Des espèces naturellement envahissantes
Pour peu que vous vous intéressiez à un sujet environnemental, votre fil d’actualité va avoir un thème récurrent : les espèces envahissantes. Le gouvernement du Québec les définit ainsi :
Une espèce exotique envahissante (EEE) est un végétal, un animal ou un micro-organisme (virus, bactérie ou champignon) qui est introduit hors de son aire de répartition naturelle. Son établissement ou sa propagation peuvent constituer une menace pour l’environnement, l’économie ou la société. (Source)
« Peuvent » exprime ici l’idée que ces espèces non-natives d’une région ne sont pas toutes des sources de problèmes environnementaux. Certes, par leur seule présence, elles modifient l’assemblage de la biodiversité, mais elles peuvent aussi s’intégrer sans problèmes (à tout le moins apparents). Seule une minorité, comme l’agrile du frêne, va poser de très sérieux soucis.
Pour donner quelques chiffres, en date de 2006 une étude avait dénombré 455 espèces d’insectes ou pathogènes non-indigènes se nourrissant des arbres aux États-Unis. Toujours chez nos voisins du sud, une étude très récente a conclu que ces espèces non-indigènes étaient responsables de 21 % à 29 % de la perte de biomasse dans les forêts de l’État de la Virginie au cours des dernières décennies (note : c’est une assez grosse étude, je ne relève ici qu’une conclusion parmi les plus notables).
Les espèces envahissantes peuvent donc, sans contredit, être un sujet de préoccupation. Mais, se pourrait-il que nous nous en souciions trop et, surtout, que nous perdions de vue le portrait d’ensemble ? Petite réflexion…
The Columbian Exchange
Comme point de départ, je reviendrai sur un thème que j’ai développé ces dernières années, soit The Columbian Exchange. Pour la petite note linguistique, je préfère ici utiliser l’expression originale anglophone, car si vous faites une recherche, c’est avec ce terme que vous allez trouver le plus de références. La page Wikipédia francophone offre cependant un bon résumé si vous êtes moins à l’aise avec l’anglais.
Cette expression fait référence aux échanges commerciaux qui se sont amorcés entre les Amériques et le reste du monde suite à la découverte de ce continent par Christophe Colomb. Déjà, dès son deuxième voyage en 1493, Colomb apporta du café, des bananes, des radis, de la canne à sucre… des aliments qui étaient alors tous absents des Amériques. Dans l’autre sens, le continent américain offrit au reste du monde les pommes de terre, les tomates, le maïs et le tabac. Ce n’est là qu’une très très courte liste des échanges « officiels ». De nombreux passagers clandestins profitèrent et profitent toujours des échanges commerciaux avec les Amériques.
Pour un exemple au Québec, les vers de terre font partie de ce groupe. À la suite à la dernière glaciation qui avait vu les glaciers « raboter » notre sol, les vers de terre en furent éliminés… jusqu’à la colonisation européenne. Or, s’ils peuvent jouer un rôle utile dans les jardins, ce sont avant tout de grands modificateurs de la biodiversité à l’échelle des sols.
Lorsque l’on parle aujourd’hui d’espèces envahissantes dans nos contrées, il faut donc mettre en perspective que le phénomène est en cours depuis plus de 500 ans. Et certaines espèces sont tellement bien intégrées à notre mode de vie, comme l’abeille commune (ou européenne), que c’est leur niveau alarmant de mortalité qui devient un enjeu de biodiversité. Pas le fait qu’à l’échelle de l’histoire elles soient des espèces envahissantes (chronique).
Mais lorsque l’on observe l’histoire biologique des Amériques, on prend souvent pour point de départ l’arrivée des Européens… en oubliant les impacts de ces derniers. C’est pourtant une « variable » essentielle pour avoir un portrait d’ensemble.
Homo sapiens « europeanis » vs Homo sapiens « americanus »
Parmi les passagers clandestins qui ont colonisé les Amériques depuis 500 ans, il y a les maladies transportées involontairement par les Européens (ex. : variole). Selon les estimations, elles furent responsables de 80 % à 90 % de mortalité chez les populations autochtones. Et à cela, il faut ajouter les guerres…
La petite vidéo ci-dessous donne un visuel de l’évolution de « l’aire de répartition » des humains indigènes dans ce que sont aujourd’hui les États-Unis. Il donne tout son sens à la définition québécoise d’une espèce envahissante qui veut que « […] Son établissement ou sa propagation peuvent constituer une menace pour l’environnement, l’économie ou la société. » À souligner que la vidéo débute avec l’année 1776, soit à la fondation des États-Unis. En date de 1491, soit avant l’arrivée de Colomb, toute la carte serait bleue.
