SADF: il y a les favoris du Père Noël et il y a les autres…
« Mieux vaut tard que jamais! » Un adage qui peut très bien s’appliquer à La Stratégie d’Aménagement Durable des Forêts (SADF) du Québec qui a été rendue publique le 17 décembre dernier. Une version préliminaire avait été publiée en 2010, un « Rapport de consultation publique » en 2011 (chronique) et la nouvelle politique forestière est entrée en vigueur le 1er avril 2013. Or, selon les mots mêmes du ministre du MFFP (ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs): « La stratégie d’aménagement durable des forêts présente la vision, les défis, les orientations, les objectifs et les actions par lesquels nous concrétiserons le régime forestier » (p. 1). En clair, sans la SADF, la nouvelle politique forestière ne peut avancer. Sa publication officielle était donc très attendue.
Point étonnant toutefois pour un document aussi central à notre politique forestière, il fut publié juste avant Noël. Si l’objectif était d’éviter de se retrouver en première page des journaux, ce fut en tout cas réussi! Cela laisse cependant songeur… C’est pourquoi je vais aujourd’hui vous présenter mon analyse de la SADF en regard de son évolution avec la version de 2010. Une analyse qui m’a amené à la conclusion qu’il y avait un « groupe » de gagnants et trois du côté des perdants.
Pour suivre l’analyse, il est utile de bien visualiser la structure de la SADF (Figure ci-contre), une structure qui n’a pas fondamentalement changé entre 2010 et 2015. Préciser aussi que mon analyse s’est surtout concentrée des « défis » jusqu’aux « objectifs ».
Une petite différence dans le fond provient d’un 6e défi lié à la gouvernance. Ce n’est toutefois pas vraiment un ajout, car il était présent dans la version de 2010, mais sous la forme d’un encart (note: il a aussi été réécrit). C’est ce 6e défi qui explique les différences dans le nombre d’orientations et d’objectifs entre les versions 2010 (préliminaire) et 2015 (officielle) de la SADF.
La plus grande différence dans la structure concerne l’absence de « cibles » dans la version finale. Ceci a soulevé un petit tollé au mois de mai dernier alors que des groupes environnementaux estimaient que cela représentait un sérieux recul par rapport à la version de 2010. Le gouvernement fit valoir que cela ne constituait pas un changement de cap, mais plutôt un changement dans « l’approche de communication » et qu’en temps et lieu les cibles seraient réintroduites. Quoiqu’il en soit de cette discussion dans la forme, une chose est sûre sur le fond: ce sont les enjeux environnementaux qui sont les grands gagnants de cette SADF!
Les gagnants: les enjeux environnementaux
Le défi « Un aménagement forestier qui assure la durabilité des écosystèmes » est celui avec le plus d’orientations (5) et le deuxième en nombre d’objectifs (13). C’est un défi « poids lourd » de la SADF. C’est aussi probablement celui que les groupes environnementaux ont le plus à l’œil… et il s’est étoffé entre 2010 et 2015. Rien de spectaculaire, mais on sent que le ministère a été bien attentif à cet enjeu.
Par exemple, l’objectif:
Prendre en compte les exigences particulières de certaines espèces lors de l’élaboration des plans d’aménagement forestier intégré
a été ainsi réécrit:
Tenir compte des exigences particulières de certaines espèces au moment de la planification et de la pratique des activités d’aménagement intégré
Différents petits ajustements ont été ainsi apportés dans ce défi pour exprimer le fait que ce qui était pris en compte dans la planification devait effectivement se retrouver sur le terrain.
Autre exemple de point « bonus » pour la cause environnementale, l’orientation 3 a été légèrement modifiée pour se lire comme suit (modification en « souligné »):
Contribuer au développement et à la gestion durables d’un réseau d’aires protégées efficace et représentatif de la biodiversité.

