la sylviculture intensive (plantations) de « sapins » de Chine. Et pour donner une mesure de l’effort, l’auteur estime qu’entre 1000 et 1600, les plantations ont atteint 8 millions d’hectares. Ce chiffre aurait doublé entre 1600 et 1800. Pour le contexte, les forêts privées du Québec couvrent un peu moins de 7 millions d’hectares.
L’autre grand intérêt forestier vient du « comment ». Ce succès dans la création de millions d’hectares de plantations est exclusivement dû à des initiatives locales et privées. L’État chinois ne s’est pas directement impliqué. Pendant les 600 ans (principalement) couverts par le livre, l’État central chinois s’est de fait contenté de récolter des taxes tant sur les terrains dédiés aux plantations que sur les ventes de bois. À souligner que, bien souvent, ces taxes étaient versées « en nature », soit directement en billes de bois, pour répondre aux besoins de l’État.
Cette logique du « tout local » en sylviculture, avec un État absent est cependant, selon les dires même de l’auteur, un « accident » de l’histoire. Un « accident » qui est le résultat d’un enchevêtrement de considérations socio-politico-géographico-légales.
L’intérêt historique
Je vous résume au mieux, mais c’est un aspect du livre qui demande un intérêt pour l’histoire et l’histoire chinoise en particulier, voire un intérêt pour les dossiers d’administration publique!
Lorsque la « crise du bois » apparaît au tournant des années 1000, la dynastie des Song (960 – 1279) est au pouvoir. Leur capitale (Kaifeng) est au nord du fleuve Yangtsé (voir Carte). C’est là un repère géographique essentiel dans le livre. Tout ce grand projet de sylviculture intensive étant de fait situé au sud de ce fleuve.
Donc, au tournant des années 1000, la société chinoise est face à de graves manques dans l’approvisionnement en bois. À cette époque, le bois était utilisé pour une multitude de besoins (chauffage, habitations…).
Aussi, la très grande majorité des forêts sont aménagées à l’échelle locale par les communautés. C’est là un modèle millénaire qui remonte aux premières dynasties chinoises quelque 200 ans avant Jésus-Christ! Et c’est sur la base de ce modèle que les Song vont commencer à essayer de régler les problèmes d’approvisionnement par diverses mesures légales. Des efforts qui resteront vains.
C’est alors qu’au début des années 1100, un haut fonctionnaire (Cai Jing) met en place une réforme pour que l’État prenne directement en charge l’aménagement des forêts. Des fonctionnaires en vinrent à être spécifiquement chargés de cette tâche.
Pour l’auteur, cette stratégie centrée sur l’État aurait pu marcher. Pour autant que les Song aient eu le temps de la mettre en œuvre…
D’une capitale à l’autre
En 1127, sous la poussée de rivaux mongols, les Song furent chassés de leur capitale au nord et durent s’établir dans une nouvelle capitale (Hangzhou), au sud du fleuve Yangtsé. Or, la géographie au sud de ce fleuve est très différente de celle au nord. Surtout, elle est beaucoup plus propice à la foresterie avec son climat plus clément et ses nombreuses rivières et montagnes favorisant la drave. Pendant que l’État Song peinait à trouver des solutions à la crise du bois au nord du fleuve Yangtsé, au sud des entrepreneurs privés n’avaient pas attendu après l’État et avaient déjà investi dans des plantations.
Après avoir établi leur nouvelle capitale à Hangzhou, un autre haut fonctionnaire des Song (Li Chunnian) propose d’élargir l’assiette fiscale de l’État qui avait été fortement réduite par l’abandon des terres au nord. Pour cela, il établit de nouvelles catégories de terres taxables, dont les « forêts » (forests)… Et l’on entre ici dans des considérations légales essentielles à la compréhension de l’histoire forestière chinoise.
Des forêts publiques privatisées
Tout d’abord, l’auteur avise que les notions de propriétés foncières (publiques, privées) auxquelles on a coutume de référer s’appliquent mal à ce qui s’était passé en Chine entre les années 1000 et 1600. S’il ne détaille pas beaucoup plus, faire référence à ces concepts reste cependant pertinent pour appréhender les transformations majeures dans l’occupation des terres en Chine à cette époque.
