1493 : L’année où Christophe Colomb tua l’écosystémique dans l’œuf
Si vous avez lu certaines de mes chroniques sur le thème de l’aménagement écosystémique, vous en avez certainement déduit que j’étais « quelque peu » critique de ce concept. Je dois ici avouer que mon « scepticisme » remonte à un peu plus d’une décennie alors que l’aménagement écosystémique s’était invité dans mon doctorat. J’étais alors au milieu de la production de ma thèse lorsque ce concept, initialement implanté aux États-Unis pour l’aménagement des forêts nationales, acquit en 2004 ses lettres de noblesse au Québec par l’entremise de la Commission d’étude sur la gestion de la forêt publique québécoise (Rapport Coulombe).
Le postulat de l’aménagement écosystémique est que la biodiversité d’un écosystème forestier donné est adaptée aux conditions prévalant avant l’aménagement de cet écosystème par l’industrie forestière. Donc, en préservant les caractéristiques du dit écosystème forestier à l’intérieur de leur variabilité préindustrielle (un écosystème évolue naturellement), on devrait préserver sa biodiversité. Dès lors, la description de portraits de paysages forestiers préindustriels devint une priorité en recherche forestière au Québec.
Il s’avérait que mes travaux de doctorat m’amenaient alors à utiliser des données de paysages forestiers préindustriels sans pour autant être dans une logique d’établir formellement un portrait. « L’avènement » de l’aménagement écosystémique rendit toutefois incongrue l’idée de faire de la recherche avec ce type de données et de ne pas en établir un. J’ai cependant encore le souvenir de mon inconfort face à l’approche « figée » que cela risquait d’imposer à notre aménagement. C’était là le début de mes réserves vis-à-vis ce concept.
Je suis depuis devenu blogueur spécialisé en aménagement forestier et, l’aménagement écosystémique ayant été retenu comme une pierre d’assise de notre nouvelle politique forestière (article 1, alinéa 1), il va de soi que j’en discute ponctuellement… avec mes « réserves ». Et si mon blogue m’a déjà amené par bien des chemins que je n’imaginais pas en l’ouvrant, je n’aurais jamais pu considérer que la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb contribuerait à alimenter ces-dites « réserves ». C’est pourtant de ce dont il sera question aujourd’hui !
The Columbian Exchange
Cet improbable lien entre Christophe Colomb et un concept d’aménagement en 2017 est révélé dans le titre d’un livre qui m’a servi de référence pour cette chronique, soit « 1493 : Uncovering the New World Columbus Created » (Charles C. Mann, 2011).
Vous aurez noté que l’auteur utilise le verbe « créer » plutôt que « découvrir ». Comme je vais (un peu) le détailler, Christophe Colomb n’a effectivement pas seulement découvert un nouveau continent qui vivait en isolation du reste du monde depuis de nombreux millénaires, il l’a connecté au reste de la planète et a instauré une série d’échanges qui se poursuivent toujours aujourd’hui. Des échanges qui ont irréversiblement transformé les Amériques et le reste du monde, en particulier sur le plan de la biodiversité. C’est ce qui est appelé The Columbian Exchange.
L’expression est très récente. Elle a été développée par M. Alfred W. Crosby Jr qui publia en 1972 le livre « The Columbian Exchange: Biological and cultural consequences of 1492 ». Pour l’anecdote, à l’époque l’auteur eut toutes les difficultés du monde à trouver un éditeur. La version que je me suis procurée est toutefois celle de 2003 qui se voulait une édition spéciale pour le 30e anniversaire de sa première publication… Comme quoi les idées évoluent !
En 1492 donc, Christophe Colomb découvre l’Amérique et l’histoire nous est alors toujours racontée sous l’angle des rivalités entre Amérindiens, Anglais, Français… Ce qu’ont fait messieurs Crosby Jr, Mann (et autres) c’est de s’attarder à cette histoire plutôt sous l’angle biologique. Ce type de recherches est regroupé sous le vocable « histoire environnementale », une science relativement récente à laquelle M. Crosby Jr a grandement contribué.
The Columbian Exchange en action
Sous l’angle du Columbian Exchange, l’histoire de la « découverte » de l’Amérique par Christophe Colomb commence plutôt en 1493. En 1492, lors de son premier voyage, Colomb était arrivé avec seulement trois bateaux et environ 90 membres d’équipage (il avait eu toutes les difficultés du monde à le financer). Lors de son second voyage en 1493, il revint avec dix-sept bateaux, 1200 membres d’équipage, mais surtout du bétail, des chevaux et beaucoup de semences : blé, vignes, oignons, radis, canne à sucre, café, bananes…
Pour donner la mesure des changements que Colomb initia alors, rien de ce que je viens d’énumérer, et qui pourtant apparaît de nos jours banal et « local » en Amérique, n’existait alors sur ce continent. Et c’est là une courte liste de ce que les Européens ont importé volontairement et qui s’est très rapidement acclimaté à ce nouveau continent. Il y eut de plus un grand nombre de « passagers clandestins » comme : des maladies (variole, rougeole, varicelle…), rats, moustiques, vers de terre, insectes (dont les coquerelles)…
Ces introductions n’ont pas seulement transformé (ou remplacé) la biodiversité locale, mais certaines ont aussi directement touché les Amérindiens comme les maladies qui ont eu un effet dévastateur sur leurs populations. D’autres, comme les chevaux, ont cependant été très rapidement adoptées. Dans ce cas, on parle en fait d’une révolution culturelle alors que plusieurs nations amérindiennes historiquement sédentaires sont devenues nomades au contact des chevaux. Les « Indiens » sur des chevaux dans les films de western, c’était une réalité très récente dans l’histoire de ces sociétés. Il est ici difficile d’imaginer qu’un changement culturel aussi profond n’ait pas aussi eu une influence indirecte sur la biodiversité.
