Entre Anthropocène et nouvelle Pangée, quel avenir pour les forêts ?
Pourquoi le Séquoia géant (Sequoiadendron giganteum) se retrouve seulement dans certains secteurs de la Sierra Nevada en Californie ? Devrions-nous préparer nos forêts au réchauffement climatique en les aidant à migrer vers le nord ? Quel est le sens du terme « espèces envahissantes » lorsque la planète est de facto composée d’un seul et unique supercontinent ? De quoi aura l’air l’écosystème des épinettes noires au Québec (pessière) dans un siècle ?
Ce ne sont là que quelques-unes des questions que vous pourriez avoir en tête à la fin de la lecture de Journeys of trees : A story about forests, people, and the future du journaliste scientifique américain Zach St-George. Ce n’est cependant pas un livre qui donne des réponses (ou peu). Et considérant les incertitudes qui entourent ces questions, cela aurait été quelque peu présomptueux. Au fil des 200 pages de ce livre divisé en sept chapitres, l’auteur prend surtout le temps de faire le tour des différents enjeux liés au futur des forêts et de certaines espèces d’arbres.
C’est là un excellent livre non seulement pour réfléchir à l’avenir des forêts dans un monde en transformation, mais qui est aussi très bien écrit. Pour ces raisons, plutôt que d’essayer de résumer les idées qui y sont exprimées, mon compte-rendu sera axé sur la présentation de quelques (longs) extraits du livre. J’espère ainsi pouvoir mieux vous faire découvrir les grandes pistes de réflexion qui y sont explorées.
Finalement, point qui devrait susciter l’intérêt de plusieurs, le sixième chapitre fait une large place à des chercheurs québécois 🙂
(Petite note éditoriale : j’ai choisi de conserver les citations dans leur version originale anglaise. Pour ceux et celles qui sont moins confortables avec cette langue, j’ai placé à la suite de chaque citation un lien pour accéder à des traductions automatiques avec un copier-coller. Les résultats sont « corrects ».)
Les forêts, des espèces migratrices
Individual trees, as will be apparent to most people who have encountered one, don’t often move around. […] Forests, though, are restless things. Anytime a tree dies or sprouts, the forest it is part of has shifted a little. The migration of a forest is just many trees sprouting in the same direction. Through the fossils that ancient forests left behind, scientists can track their movements over the eons. They shuffle back and forth across continents, sometimes following the same route more than once, like migrating birds or whales. (traduction Deepl)
— page 2
J’ai pour souvenir que, pendant la durée de mes études en génie forestier, j’avais sur le mur de ma chambre une carte montrant les grands ensembles forestiers du Québec (ex. : pessière, sapinière…). Ils semblaient figés dans la temps. Immuables.
Certes, j’avais aussi appris que le Québec avait été sous quelques kilomètres de glace il y avait à peine quelque 10 000 ans (une broutille à l’échelle géologique). Il y avait donc nécessairement eu une colonisation par les forêts. Mais malgré cela et tout ce que j’ai pu lire depuis, je dois avouer que cette idée de concevoir les forêts comme des organismes en constante migration ne m’était pas venue à l’esprit. Ce fut comme une petite révélation.
Cette idée de base établie, le livre explore avant tout comment l’humain a influencé la migration des forêts (et continue de le faire), tout particulièrement les « fermiers-jardiniers » (farmer-gardeners). C’est là une expression qui revient souvent dans le livre et qui réfère au fait qu’il y a (aussi) quelque 10 000 ans l’humain a progressivement cessé d’être un chasseur-cueilleur pour se sédentariser grâce à l’agriculture. De là sont venues toutes sortes d’expérimentations botaniques qui prennent aujourd’hui des dimensions planétaires.
Les humains, des expérimentateurs botanistes planétaires
[…] “Man”, wrote Alexander von Humboldt, “being restless and industrious, traveled in all the earth’s regions and thereby forced a certain number of plants to live under many climates and in many altitudes.” The farmer-gardeners planted old species in new places and new species in old places and asked, again and again, Will it grow?