Donc, au cours de la dynastie des Song (et bien avant aussi), on retrouvait des terrains taxés et d’autres non taxés. Au moment de la « crise du bois », les terres agricoles étaient taxées. Les « terres forestières » (woodlands) étaient non taxées. De par le fait qu’elles étaient taxées, les terres agricoles étaient privées. Les propriétaires avaient l’exclusivité de la récolte. Les terres forestières étaient quant à elles publiques. Les citoyens, les communautés, étaient libres d’aller récolter selon leurs besoins.
Un élément clé à comprendre de la législation chinoise de l’époque est que L’État reconnaissait que, si vous investissiez pour convertir une « terre forestière » en « forêt », vous aviez le droit de récolter les fruits de vos investissements. Ces terres publiques étaient ainsi de facto privatisées.
Lorsque le haut fonctionnaire Li Chunnian établit la nouvelle catégorie « forêt » (forests) pour augmenter l’assiette fiscale de l’État Song, il s’agit d’une simple nouvelle sous-catégorie agricole. Or, dans un contexte d’une énorme demande pour les produits du bois pour laquelle les « terres forestières » peinent à répondre, en taxant les « forêts », l’État chinois a stimulé la conversion de millions d’hectares de forêts publiques mélangées (résineux et feuillus) en plantations de monocultures résineuses. Car dès qu’un individu investissait de sa poche pour convertir une « terre forestière » en « forêt », il lui suffisait de faire enregistrer son lot auprès des autorités et payer ses taxes pour avoir la garantie légale de l’exclusivité de la récolte. Et dans le contexte, ça pouvait être très rentable.
L’intérêt de l’État ?
Les taxes, bien sûr, mais comme elles ne représentaient qu’un faible pourcentage des entrées de l’État, ce n’était pas la principale motivation pour maintenir ce système. La raison principale : tous les soucis de l’État pour l’approvisionnement en bois furent réglés.
Un livre d’histoire environnementale
Je pourrais ici comprendre que vous vous demandiez si vous êtes toujours en train de lire un blogue sur l’aménagement des forêts! Mais de fait, on ne parle pas ici d’un livre strictement « forestier ». On parle plus largement d’histoire environnementale. La toile de fond restant toujours, cependant, ce colossal et super efficace système de plantations qui, pendant des centaines d’années, a répondu à presque tous les besoins en bois de la société chinoise, l’État en premier. C’est une dimension de ce livre dont il faut être conscient.
Conséquences, Zeng He et Beijing
Avant de compléter ce compte-rendu, je vais m’attarder sur trois points en lien avec la thématique forestière du livre, soit : les conséquences sociales et écologiques de ce modèle de sylviculture intensive, les capacités de ce modèle pour bâtir des flottes et, finalement, le cas de la capitale Beijing pour laquelle le « système » ne put répondre.
Conséquences écologiques et sociales
Pour l’auteur, le bilan quant à l’efficacité des plantations chinoises pour répondre à la demande en bois est, sans équivoque, un succès. Pour autant, il est aussi très clair pour M. Miller que le coût écologique de ce succès fut grand. Un aspect bien documenté est la disparition des éléphants du sud de la Chine au fur et à mesure que les forêts mélangées étaient converties en plantations.
Quoique moins documenté, l’auteur relève aussi les conséquences sociales de cette grande conversion des forêts. Lorsqu’elles étaient publiques, elles avaient l’effet d’un « filet social ». Les citoyens pouvaient librement aller en forêt pour y chercher ce dont ils avaient besoin pour vivre (bois de chauffage, nourriture…). Or, ce « filet » a disparu avec la conversion à grande échelle de forêts publiques très diversifiées en monocultures résineuses privées.
L’armada de Zeng He
Il ne pouvait y avoir d’empire chinois sans avoir des flottes navales conséquentes. L’auteur détaille d’ailleurs les considérations stratégiques liées à trois grands plans d’eau, dont le fleuve Yangtsé, pour lesquels le contrôle était essentiel afin de bâtir un empire. Mais le point ici, est que tous les bateaux étaient construits en bois. Et il en fallait beaucoup, et de différentes dimensions, pour faire face aux rivaux et aux pirates.
