Hommage à un pionnier : Gustave-C. Piché (ou pourquoi notre monde forestier n’a pas commencé en 1986)
Lors de mon entrée à la Faculté de foresterie de l’Université Laval, j’étais au Québec depuis seulement 8 ans et, ayant vécu à Montréal toutes ces années, je ne connaissais alors strictement rien du monde forestier (merci à l’orienteuse pour me l’avoir fait découvrir !). Une des premières choses que j’ai apprises était que la Loi sur les Forêts venait de donner naissance au monde forestier québécois en 1986. Cela m’étonna. Que s’était-il passé avant ? Nous ne devions pas l’apprendre. Nous étions dans un Nouveau Monde et c’était tout ce qui comptait. Il fallait regarder vers l’avant. Je n’imaginais pas alors à quel point cette date charnière de 1986 représenterait une réelle muraille temporelle dans le monde forestier québécois.
Dans la nouvelle Stratégie d’aménagement durable des forêts, vous allez retrouver un petit encart (p. 4) qui détaille l’historique des actions gouvernementales entreprises pour assurer la durabilité des forêts. Cet historique commence en 1986. De même, lors d’un débat sur la certification FSC l’automne dernier, le représentant gouvernemental nous fit un retour historique… à partir de 1986. Avant ? Le néant, semble-t-il. L’effet pervers du « mur » de 1986 : tout ce que l’on raconte de négatif sur l’histoire forestière du Québec serait-il donc vrai ? J’ai répondu en partie à cette question l’automne dernier.
Pour aujourd’hui, je vais plutôt vous présenter, en ses propres mots, la vision et les actions du premier grand patron des fonctionnaires québécois chargés de l’aménagement des forêts, soit M. Gustave-Clodomir Piché. Et « non », les actions gouvernementales pour la durabilité dans l’aménagement de nos forêts n’ont pas commencé en 1986…
Tout d’abord une précision technique s’impose. Les citations que je vais vous présenter sont toutes tirées des Rapports annuels du ministère des Terres et Forêts (MTF) entre 1916 et 1936. M. Piché a été chef du Service forestier entre 1908 et 1936. Il fut alors congédié par le nouveau premier ministre Duplessis pour des motifs politiques. À souligner aussi que le « Service » comme tel a été aboli dans les années 1970.
Pour vous mettre en contexte, tout était alors à faire dans le monde forestier québécois, que ce soit pour développer l’administration gouvernementale que pour encadrer l’aménagement et la récolte. M. Piché était l’un de nos deux premiers ingénieurs forestiers, formés aux États-Unis avec son collègue Avila Bédard. Tout était à faire… et M. Piché a touché à tout ! Ce que je vous présente aujourd’hui n’est qu’une petite sélection de ses initiatives divisées en quatre grands thèmes.
L’aménagement forestier : inventaires et rendement soutenu
L’aménagement forestier fut naturellement une des priorités de M. Piché avec pour point central la connaissance de la forêt. M. Piché n’aura de cesse de faire la promotion des inventaires forestiers tant de la part du MTF que des concessionnaires. Dans ce cas, il a même amené le gouvernement à légiférer pour s’assurer que les concessionnaires fassent un bon inventaire de leurs territoires avant de récolter (Loi sur les inventaires, 1922). Il poussera aussi pour une planification détaillée des coupes sur des périodes de 10 ans.
Pour exploiter judicieusement une limite, il faut en avoir fait un inventaire sérieux qui ne tienne pas seulement compte du stock actuel, mais aussi du taux de croissance du matériel ligneux, de façon à ce que l’on puisse promener des coupes ici et là sans crainte de voir la forêt s’épuiser.
(…)
Chaque année, nous faisons quelques explorations qui nous permettent d’augmenter nos connaissances sur notre richesse forestière. (…) Il serait à propos, vu l’immensité des territoires à explorer, de former une section au service forestier pour s’occuper de ces travaux d’inventaire.