En bref, si l’on regarde l’histoire des Amériques selon le point de vue des humains qui ont vécu sur ce continent pendant des milliers d’années en isolation du reste du monde, les champions des espèces envahissantes sont les Européens eux-mêmes. Les autres espèces n’ont fait que suivre.
Cependant, le point ici n’est pas de porter un jugement sur l’histoire pour trouver des coupables. Mon intérêt premier est de montrer que sous l’angle biologique, il y a une certaine ironie à ce que la championne des espèces envahissantes du continent américain s’inquiète de la présence d’autres espèces envahissantes de moindre portée. D’autant plus que c’est le processus de colonisation et d’échanges commerciaux que cette « championne » a engendrés qui en est la source. Et après plus d’un demi-millénaire, la cause est entendue : on ne retournera pas en arrière.
De la brutalité des processus naturels
Même si l’on pourrait espérer que les humains agissent différemment, une autre raison de ne pas porter de jugements est que l’histoire est remplie de disparitions d’espèces à la suite de leur rencontre avec d’autres. Ce fut d’ailleurs le cas des Amériques lorsque le Sud et le Nord se raccordèrent. De fait, à l’échelle géologique, leur fusion est relativement récente, datant « à peine » d’une quinzaine de millions d’années.
Il fallut cependant attendre il y a quelque 3 millions d’années pour que les espèces commencent à migrer par la mince bande du Panama. À terme, et en résumé, les espèces venant du Nord furent beaucoup plus efficaces pour coloniser le Sud que l’inverse. Cela occasionna plusieurs pertes d’espèces dans la partie méridionale des Amériques. Techniquement, ces migrations et leurs conséquences sont regroupées sous le vocable « Grand échange faunique interaméricain ». À noter, une espèce née en Amérique du Sud, mais qui est aujourd’hui bien connue dans nos contrées : le porc-épic !
Pour un exemple plus contemporain, la vidéo ci-dessous illustre comment la nature procède dans le registre des espèces envahissantes. En résumé, il y est question de la conquête du petit monde à nos pieds par la fourmi d’Argentine (Linepithema humile) et de la contestation de sa dominance par la fourmi de feu (Solenopsis invicta).
Les deux ont la particularité de s’être d’abord fait la lutte dans leur contrée d’origine en Amérique du Sud. Or, lorsqu’elles ont été accidentellement importées sur les autres continents, elles n’ont trouvé presque aucune autre espèce de fourmis pour leur résister. Plusieurs de ces dernières ont été éliminées ou ont vu leurs populations fortement diminuer. Et elles s’attaquent aussi à d’autres insectes. Ce sont de super-prédatrices qui ne font pas de quartier (âmes sensibles s’abstenir) et qui, au moment où j’écris ces lignes, transforment durablement la biodiversité planétaire à l’échelle du sol.
Des espèces naturellement envahissantes
Lorsqu’il est question d’espèces envahissantes, notre approche contemporaine est habituellement de chercher à limiter leur présence ou à les éliminer. Ce à quoi, dans les deux cas, nous échouons la plupart du temps. Et c’est normal, considérant qu’il est à peu près impossible à une échelle locale de lutter contre un phénomène planétaire.
Seul l’arrêt total des échanges internationaux remédierait à ce « problème ». Mais même dans cette improbable situation, toutes les espèces envahissantes qui se sont accumulées dans nos contrées dans les seules 500 dernières années continueraient à vivre dans leur territoire d’adoption. Et comme noté, dans bien des cas elles ont été « adoptées » depuis fort longtemps !
Un autre problème de notre approche envers les espèces envahissantes est son postulat. Ce dernier implique qu’il existerait une forme de « paradis naturel », soit un monde pur non influencé par des espèces envahissantes. C’est là une pure utopie. La diversité biologique est en constante évolution, et bien souvent de façon brutalement naturelle. Citer Héraclite est fort à propos ici : « Rien n’est permanent, sauf le changement. Seul le changement est éternel. »
Pour mieux appréhender l’avenir « naturel » de nos écosystèmes, il faudrait apprendre à vivre avec la réalité des espèces dites « envahissantes ». Dans la très grande majorité des cas, elles vont à terme s’incorporer durablement à notre biodiversité, qu’on le souhaite ou non. Cela n’est pas synonyme de rester totalement passif, des interventions ciblées vont se justifier. Toutefois, plutôt que d’investir nos énergies dans le seul combat, on devrait en mettre un peu plus à réfléchir au comment vivre avec.
Quant à l’idée de référer au passé écologique de nos forêts comme objectif d’aménagement pour en préserver la biodiversité, je suppose qu’il en est des sociétés comme il en est des individus : on a tous nos petits moments de folie !
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