Le modèle Domtar : quand l’art d’anticiper rencontre l’économie circulaire
Parler « foresterie » au Québec c’est avant tout parler « forêts publiques », car elles occupent pratiquement toute la place avec 84 % de la superficie des forêts sous aménagement. De plus avec la nouvelle politique en vigueur depuis le 1er avril 2013 qui a confié au ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs (MFFP) la responsabilité de l’aménagement forestier, on se retrouve en présence d’un unique modèle d’aménagement qui couvre presque l’ensemble du Québec. Certes, il y a aussi la petite forêt privée (< 800 hectares d’un seul tenant), mais d’une certaine façon cela représente seulement un deuxième modèle lui aussi sous l’égide gouvernementale. La question que l’on peut se poser ici est : existe-t-il des modèles d’aménagement « originaux » au Québec ?
C’est avec cette question en tête que j’avais publié en mars 2014 (déjà !) une chronique sur l’aménagement des terres du Séminaire de Québec. Après une « pause » d’un peu plus de deux ans, je poursuis aujourd’hui cette série en vous présentant l’aménagement forestier des forêts privées de Domtar dans les Cantons-de-l’Est, des forêts liées à leur usine de pâtes et papiers à Windsor.
Le hasard a fait que les superficies de ces deux modèles sont équivalentes (1600 km2). Toutefois, il est aisé d’anticiper que le lien des forêts de Domtar à son usine plutôt qu’à des ecclésiastiques dans le cas des terres du Séminaire crée une dynamique bien différente. Une dynamique qui m’a amené à pousser ma réflexion sous un angle « économie forestière » avec, comme c’est souvent le cas dans ce blogue, une dimension historique.
Rentabilité, approvisionnement et mise en valeur de la forêt
Une des principales questions qui me vient à l’esprit lorsque je pense à un modèle d’aménagement comme celui de Domtar est : est-ce rentable ? Une question qui peut paraître presque sacrilège pour certains, mais qui est pourtant fondamentale (chronique élaborant cette réflexion). Dans le cas des terres du Séminaire, la réponse avait été un simple et spontané « oui ». Dans le cas de Domtar, et illustrant bien la dynamique différente entre ces deux modèles, la réponse fut plus élaborée.
Pour qu’il n’y ait pas d’ambiguïté, la réponse courte est « oui ». Mais avant la version courte, j’ai eu droit à la version longue qui s’exprimait sous la forme d’une autre question, soit : « Quelle est la valeur de la garantie d’approvisionnement qu’apportent les forêts de Domtar à l’usine de Windsor ? » Car pour la compagnie, ses forêts sont en quelque sorte une extension de l’usine. Pour la note historique, les premiers achats de forêts pour alimenter l’usine à Windsor remontent à la toute première en 1865 (Angus, Logan & Co.). Actuellement, il n’y a toutefois pas de politique d’acquisition de nouvelles forêts.
Les forêts privées de Domtar ne représentent cependant pas la totalité de leur approvisionnement. Loin de là en fait. On parle plutôt de l’ordre de 15 % – 20 %. Le reste provenant des États-Unis (25 %), des petits propriétaires privés (25 %), des copeaux de scieries (10 %) et la balance de la forêt publique. Point intéressant : à l’exception de leurs propres forêts, aucun fournisseur ne représente plus de 10 % de leur approvisionnement. J’ai ici perçu que c’était une politique pour éviter d’être dépendant d’une source en particulier.
Les forêts privées de Domtar ne servent pas uniquement de garantie d’approvisionnement pour l’usine. La compagnie vend aussi du bois. Un double chapeau qui leur est d’ailleurs très utile lorsqu’ils en achètent (ils savent ce qu’il en coûte d’aménager une forêt et récolter du bois).
Quant à la production de bois, la stratégie est autant de produire du volume que de la valeur tout en diminuant la mortalité naturelle. Les fameuses plantations de peupliers hybrides de Domtar sont à classer dans la seule catégorie « production de volume », mais leur programme d’éclaircies commerciales, qui couvre plus de superficies que celui des plantations (5 % du territoire), vise autant à produire du volume que de la valeur (plus gros diamètres).