(Photo E. Alvarez)
Cet ajout m’a un peu surpris au départ dans la mesure où la représentativité était, de ma compréhension, garante de l’efficacité des aires protégées. À la lecture du texte d’accompagnement, j’en déduis que le « supplément » d’efficacité proviendrait des « aires protégées polyvalentes », une forme d’aire protégée en développement et parrainée par Nature-Québec. (note: à ma connaissance il n’en existe encore aucune avec cette appellation officielle)
Tout cela pour dire que les intérêts environnementaux ont reçu une oreille attentive du ministère dans l’élaboration de la SADF. On ne peut en dire autant pour les intérêts qui suivent…
Les perdants — 1: les nations autochtones (& les collectivités locales)
Les nations autochtones et les collectivités locales sont abordées dans le défi:
Une gestion forestière qui intègre les intérêts, les valeurs et les besoins de la population québécoise dont les nations autochtones
Dans la version 2010 de la SADF, ce défi était écrit avec la précision: « … et des nations autochtones ». Un coup d’œil rapide n’y verrait là qu’un changement très mineur. Mais justement, pourquoi le faire? La seule explication que je peux avancer est qu’il exprime un changement « pas très mineur » de la place des nations autochtones dans la vision du MFFP.
Le « et » a une valeur « additive ». On pouvait interpréter la version de 2010 de ce défi comme « la population québécoise » + « les nations autochtones ». Une interprétation en phase avec le discours des chefs autochtones de distinguer leurs nations du reste de la population québécoise. Cette idée disparaît toutefois dans la nouvelle formulation.
Le « dont » a un caractère inclusif, mais un « inclusif » qui ici enlève une spécificité aux nations autochtones. La nouvelle formulation va intuitivement s’interpréter comme « la population québécoise incluant les nations autochtones ». Plutôt que de les considérer comme des nations distinctes, la SADF semble plutôt réserver aux autochtones un statut qui s’apparente à une collectivité locale « spéciale ». Une des actions de ce défi est justement de « sensibiliser les acteurs du milieu forestier (…) à la présence et au caractère distinctif des communautés autochtones » À souligner que cette action est classée comme n’ayant pas encore été complétée…
Je ne crois pas que les nations autochtones retenaient leur souffle dans l’attente de la SADF. Elles n’en seront que plus indifférentes. C’est toutefois un net recul pour ceux et celles qui auraient aimé une approche plus « généreuse » pour cet enjeu. Un recul qui s’accroît encore plus lorsque l’on s’attarde à la vision gouvernementale du rôle des nations autochtones (et des collectivités locales) dans l’aménagement des territoires forestiers.
En 2010, un objectif se lisait ainsi:
Offrir aux collectivités locales et aux communautés autochtones des possibilités de participer et de prendre en main la gestion et la mise en valeur du milieu forestier.
Cet objectif se lit maintenant comme suit:
Offrir aux collectivités locales et aux communautés autochtones des possibilités de participer à la gestion et la mise en valeur du milieu forestier.
Il n’est donc plus du tout question d’une délégation de pouvoirs alors que les mots « prendre en main » ont été supprimés! Ce qui explique certainement pourquoi nous n’entendons plus parler des « Forêts de proximité ». Un autre projet de forêt habitée qui a, à l’évidence, pris le chemin des oubliettes.
En résumé, entre la version 2010 de la SADF et celle de 2015 (officielle), les nations autochtones sont passées d’un statut qui pouvait être interprété comme étant des nations à part entière, avec une possibilité de prendre en charge l’aménagement de territoires forestiers, à un statut de collectivité locale « spéciale » et seulement une possibilité de participer à l’aménagement.
Alors que les nations autochtones se tournent de plus en plus vers le FSC (Forest Stewardship Council) pour faire valoir leurs droits sur les territoires qu’elles revendiquent (chronique) il est désolant de voir le gouvernement reculer sur le front de « l’apaisement » et du « vivre ensemble » avec ces communautés.

(Photo E. Alvarez)
Les perdants — 2: la forêt privée
J’ai été bien déçu de la « vision » gouvernementale envers les nations autochtones. J’ai été désespéré de voir sa « vision » de la forêt privée.