Un chapitre complet est consacré au rôle qu’ont joué les plantations chinoises dans la construction des flottes navales des différents empereurs qui se sont succédé au cours des 600 ans couverts par le livre. La plus célèbre est certainement celle du second empereur de la dynastie Ming (1368 – 1644) qui eut à sa tête le non moins célèbre Zeng He.
L’armada menée par Zeng He au nom de l’empereur Ming au début du 15e siècle était à caractère commercial et diplomatique. La mission centrale étant de faire rayonner la culture chinoise. Zeng He fut à la tête des sept voyages de cette armada qui se rendit jusqu’aux côtes orientales de l’Afrique! Ci-dessous un vidéo résumant ses voyages [en anglais].
À souligner que l’auteur met en garde contre les chiffres qui circulent quant au nombre et aux dimensions des bateaux de cette armada. Les « sources » sont en fait des histoires écrites plusieurs décennies après les faits. Pour autant, l’auteur rappelle qu’un empereur de la dynastie précédente à celle des Ming pouvait compter sur une flotte de 4000 bateaux dont les plus gros atteignaient 60 mètres (200 pieds) de long… En Europe, ce sont là des dimensions rencontrées lors des guerres napoléoniennes!
Dans tous les cas, l’auteur mentionne que l’armada de Zeng He représenta un « énorme » projet et que tout le bois nécessaire à sa construction fut fourni par le « marché » sans que l’État ait eu à intervenir. L’empereur a simplement passé une commande auprès des chantiers navals (privés).
Beijing en bois
Finalement, il y a un cas majeur où le marché privé du bois n’a pu répondre à la « commande », soit la transformation de Beijing en capitale. Encore ici, ce fut un projet du deuxième empereur Ming et un chapitre est consacré à cet évènement.
La raison principale expliquant l’incapacité du marché privé des bois de répondre à la demande pour transformer Beijing en capitale était liée à la grosseur des billes de bois requises. L’empereur souhaitait des édifices imposants. Cela impliquait des billes d’énormes dimensions qui n’étaient pas offertes dans le marché privé. Dans ce cas, c’est l’État qui s’est lui-même chargé des coupes dans de vieilles forêts.
Un intérêt particulier de ce chapitre vient des efforts de drave pour amener le bois des forêts jusqu’à Beijing. Il y avait tout d’abord la distance et le temps : 3000 km en trois ans! Et il y avait les difficultés inhérentes à une telle entreprise. Par exemple, pour franchir certains obstacles, cela prenait quelque 500 hommes pour une seule bille! Il y avait aussi les dangers mêmes à aller dans des forêts avec des tigres, des serpents… Par exemple, un texte mentionne que sur 1000 hommes qui entraient en forêt, seuls 500 en ressortaient!
En conclusion…
Pour conclure, au-delà des réflexions que le livre peut apporter sur la mise en place d’un système efficace de sylviculture intensive, sa lecture est un fascinant survol de plus de 2000 ans d’histoire environnementale en Chine. Les années 1000-1600 correspondent à la période centrale étudiée, mais de réguliers et nombreux liens sont faits sur « l’avant » et « l’après ». C’est pourquoi on peut tant retrouver des références sur les premières dynasties chinoises d’il y a plus de 2000 ans que sur l’actuel gouvernement communiste!
Ce livre permet aussi de réaliser que l’Europe, notre référence culturelle et historique, ne représente qu’une partie de l’histoire du monde et qu’elle doit beaucoup aux inventions chinoises comme le papier, la boussole et la poudre à canon!
On peut de plus noter que l’Europe a peu inventé en foresterie. Par exemple, le principe du rendement soutenu et du compartimentage pour assurer un flux régulier de bois et de revenus étaient bien connus en Chine dès les années 1100! Il y est aussi question de chaînes de traçabilité des bois sous la dynastie Ming!
Comme toujours dans mes comptes-rendus de livres, j’ai dû laisser de côté de nombreux points très intéressants pour essayer de garder le tout dans des dimensions raisonnables. Malgré cela, j’espère avoir su toucher votre intérêt pour que vous considériez la lecture de ce livre.
Finalement, si vous n’êtes pas du tout familier avec la Chine et son histoire, je soupçonne que cela peut déstabiliser. Mais l’effort en vaut la peine. Ne serait-ce que pour découvrir une foresterie plusieurs siècles avant celle que nous avons apprise à l’école!