(pp. 26 et 46, MTF 1916-17)
et
Il importe, croyons-nous, que l’ordre chronologique des coupes soit arrêté pour au moins dix ans à l’avance et aussi que soient définies les autres améliorations sylvicoles à réaliser telles que : éclaircies dans les jeunes peuplements, et boisements dans les secteurs dénudés comme dans ceux dont le taux de boisement est inférieur à la normalité. Il faut que tout cela commence avant que le dernier acre de forêt vierge n’ait été abattu. (p. 40, MTF 1925-26)
Dans les archives de la Consolidated Paper Corporation Ltd, les plans de coupes étaient chronologiques sur 10 ans et, comme me le mentionnait un technicien forestier qui avait connu cette époque, il était très mal vu d’avoir à faire des changements, car cela impliquait de revoir toute la programmation.
Le rendement soutenu
Le symbole fort de la Loi sur les Forêts de 1986 concernant l’engagement gouvernemental envers la durabilité en aménagement forestier. C’était effectivement la première fois que ce concept était directement intégré dans la loi qui encadrait l’aménagement des forêts. Toutefois, même si ce n’était pas directement dans la Loi, M. Piché avait fait en sorte que ce concept soit intégré à la planification… avec une prise en compte a priori des perturbations naturelles !
(…) Cette permission ne peut maintenant être accordée que si la compagnie a produit au Département un plan d’aménagement de ses forêts, c’est-à-dire que si elle présente au Gouvernement un tableau montrant le total des arbres qu’il y a actuellement en croissance ; cet inventaire doit être accompagné d’études de croissance permettant de déterminer le volume de bois dont la forêt s’accroît annuellement. Cette quantité, que nous désignons sous le nom de « possibilité », est par conséquent celle que l’on pourrait permettre de couper chaque année sans diminuer le volume de la forêt, mais comme il peut survenir des incendies calamiteux ou des invasions d’insectes comme celle de la « pyrale de l’épinette » [note : tordeuse], nous réduisons la possibilité d’un certain pourcentage, afin de faire ainsi des économies à même le revenu annuel pour parer à ces éventualités et aussi pour grossir le capital forestier qui ne laisse pas d’être beaucoup plus faible qu’il devrait être. De cette façon, nous nous acheminons d’une part vers une coupe soutenue et régulière et, d’autre part, vers un enrichissement progressif de nos ressources forestières.
(…)
Pour éviter toute surprise, nous conseillons aux concessionnaires d’exploiter à fond, en tout premier lieu, les bois incendiés, les bois attaqués par les insectes (…). Bien entendu, le total des coupes des bois incendiés ou tués par les insectes est déduit du chiffre de la possibilité annuelle.
(pp. 18-19, MTF 1921-22)
La permission dont il était question ici devait être demandée par les concessionnaires qui voulaient couper en bas du diamètre limite de l’époque. Cette permission allait rapidement devenir la norme plutôt que l’exception, car les concessions commençant à remonter vers le nord, le diamètre des arbres diminuait (note : le Nord de l’époque serait considéré le Sud aujourd’hui !).
Opérations forestières : éviter le gaspillage et vérifications sévères
Comme le dit l’adage « Il faut que les bottines suivent les babines » ! Ce n’était pas tout de bien planifier, il fallait aussi être bon sur le terrain. Sur ce front, une des principales actions de M. Piché fut de combattre le gaspillage en s’assurant (entre autres) que ce soient les arbres dépérissants (malades, brûlés…) qui soient récoltés en premier.
Je profiterai de l’occasion pour dire qu’il est de la plus haute importance d’exploiter, en tout premier lieu, les arbres tués par les incendies forestiers, car, en peu de temps, ces arbres deviennent la proie des insectes ravageurs (…) quelques mois à peine après le feu, les bois incendiés ne peuvent plus donner que des sciages de très pauvre qualité.
(…)
Depuis dix ans, la plupart des concessionnaires, réalisant la diminution de nos réserves forestières, prennent soin d’exploiter tous les bois incendiés qu’il y a sur leurs concessions. Environ 35 % du total des coupes actuelles proviennent de bois incendiés, ce qui, en somme, est fort satisfaisant, vu qu’autrefois on ne s’occupait que très rarement d’en tirer profit. Il faut avouer que l’industrie du papier est pratiquement la seule qui puisse utiliser, sans trop d’inconvénients, les bois endommagés de cette façon (…)
(pp. 20-21, MTF 1923-24)
Aussi, il tenait à s’assurer que les opérations « marchent au pas ». Je suis convaincu que pour plusieurs, il y a une perception que les opérations forestières au temps des concessions se faisaient sur le thème du « laisser-aller ». Pas vraiment. M. Piché était à l’évidence particulièrement sévère sur ce point, avec amendes salées à la clé. Et ça donnait des résultats.