La stratégie de produire de la valeur ne s’arrête cependant pas à la seule ressource bois. Comme dans le cas des Terres du Séminaire, l’équipe d’aménagement de Domtar, composée de 11 personnes, dont 7 ingénieurs forestiers, est à l’affût d’opportunités pour mettre en valeur leurs forêts en multipliant les usages. C’est pourquoi on va y retrouver 66 clubs de chasse et pêche, des sentiers de randonnée et de motoneige, des éoliennes et prochainement de la production de sirop d’érable.
À préciser que c’est cette équipe d’aménagement qui est aussi responsable des achats pour l’approvisionnement de l’usine.
Le monde de la forêt privée
La compagnie peut recevoir un maximum de 20 000 $/an pour ses travaux sylvicoles par le biais du programme d’aide à la forêt privée. Montant appréciable, mais qui à l’évidence est loin de les aider à couvrir leurs frais (note : je n’ai pas les chiffres). C’est pourquoi ils misent surtout sur le programme de remboursement des taxes foncières lié aux investissements sylvicoles qui peut atteindre 85 % du total à payer en taxes. Une aide à l’évidence bienvenue dans la mesure où les taxes foncières semblent avoir beaucoup augmenté ces dernières années.
En plus des taxes foncières, une autre réalité liée à l’aménagement en forêt privée et qu’il faut se conformer aux règles d’abattage d’arbres propres à chaque municipalité. Dans le cas de Domtar, leurs 160 000 hectares de forêts privées sont dispersés sur 72 municipalités, avec potentiellement autant de règles différentes à respecter. Aussi, 40 % de la superficie des forêts de Domtar sont situées dans la zone verte et donc assujettie aux règles de la Commission de protection du territoire agricole. Ces règles vont déterminer les balises des interventions possibles dans les érablières. Avoir des forêts « privées » n’est donc pas synonyme de faire tout ce que l’on veut !
Planification et calcul de la possibilité forestière
L’aménagement des forêts de Domtar est encadré par un Plan général d’aménagement forestier (PGAF) et des plans quinquennaux et annuels. Cette stratégie est calquée sur celle développée dans l’ancienne politique de la Loi sur les Forêts (cela a évolué avec la nouvelle politique). La particularité ici est qu’il n’y a en fait qu’un seul plan quinquennal « perpétuel » ; lorsqu’une année est terminée, une autre est ajoutée. J’ai en mémoire que cette logique des plans quinquennaux « perpétuels » avait été expérimentée en forêts publiques, mais je ne crois pas qu’elle fut généralisée.
L’équipe s’occupe aussi du calcul de la possibilité forestière à l’aide du logiciel Woodstock, un calcul refait à chaque 10 ans. Quant aux chiffres et à la stratégie retenue, n’ayant pas pu emporter une copie du PGAF pour des questions de confidentialité (un Sommaire est cependant disponible), je vais m’en tenir aux grands principes dont nous avons discuté.
Le concept de rendement soutenu est toujours présent, mais la compagnie se donne de la flexibilité en récoltant, à court terme, à un niveau plus élevé que le strict rendement soutenu. Ils ont validé leur approche en remesurant en 2015, soit 5 ans après leur dernier calcul, leur réseau de 1 500 parcelles permanentes. Un réseau qui a commencé à être installé dans les années 1950 et qui est depuis régulièrement suivi.
Les plantations
Je note ici que cette chronique commence à s’allonger sans que j’aie élaboré sur le sujet qui semble pour plusieurs être synonyme de l’aménagement forestier de Domtar, soit leurs plantations de peupliers hybrides. Avec des volumes qui peuvent atteindre les 200 m3/ha en une vingtaine d’années, il y a de fait toutes les raisons d’être impressionné. Aussi, je ne peux m’empêcher de noter que c’est là une logique de production de bois à proximité de l’usine tout à fait en phase avec ce que M. Ellwood Wilson préconisait. Toutefois, ayant fait ma visite le 30 septembre dernier et ayant donc un peu de recul, je considère qu’il y a des enseignements plus fondamentaux à retenir de l’aménagement des forêts privées de Domtar que leurs plantations et c’est pourquoi je ne m’étirerai pas sur le sujet. Je vous réfèrerai plutôt à mon compte-rendu d’un colloque sur les plantations ainsi qu’à une visite virtuelle sur le site de la compagnie.