Over the millennia, these explorations revealed something surprising. As the farmer-gardeners tested which things would grow in which places, they found that often the present location of a species revealed little about where else that species might thrive. […] This realization meant that any divine arrangement—each beast to its place and each plant to its patch—was at least flexible. It meant that sometimes rare species were simply unlucky. (traduction Deepl)
— pages 65-66
Et,
Many thousands of species now grow in places they hadn’t reached on their own. Mountains are flattened, desert skirted, oceans hopped. Through this grand reshuffling, we have proved beyond doubt that where a species lives in the wild is not always where it is able to grow biggest and fastest or reach greatest abundance. We have proved that sometimes all it takes to save a species from extinction is to move it. (traduction Deepl)
— page 91
Trois grands exemples sont détaillés concernant ce dernier point. Le premier présenté est celui du Florida torreya (Torreya taxifolia). Il s’agit d’un résineux dont les seuls représentants se retrouvent dans un secteur bien spécifique de la Floride. De plus, depuis les années 1950, il est attaqué par un champignon qui cause un dépérissement des quelques rares survivants de l’espèce. S’il y a consensus sur sa précarité, il n’y a pas unanimité sur la stratégie à utiliser pour sauver l’espèce.
Sur ce dernier point, l’auteur s’attarde aux efforts d’une journaliste scientifique à la retraite (Connie Barlow) pour déplacer cette espèce vers le Nord. Elle est en effet convaincue que Florida torreya a raté sa migration et que l’espèce pourrait connaître une renaissance si on l’aidait à migrer. Parfois acrimonieux, les débats qui entourent ce projet font ressortir les défis qui peuvent accompagner les bonnes intentions de sauver une espèce d’arbre.
Sous cet angle, le séquoia géant a bénéficié d’un « bon de sortie » gratuit.
Le séquoia géant est une espèce mythique de par ses dimensions et sa longévité millénaire. Mais il n’est pas éternel et, surtout, il a montré de la sensibilité à la dernière grande sécheresse qui a eu cours en Californie au début des années 2010. Cela a stimulé la mise en place d’un programme de préservation qui ne vise rien de moins qu’à répliquer la biodiversité génétique des forêts de séquoias un peu plus au nord de l’État.
Ce projet, en association avec une compagnie forestière de la Californie (Sierra Pacific Industries), consiste à récolter des cônes des différents bosquets (« groves ») de séquoias et à replanter les graines extraites sur les terrains de la compagnie. Cela, en respectant l’actuelle biodiversité des différents bosquets dont ils sont issus.
De fait, les séquoias ne forment pas de grandes forêts, mais plutôt de petits « rassemblements » dispersés dans la chaîne de montagnes Sierra Nevada. C’est pourquoi le transfert de la biodiversité plus au nord n’est pas fait au hasard, mais en respectant leur distribution actuelle. C’est comme créer une copie carbone d’un écosystème… Et ça semble bien marcher ! L’auteur relate par ailleurs son expérience de cueillette de cônes à quelque 60 mètres de hauteur !
Finalement, il y a le cas du pin de Monterey, mieux connu sous l’appellation de pin radiata (Pinus radiata). Rare en Californie, il a été transplanté en Nouvelle-Zélande il y a un siècle et, depuis, il a pris dans sa nouvelle contrée une place considérable tant dans l’écosystème que dans l’économie locale.
Ces trois cas représentent des situations où l’on contrôle sciemment le déplacement de certaines espèces. Mais dans un contexte où nous vivons de facto dans un unique supercontinent, le déplacement des espèces, surtout involontaires, a pour effet de transformer radicalement des écosystèmes.
Nouvelle Pangée et espèces envahissantes
In recent years, people have called the world of reshuffled species the “New Pangea”, in reference to Pangea (that’s “all Earth” in Greek), an ancient landmass that contained all the world’s modern continents. All of the world’s land-dwelling creatures lived there together. Some 180 million years ago, Pangea split into the Laurasia and Gondwana supercontinents, then into the smaller pieces that became the world’s modern continents. In life, separation is what drives creation. Individuals of a species are isolated from others of their kind, either in space or in habit, and eventually one species become two. Farmer-gardeners now reunite the long separated threads of evolution. In the story of humanity’s heavy footprint, the Anthropocene is the time, and new Pangea the place. But if the message of the Anthropocene is simply that people have touched every hollow on Earth, every crevice, then the message of New Pangea is that we can still make things worse. (traduction Deepl)
— pages 91-92
Pour donner une mesure de ce que l’auteur entend par « empirer les choses », cette citation se trouve dans le chapitre intitulé « Kiss your ash good-bye » (« Dites adieu à votre frêne »). Le rôle des espèces envahissantes dans la transformation des écosystèmes y est abordé de front avec « en vedette » l’agrile du frêne.
