Chantiers forestiers de la première moitié du XXe siècle : statistiques et découvertes
Depuis l’époque de mon doctorat (complété en 2009), une de mes principales sources d’informations historiques a été les Rapports annuels du ministère des Terres et Forêts (MTF), particulièrement la section dédiée au Service forestier (création : 1909). Cette source présente non seulement l’intérêt d’être une publication régulière, mais aussi dès les premières années un grand nombre de statistiques y était colligé. Cela a pour avantage de rendre possible une mise en perspective historique sur le long terme… tout en faisant quelques découvertes.
Pour ce qui pourrait s’avérer la première chronique d’une petite série (il y a toujours un petit côté inattendu dans les sujets que j’aborde), je m’attarderai aujourd’hui aux chantiers forestiers des années 1920 à 1961. Après, c’est la « Révolution tranquille » et nous entrons alors dans un Nouveau Monde forestier. Le Service forestier et le poste de « Chef » disparaîtront rapidement et les Rapports eux-mêmes subiront de profondes mutations (chronique qui détaille ces transformations).
L’idée de me pencher sur les chantiers forestiers découle justement d’une petite découverte fortuite qui m’a étonné alors que je travaillais sur mon livre : loin d’être un club exclusif d’hommes, et malgré la dureté du milieu, les femmes et les enfants y étaient bien présents ! Petit retour sur cette époque.
Des chantiers… mixtes !
La foresterie, surtout celle de la première moitié du siècle dernier, est généralement considérée comme une histoire d’hommes. Le graphique ci-dessous permet d’en prendre la mesure.
Pour le petit aparté, il met aussi en lumière le rôle de l’industrie forestière dans l’histoire économique du Québec. En 2014, il était recensé 60 000 emplois directs et indirects liés à cette industrie au grand complet. Or, dans les années 1950, on retrouvait des pics avec 80 000 hommes seulement dans les chantiers !
Réduire la foresterie, même à cette époque, au seul genre masculin serait cependant réducteur. Les femmes et les enfants (< 16 ans) furent aussi bien présents. Entre 1925 et 1961, on en retrouvait un peu plus de 4400/an en moyenne (excluant les années sans données), soit 9 % de la population totale des chantiers (voir second graphique). En valeur absolue, le plus haut pic eut lieu en 1952 alors que 8747 femmes et enfants furent recensés. En pourcentage, il faut cependant reculer à 1926 alors qu’ils représentaient 18 % du total des chantiers.
Je n’ai pas trouvé de précisions concernant l’apparition de ce phénomène. Dans le Rapport annuel de 1926, le premier Chef du Service forestier, M. Gustave-Clodomir Piché (chronique qui lui est dédiée) regrette que leur proportion « aille en grandissant » (p. 25). Il ne donne toutefois pas de chiffres au-delà de l’année précédente. Il serait cependant improbable qu’il soit soudainement apparu plus de 5 700 femmes et enfants dans les chantiers lors de la saison de coupe 1924-1925. C’est vraisemblablement une réalité qui existait depuis plusieurs années déjà.
Comme on peut aussi le noter, M. Piché était critique de cette situation (pour différentes raisons). Il montrait cependant une certaine compréhension, car la source du problème venait bien souvent des plus petits « jobbeurs » (entrepreneurs) :
Il est vrai que, dans le cas de petits jobbeurs, cela est presque obligatoire, car la femme fait la cuisine et tient le camp propre pendant que son époux et que ses fils travaillent (…) – MTF 1935, pages 37-38
La recrudescence des femmes (et leurs enfants) dans les chantiers dans les années 1940 fut justement liée au fait que ces dernières suppléèrent aux hommes dans les cuisines pendant qu’ils étaient à la guerre.
Des inspections… et des inspections !
J’en ai déjà glissé un mot dans une précédente chronique : les concessionnaires forestiers n’avaient pas un blanc-seing pour faire ce qu’ils voulaient dans les forêts publiques. Dès son arrivée (1909), M. Piché s’était montré très sévère sur le suivi des travaux qui s’y déroulaient. Le Service forestier n’avait pas peur d’infliger des amendes, voire fermer des chantiers. Le graphique ci-dessous donne la mesure des efforts d’inspections.
Quoique les sommets du nombre moyen de visites annuelles par chantier ont été atteints sous la gouverne de M. Piché (il fut congédié en 1936 par le nouveau premier ministre Duplessis), elles ont continué à être une activité routinière du Service forestier à la suite de son départ.
Pour bien prendre la mesure de l’effort investi, il faut tout d’abord regarder du côté du nombre de chantiers. Même à la suite du « Krach » de 1929, le creux fut tout de même de 1213 chantiers… et 10 603 visites gouvernementales ! Aussi, les déplacements n’étaient pas aussi faciles qu’aujourd’hui.
Dans son dernier rapport (1936), M. Piché précisait que les 497 surveillants (ingénieurs forestiers, gardes…) avaient parcouru un cumulatif de 1,3 million de kilomètres en utilisant tous les moyens de transport, soit (MTF 1936, p. 17) : « auto, avion, attelage de chiens, sans compter les courses à pieds [sic]. »
Des humains et des chevaux
Couper les arbres était une chose, mais il fallait aussi les amener aux cours d’eau afin de pouvoir les acheminer aux usines par la drave. Comme exprimé par le graphique suivant, pendant très longtemps ce fut le seul fait des chevaux. L’arrivée des camions et autres motorisés dans les années 1950 éliminera à terme leur présence.
Le remplacement des chevaux par la machinerie est essentiellement une question de productivité. Pour ceux qui pourraient cependant regretter l’aspect bucolique des opérations forestières avec des chevaux, il faut rappeler que si les conditions pouvaient être dures pour les hommes, elles l’étaient aussi pour les animaux.
Le rendement individuel par homme (28 559 p.m.p) et par cheval (80 830 p.m.p) est sensiblement inférieur à ceux des exercices précédents. Cela est principalement dû à l’abondante chûte [sic] de neige qui a beaucoup paralysé le charroyage (…) entraînant des pertes considérables pour les entrepreneurs qui, dans plusieurs cas, ont perdu plusieurs chevaux (…) – MTF 1928, p. 25
C’est là la seule occurrence du prix payé par les chevaux lors des opérations forestières que j’ai trouvée dans les Rapports annuels du MTF. Je me souviens toutefois d’avoir consulté un rapport annuel de chantier qui, entre autres statistiques, notait le nombre de chevaux décédés (note : il ne semble pas que j’en ai gardé une copie). C’était une simple donnée au milieu d’autres, une banale statistique.
Pour le petit mot de la fin, quoique très « statistique » 😴, j’ose espérer que ce petit texte vous aura éclairé sur certaines réalités des chantiers forestiers de la première moitié du siècle dernier. Je serais personnellement très intéressé à en savoir un peu plus sur la présence des femmes et des enfants si quelqu’un à des informations ou anecdotes sur le sujet… Merci !
Excellent texte
Merci! 🙂