L’introduction de notre abeille domestique (ou abeille européenne) mérite que l’on s’y arrête pour le rôle de premier plan qu’elle a joué dans la colonisation. Alors que les abeilles indigènes étaient sélectives dans leur choix de fleurs à polliniser, la vaillante petite abeille européenne les pollinisait toutes. Cette capacité a grandement contribué au succès de la transplantation de cultures agricoles européennes en Amérique. L’effet positif de l’abeille domestique sur la colonisation fut tel qu’elle finit par en devenir le symbole aux yeux des Amérindiens. M. Mann, citant un Franco-américain (!), mentionne d’ailleurs que leur présence dans un nouveau territoire répandait chez les Amérindiens « la tristesse et la consternation dans tous les esprits » (p. 94).
Il est fort possible qu’à cette étape de la chronique vous soyez sur le point de conclure que The Columbian Exchange fut à sens unique ! C’est toutefois d’un réel échange dont il est question et la planète a été transformée par la biodiversité des Amériques précolombiennes.
Les pommes de terre. Difficile, par exemple, d’imaginer l’Irlande sans cette culture. Et pourtant, il n’y en avait pas dans cette contrée avant que Colomb ne pose les pieds en Amérique. Pas plus, en passant, qu’il n’y en avait en Amérique du Nord, la source se trouvant dans la partie Sud du continent. Il n’y avait pas non plus de tomates dans le bassin méditerranéen. Quant au tabac… il est probable que l’expression « faire un tabac » est à la mesure du succès que cette culture amérindienne rencontra en Europe. Mais cela ne s’arrêta naturellement pas à l’Europe. En 2000, le plus grand producteur mondial de pommes de terre, de tomates et de tabac était… la Chine. La Figure ci-dessous résume visuellement les échanges qui se sont amorcés entre l’Amérique et l’Europe à partir de 1493 avant de s’étendre au reste de la planète.
Pour le petit « clin d’œil », car Internet et la chaine YouTube ne seraient pas les mêmes sans eux, les chats domestiques sont eux aussi une introduction européenne en Amérique.
L’homogénocène ou la fusion de deux mondes
En résumé, en « découvrant » l’Amérique, Christophe Colomb a amené deux mondes, ayant chacun une biodiversité bien distincte, à entrer dans une dynamique d’échanges intenses. La conséquence directe étant une forme de « fusion » de la biodiversité de ces mondes. M. Mann estime d’ailleurs que nous entrons dans l’ère de « l’homogénocène », soit une ère où la biodiversité s’uniformise à l’échelle mondiale.
Pour donner un exemple contemporain nord-américain, il est acquis que l’agrile du frêne (origine : Asie) et sa guêpe prédatrice (importée volontairement) sont destinés à être intégrés à notre biodiversité… au même titre que l’ont été un très grand nombre d’espèces « envahissantes » depuis 500 ans dans les Amériques.
Anecdote intéressante : M. Crosby Jr mentionne que les différences précolombiennes de biodiversité entre l’Amérique et le reste de la planète ont amené d’intenses débats ecclésiastiques. Selon les textes bibliques, qui étaient alors toujours l’autorité sur la question de la création de la vie sur Terre au moment où Colomb débarquait en Amérique, il n’y avait eu qu’une seule création. Or, les différences étaient telles avec ce nouveau continent qu’il fallait considérer que Dieu s’y était pris à au moins deux fois (p. 10-15) !
Conclusion
Donc, je parlais d’aménagement écosystémique en introduction…
Comme mentionné, la logique de ce concept tient dans une certaine stabilité des écosystèmes. Il est acquis qu’ils vont naturellement évoluer, mais à l’intérieur de balises naturelles sans quoi leur biodiversité ne serait plus la même. C’est là un concept (presque) parfait pour l’Amérique… avant Colomb. Depuis toutefois, les introductions volontaires et involontaires d’espèces ont transformé le grand assemblage de la biodiversité précolombienne et notre référence préindustrielle, qui a un horizon d’environ un siècle, ne correspond plus à des conditions écologiques « stables ».
Conséquemment, non seulement les « conditions préindustrielles » ne peuvent prétendre au statut de « naturelles », mais même si nous ramenions un écosystème à l’état de cette référence temporelle, l’assemblage de biodiversité que nous y retrouverions aujourd’hui serait différent. Lorsque l’on ajoute à ce constat le point présenté dans une précédente chronique voulant que les Amériques (dont les forêts) aient été aménagées par des humains pendant des milliers d’années avant l’arrivée des Européens, il est à souhaiter que le gouvernement du Québec reconsidère l’aménagement de nos forêts sur des bases plus en phase avec la dynamique de l’histoire environnementale de notre continent.
Références
En plus des deux livres mentionnés dans le texte, j’ai fait référence à l’article suivant :
Nunn, N et N Qian. 2010. The Columbian Exchange: a history of disease, food, and ideas [en accès libre !]. Journal of Economic Perspectives. p. 163-188.
Aussi, pour ceux et celles qui manqueraient de temps pour lire, je les invite à visionner le documentaire ci-dessous (2009) auquel a participé M. Alfred W. Crosby Jr. (durée : 1h30) :