Un aspect qui y est développé est toute la science de l’anticipation des dégâts d’une espèce introduite. C’est là un champ d’expertise où énormément reste à faire, mais un intéressant constat a pu être établi :
There is one especially striking pattern in the history of forest invasions. Over and over again, North America’s trees have been attacked by insects or fungi that are native to those trees’ sister species. (traduction Deepl)
— page 107
Par exemple, l’agrile du frêne est associé à un frêne en Asie et le champignon causant la maladie hollandaise de l’orme est associé à un orme d’Asie (l’origine « hollandaise » est liée aux premiers cas détectés en Europe).
Pour combattre un « envahisseur », pourquoi ne pas importer son ennemi naturel ? C’est dans cette logique que la guêpe Tetrastichus planipennisi a été importée en Amérique du Nord dont au Québec. C’est une espèce prédatrice de l’agrile du frêne en Asie.
L’expérience est en cours depuis quelques années, mais l’auteur rapporte des effets qui restent pour l’instant marginaux. Le seul chiffre avancé est que les guêpes ont tué 20 % des agriles dans une zone d’expérimentation aux États-Unis. En contrepartie, toutefois, l’agrile est beaucoup plus « efficace » lorsqu’il s’agit de tuer les frênes. Au Michigan, où l’agrile du frêne a commencé à se développer, 99,7 % des frênes sont morts. Considérant ces chiffres et le fait que le frêne asiatique est capable de se défendre contre l’agrile grâce à ses propres réactions chimiques, soit sans l’aide de la guêpe, il apparaît de plus en plus probable que cette dernière ne sera pas la solution.
Cette histoire est racontée dans le chapitre intitulé « Counterpest ». Il y est surtout question du fait que de nombreuses introductions volontaires d’espèces ont souvent mal tourné. Et comme il s’avère que Tetrastichus planipennisi n’est pas aussi spécifique à l’agrile du frêne que l’on pensait dans les débuts, l’histoire de cette petite guêpe dans nos contrées est donc à suivre…
Quel avenir pour la pessière noire du Québec et les autres forêts du monde ?
L’auteur a fait une longue visite au Québec pour rencontrer des chercheurs et a même poussé sa curiosité touristique jusqu’au réservoir Manicouagan ! C’est avec M. Serge Payette qu’il a discuté de l’avenir de notre pessière noire.
Using Quebec’s forest inventory data, Serge Payette found that, in the last fifty years, nearly 10 percent of the province’s closed-crown black spruce forest had turned into lichen woodland. “If this trend is maintained,” he wrote in a 2008 paper with François Girard and Réjean Gagnon, “closed-crown forests could disappear within about 550 years.” More recent projections suggest that the North American break might change even faster. In 2019 a group of researchers led by Zelalem Mehonnen predicted that’s spruce forests would fall from dominance in Alaska by as early as the middle of this century and be replaced by deciduous forests. […]
Many of the world’s forests could transform with similar speed. In 2015 […] Nate Stephenson and Connie Millar, the U.S. Forest service paleoecologist, published an article in the journal Science. They surveyed the forces affecting the world’s forests (focusing in particular on those in temperate regions) and predicted that many of those forests would eventually hit tipping points: After a fire, drought, insect outbreak, or other disturbance, the forest wouldn’t recover to its prior state. It would change into something different. (traduction Deepl)
— pages 164-165
Cette rencontre faisait écho à celle avec Hubert Morin à Saguenay avec lequel il a discuté de la tordeuse des bourgeons de l’épinette. Malgré son nom, cet insecte s’en prend surtout au sapin baumier. Il ne doit cependant cette préférence qu’à deux petites semaines. C’est de fait ce qui sépare l’ouverture des bourgeons de l’épinette noire de la phase de développement de l’insecte pendant laquelle il mange les pousses annuelles de ses hôtes. Pour l’instant, l’insecte est bien synchronisé avec le sapin, mais s’il devait entrer « en phase » avec l’épinette noire, c’est tout un écosystème qui pourrait être transformé. Et avec le réchauffement du climat, l’hypothèse est sérieuse.
Pour finir…
Comme dans tous les cas où j’ai fait un compte-rendu de livre, lorsque vient le temps d’y mettre fin pour garder une longueur raisonnable, j’ai toujours le regret de ne pas avoir pu aborder bien des sujets. Il faut faire des choix… Si vous vous intéressez à l’aménagement à (très) long terme des forêts dans le tumultueux contexte écologique d’aujourd’hui, j’espère à tout le moins avoir su vous convaincre que ce livre est un incontournable pour alimenter vos réflexions.
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Pour acheter mon livre:
… ou à la librairie-café Le Mot de Tasse (1394 chemin Ste-Foy, ville de Québec) ou la Librairie du Quartier (1120 avenue cartier, ville de Québec)