Des fondamentaux en aménagement forestier
Une des premières chroniques de ce blogue discutait de la « simple » question : « Qu’est-ce qu’un bon aménagement forestier ? » Je disséquais alors un article des années 1980 de M. Gordon Baskerville pour retenir la grande synthèse suivante : l’aménagement forestier, c’est l’art d’anticiper.
S’il y a justement un mot d’ordre qui est revenu constamment au cours de ma visite, ce fut la nécessité d’anticiper, d’être prêt à s’ajuster. Par exemple, comme lorsque nous avons aperçu un groupe de dindons sauvage et que la réflexion s’est automatiquement orientée vers la nécessité de documenter les conséquences à long terme pour la forêt de l’augmentation de cette population de gallinacés. Dans d’autres cas, c’est pour anticiper un risque à plus court terme comme la maladie corticale du hêtre. Finalement, c’est aussi prendre acte des changements causés par le réchauffement du climat en délaissant complètement les chemins d’hiver pour miser sur un réseau de chemins permanents.
Pour anticiper et s’ajuster, il est essentiel d’avoir une connaissance intime de sa forêt et un bon suivi de l’évolution de cette dernière. Pour Domtar, tout comme sur les terres du Séminaire, cela commence par une photo-interprétation plus fine que les règles usuelles qui veulent que rien en dessous de 4 hectares ne soit délimité. À noter que la dernière photo-interprétation est issue d’une entente tripartite entre la compagnie, le MFFP et un consultant. C’est ce dernier qui a fait la photo-interprétation selon les normes du MFFP, mais en incorporant les besoins et éléments d’historiques de la compagnie, cette dernière payant naturellement les coûts occasionnés par ses besoins spécifiques. Au final, le MFFP a récupéré une copie de la carte bonifiée.
En guise de rappel, et point majeur concernant la connaissance fine de la forêt, la compagnie peut compter sur un réseau de 1 500 parcelles permanentes installé depuis les années 1950 et régulièrement remesuré.
Pour le suivi, notons qu’à l’échelle opérationnelle les techniciens forestiers sont très présents lors des opérations pour assurer rapidement les ajustements nécessaires sur le terrain. Aussi, une nouvelle cartographie est produite annuellement pour tenir compte des changements.
Point qui me semble trop souvent négligé dans les réflexions sur l’aménagement forestier, c’est de s’assurer que tout le travail de la planification soit bien exécuté sur le terrain. Pour illustrer mon idée, je vais revenir un instant à une visite terrain dans le cadre d’un congrès de la Society of American Forester. Un contremaître nous avait alors fait part de son grand bonheur de pouvoir compter sur des opérateurs de machinerie d’expérience ; des employés qui étaient avec eux depuis très longtemps et qui connaissaient parfaitement le terrain. C’est un point qui a été totalement évacué de notre actuelle politique forestière au profit du plus bas soumissionnaire. Rien pour assurer une qualité du travail à long terme. C’est pourquoi j’ai été heureux de constater que la philosophie de Domtar n’avait pas suivi notre politique, mais se comparait plutôt à celle dont j’avais été témoin aux États-Unis, leurs entrepreneurs étant associés depuis longtemps avec la compagnie.
Avec des fondamentaux aussi bons, le fait que les forêts de Domtar sont certifiées FSC (Forest Stewardship Council), SFI (Sustainable Forestry Initiative) et ISO apparaît comme une cerise sur le gâteau.
D’une économie circulaire basée sur le bois et les forêts
Comme mentionné en introduction, cette visite a entraîné ma réflexion plus loin que la stricte considération « aménagement forestier ».
Pour plusieurs, la simple idée d’une usine de transformation du bois comme celle de Domtar à Windsor qui fonctionne 24/24 est synonyme de catastrophe pour la forêt. Pourtant…
Je vais ici référer à un livre dont j’avais fait un compte-rendu en 2013, soit Wood, a History. Ce livre discute non seulement de l’usage du bois dans l’histoire, mais aussi et beaucoup de l’histoire de la foresterie et de l’avènement du concept de durabilité. (note : les passages cités n’étaient pas dans le compte-rendu)
Not by chance did long-range planned sustainability originate in Central European mining regions that obtained their wood from high forest. Sustainability arises as a project in place where it is in danger.