L’exploitation des forêts, au cours de l’hiver dernier, a présenté une amélioration sensible. Les sociétés forestières, vu les amendes élevées que le gouvernement impose pour les infractions aux règlements de coupe, avaient mobilisé un grand nombre d’inspecteurs des chantiers, avec le résultat que les délits ont été beaucoup moins nombreux et les forêts ont été laissées dans un état beaucoup plus satisfaisant. Nous croyons qu’il suffira de continuer à exercer un contrôle sévère pour que les exploitants prennent les mesures nécessaires pour faire observer la loi par leurs entrepreneurs. (p. 24, MTF 1919-20)
Pour une mesure de l’effort, pendant la dernière saison (1935-1936) durant laquelle M. Piché fut chef du Service forestier, il y eut un total de 14 826 inspections, dont 6 725 mesurages de bois, dans les 1 970 chantiers (« campements ») qui opéraient dans nos forêts. Au total, les 497 surveillants (ingénieurs forestiers, gardes…) ont parcouru un cumulatif de 1,3 million de km (834 635 milles) !
Transformation : diversification et « Le bon bois à la bonne usine »
Après la récolte, il y a la phase de transformation et, plus elle est diversifiée, mieux c’est… C’est à l’évidence ce que pensait M. Piché malgré l’omniprésence de l’industrie des pâtes et papiers. Et il avait fait sien le concept aujourd’hui à la mode de « Le bon bois à la bonne usine » ! Quelques exemples :
Parmi les autres travaux à entreprendre, il faudrait s’occuper de la classification des bois débités aux scieries. (…) Il y aurait une campagne bien utile à faire auprès des acheteurs de bois pour qu’ils s’efforcent de n’employer les bois que pour les fins auxquelles ils s’adaptent le mieux. Ainsi, pour les formes nécessaires au bétonnage, un bois de 3ème qualité fait très bien l’affaire ; (…) » (pp. 36-37, MTF 1916-17)
et
Nous devons signaler l’augmentation de la production de la pâte chimique dite « Alpha » qui sert à la fabrication de la soie artificielle. Comme cette nouvelle pâte cellulosique n’est pas encore fabriquée en trop grandes quantités au Canada, il me semble raisonnable de souhaiter que, si nos industriels veulent absolument accroître leurs installations, ils devraient s’occuper de cette fabrication plutôt que celle du papier journal qui est d’ailleurs moins rémunératrice. (p. 19, MTF 1925-26)
Rappelons qu’en 2013 la conversion à Thurso d’une usine de pâte Kraft pour produire de la rayonne (soie artificielle) était vue comme un exemple innovateur de notre industrie. Malheureusement, l’usine n’a pu être rentable avec cette production et a dû être reconvertie.
Aussi, l’idée actuelle que le bois puisse servir de carburant n’est vraiment pas nouvelle !
Les expériences poursuivies, notamment en France, concernant l’emploi du charbon de bois comme carburant, pour la traction des véhicules, ont donné des résultats économiques très satisfaisants. Il n’y a aucune raison pour que l’on ne fasse pas de même ici. De même, nous avons encore beaucoup d’arbres dans nos forêts dont le bois n’est pas utilisé comme il pourrait l’être et il nous faut arriver à les employer économiquement pour que nous obtenions de nos ressources forestières tout le rendement qu’elles peuvent donner. (p. 21, MTF 1925-26)
Finalement, M. Piché faisait très bien le lien entre sylviculture et produits à valeur ajoutée :
Nous voudrions aussi voir chez nos compatriotes s’implanter l’idée de fabriquer des meubles avec leurs bois et s’établir ainsi un débouché additionnel pour nos produits forestiers.
En effet, il ne faut pas l’oublier, la sylviculture ne saurait être appliquée aux forêts que si leurs produits donnent un rendement rémunérateur. Plus, en effet, ce rendement sera élevé, plus intensive sera l’application des méthodes sylvicoles. (p. 21, MTF 1927-28)
Recherche et éducation
M. Piché était un féru de science et pour lui un bon aménagement (et une bonne transformation) allait de pair avec des connaissances scientifiques. Aussi, il tenait à ce que l’on s’affranchisse des connaissances européennes concernant les différentes essences forestières pour développer les nôtres « en propre ».