—Radkau, Wood, A History, p. 101
Of course, the forest set limits to the growth of a large timber consumer such as the iron industry. But did that mean crisis? Certainly not in the sixteenth century. The answer may not be quite straightforward for the eighteenth century, but there is plenty of evidence to show that, even in the iron industry, it was thought quite normal to limit production out of a concern to the forest.
—Radkau, Wood, A History, p. 161
C’est dire que l’idée même de durabilité dans l’usage des forêts est née de grosses industries très exigeantes en bois et peu mobiles… comme celle des pâtes et papiers ! Pour le rappel, cette industrie est plus que centenaire en Estrie.
La stratégie industrielle de Domtar (à Windsor à tout le moins !) s’appuie sur le principe de « l’économie circulaire » telle qu’illustrée à la Figure ci-dessous. En pratique, cette philosophie les amène à valoriser vraiment tous les différents produits de la forêt (biomasse…) au point où l’usine ne rejette presque pas de déchets (recyclage en fertilisants) et avec pour conséquence que la durée de vie de leur site d’enfouissement est passée de 5 ans à 35 ans.
Lorsque l’on fait l’addition : forêts très bien aménagées + économie circulaire basée sur une ressource renouvelable + une industrie qui par sa nature a toutes les raisons de voir à la durabilité de sa ressource première, on obtient un formidable modèle de développement durable. Heureux d’avoir eu la chance de le découvrir et le documenter !
Mes sincères remerciements à messieurs Gravel, Guimont et Cartier qui ont, à ma demande, pris le temps de me faire découvrir le travail qu’ils faisaient dans l’aménagement de leurs forêts et à leur usine.
Bonjour M. Alvarez,
Domtar ne reçoit pas seulement 20000$ de l’aide financière du programme d’aide à la mise en valeur des forêts privées (PAMVFP) car leurs territoires est sur deux agences régionales de mise en valeur des forêts privées. Selon les politiques des agences, le montant maximal que peut recevoir un propriétaire est d’environ 20000$ par agences. Certaines années, ce montant a été augmenté pour satisfaire certaines politiques. Je vous conseillerais de joindre les agences de l’Estrie et de la Chaudière pour avoir les montants exacts.
De plus, lorsque vous dites : «Certes, il y a aussi la petite forêt privée (< 800 hectares d’un seul tenant), mais d’une certaine façon cela représente seulement un deuxième modèle lui aussi sous l’égide gouvernementale.». Vous faites preuve d'une grande méconnaissance de ce qui se passe en forêt privée. Il y a bien la réglementation municipale qui s'applique en forêt privée, mais cette dernière n'est pas sous l'égide gouvernementale. Le PAMVFP, qui pourrait être une forme d'égide gouvernementale s'applique seulement aux propriétaires enregistrés (35000 sur un total de 130000) et ce programme n'influence que peu la coupe de bois car la majorité des volumes de bois récoltés en forêt privée n'est pas récolté sous l'égide de ce programme.
Donc, je vous conseille de vous informer du monde de la forêt privée.
Merci
Le point concernant le montant que reçoit Domtar doit être vu dans sa logique: ils ne peuvent recevoir une aide à la mesure de l’ampleur de leurs travaux.
J’ai travaillé 3 ans en forêt privée. dans les Laurentides. Le MFFP (aujourd’hui) est un incontournable. C’est lui qui décide des budgets et qui tire les ficelles d’en haut. Après, il y a des particularités régionales, mais fondamentalement, c’est une seule logique d’organisation « sous l’égide » du gouvernement. Quant aux règles municipales, j’en fais spécifiquement référence concernant les règles d’abattage des arbres.
Merci du commentaire 🙂
Bonjour M. Alvarez, votre billet est toujours à propos et vraiment très intéressant. Ça me donne même le goût de faire une visite terrain des installations de Domtar. Je me demande s’il serait possible d’ajouter une option de partage Facebook à vos textes. Ceci nous permettrait de partager vos articles sur notre groupe « Le technologue forestier ». Groupe qui compte plus de 700 membres!
Merci! : )
Pour ce qui est du partage Facebook, j’ai récemment eu quelques problèmes avec mes extensions qui ont eu pour conséquence que j’ai dû enlever celle qui permettait d’avoir le partage Facebook. Je verrais à régler ce problème prochainement : )