L’étude de la reproduction dans les parcelles exploitées, dans les forêts encore vierges et dans les terrains incendiés est indispensable pour compléter les données recueillies sur la croissance des essences pour arriver à établir un plan d’aménagement sérieux. (p. 49, MTF 1916-17)
et
(…) Nous devons avoir des précisions sur le volume du matériel ligneux dont nous disposons et être renseignés également sur le délai qui doit s’écouler entre chaque coupe, afin de permettre au capital forestier de se reproduire normalement. Ceci nécessite donc un programme systématique de recherches et d’enquêtes forestières. (p. 26, MTF 1919-20)
Il était prévu que ce programme de recherche soit subdivisé en quatre parties, soit (mon résumé) :
- Inventaire forestier systématique à grande échelle
- Établir les méthodes de reproduction des principales essences forestières
- Établir les lois d’accroissement des arbres et des peuplements selon différentes conditions
- Maximiser l’utilisation des arbres et voir à leur utilisation la plus appropriée
Concernant le point 2, M. Piché avait un intérêt particulier à préciser l’évolution d’un peuplement après un incendie. À noter que la dynamique générale après feu qui voit d’abord des peupliers et des bouleaux blancs s’établir pour progressivement laisser leur place à des essences plus tolérantes à l’ombre comme le sapin et l’épinette était déjà connue.
Naturellement, il tenait à ce que des ressources spécifiques soient allouées à cette tâche !
La création du Bureau de recherches forestières s’impose de plus en plus, car le Service Forestier Fédéral a, depuis longtemps, commencé à s’occuper de cette question et a même établi des places échantillons dans notre Province. (…) Nous ne devons pas hésiter, de notre côté, à entrer dans cette voie, si nous voulons établir notre politique forestière sur une base solide et permanente. (pp. 37-38, MTF 1925-26)
Il semblait aussi prêt à embrasser toute technologie qui améliorerait la protection et l’aménagement des forêts. Il a rapidement vu et utilisé (début des années 1920) le potentiel de l’aviation pour aider à l’inventaire des forêts et la détection des feux de forêt.
Finalement, toutes ces actions n’auraient servi à rien si elles n’avaient été portées par un personnel professionnel et compétent. C’est pourquoi il a fait la promotion de la création de l’École forestière à Québec (future Faculté de foresterie de l’Université Laval), l’École des gardes à Duchesnay et l’École Technique et de Papeterie à Trois-Rivières. Il a aussi été très favorable à la création de la Société des ingénieurs forestiers (actuel « Ordre »).
Conclusion
Malgré la longueur de cette chronique, j’ai le sentiment de n’avoir fait qu’un bref survol des actions de M. Piché ; des actions stimulées par une grande vision d’ensemble pour assurer la durabilité de l’aménagement forestier dans un contexte de développement économique (selon les valeurs et connaissances de l’époque).
Mon espoir : que ce petit survol contribue à ce que les officiers gouvernementaux liés à l’aménagement des forêts du Québec réalisent qu’ils n’ont pas à en être gênés de regarder avant 1986. Et aussi, comme c’est le cas avec M. Gifford Pinchot aux États-Unis (chronique), qu’ils peuvent être fiers de se réclamer de l’héritage de leur premier grand patron !
Merci Éric de nous rappeler ces faits.
😃
Bien heureux d’avoir pu lire un tel résumé de la pensée de M. Piché, j’aurais bien apprécié en entendre parler dans un de mes cours quand j’ai commencé le bac. en aménagement et environnement forestiers à l’UL. Je me souviens bien qu’on nous ait parlé des débuts de l’aménagement forestier aux États-Unis avec Gifford Pinchot, par contre, pour le Québec, je n’ai pas souvenir qu’on nous ait parlé de la même manière de MM. Piché et Bédard. Cela fait maintenant un peu plus de cinq alors peut-être que je me trompe, mais s’il en fut mention, cela ne m’a malheureusement pas marqué.
Vous avez raison de souligner que nous n’avons pas à être gênés de regarder avant 1986, il y avait aussi une vision du développement durable à ce moment.
Les choses ne semblent donc pas avoir changé sur ce front depuis ma formation (soupir).
Merci du commentaire 😃