La forêt privée est abordée dans l’autre « gros » défi de la SADF qui s’intitule « Un milieu forestier productif et créateur de richesses diversifiées » Entre 2010 et 2015 il n’y a eu aucun changement dans l’énoncé de ce défi qui compte 4 orientations et 14 objectifs (le plus important à cet égard). L’orientation liée à la forêt privée a par contre été complètement réécrite. En 2010, cette orientation se lisait ainsi:
Développer la production ligneuse et concourir à générer davantage de retombées en forêt privée
Elle fut remplacée en 2015 par:
Accroître la contribution de la forêt privée à la richesse collective du Québec
Cette orientation met donc désormais l’accent sur les retombées économiques pour le Québec plutôt que directement sur la forêt privée! Ce « glissement » de l’intérêt gouvernemental pour la forêt privée est de fait particulièrement frappant lorsque l’on s’attarde aux objectifs. Dans la version 2010 de la SADF il y avait les trois objectifs suivants:
- Consolider les investissements sylvicoles en forêt privée
- Accroître la valeur des boisés privés
- Assurer la relève de propriétaires forestiers actifs et le maintien de l’expertise
« Excellent », me dites-vous? Oui, pas loin! Malheureusement, ces trois objectifs sont passés « à la trappe ». Dans la version officielle de la SADF, les objectifs ont été réduits à deux et se lisent maintenant ainsi:
- Clarifier les rôles des partenaires de la forêt privée
- Mieux cibler les investissements en forêt privée
Difficile de reculer davantage n’est-ce pas? Lorsque l’on met en contexte que la SADF représente la vision gouvernementale pour les 20 prochaines années (révisée tous les 5 ans), il y a de quoi être très « déçu ».
Ce changement de cap est d’autant plus surprenant que le texte même de la SADF met en vedette les forêts privées dès les premières lignes: « Situées en milieu rural, les forêts privées constituent les terres forestières les plus accessibles et les plus productives du Québec » (p. 2).
Aussi, dans ce même défi où il est question de la forêt privée, un des objectifs est de « Doter le Québec d’une stratégie nationale de production de bois » Comment avoir ce type d’objectif sans s’investir dans nos forêts les plus accessibles et productives, aux dires même du ministère?
Finalement, dans la version 2010 de la SADF, le ministère notait que les investissements des 40 dernières années en forêt privée nous donnaient l’opportunité de faire des éclaircies commerciales, permettant ainsi à la fois « d’augmenter la valeur des tiges d’avenir (…) tout en encaissant des revenus sur la vente du bois récolté » (p. 46) Bref, une situation gagnante parfaite. Mais non, en 2015 cette argumentation a disparu et il semble que nous n’en soyons qu’aux étapes de « Clarifier les rôles des partenaires de la forêt privée » et de « Mieux cibler les investissements ». Les voies du MFFP sont vraiment mystérieuses…
Petite note en parallèle… La Fédération des producteurs forestiers du Québec nous apprenait récemment que les investissements gouvernementaux dans la mise en valeur de la forêt privée atteindraient en 2016 leur plus bas niveau en 30 ans. Au moins, donnons cela au MFFP: il est cohérent avec sa vision de la forêt privée! (cynisme)

Arches en bois au Stade Telus (Université Laval – Photo E. Alvarez)
Les perdants — 3: le matériau bois
Cela fait quelques années qu’il y a une promotion du bois comme matériau non seulement écologique, mais aussi très versatile et apte à sortir de ses créneaux historiques (chronique). Faisant écho à cet enthousiasme, dans la version 2010 de la SADF, une orientation lui était (naturellement) dédiée:
Optimiser l’utilisation du bois, matériau écologique par excellence
Surprise en 2015: elle fut remplacée par:
Moderniser l’industrie forestière en diversifiant les produits pour mieux s’adapter à l’évolution des marchés.
Conséquence, des objectifs qu’il n’y a pas si longtemps semblaient aller de soi ont disparu, en particulier:
- Augmenter l’utilisation du bois dans la construction résidentielle multifamiliale et non résidentielle au Québec
- Mettre en place des projets de bioraffinage, notamment la production de nanocellulose cristalline
La nanocellulose a été reléguée à une action d’un nouvel objectif concernant l’industrie des pâtes et papiers. Quant à l’objectif concernant la construction non résidentielle, on en retrouve l’idée dans un indicateur lié au défi de la lutte contre les changements climatiques. Cela s’appelle une rétrogradation!
Dans la SADF 2015, on peut déduire que la promotion du « matériau bois » passe obligatoire par le filtre « industrie forestière » Vision bien réductrice me semble-t-il. Dans la version 2010 de la SADF, l’orientation avait une dimension culturelle qui dépassait la seule idée de transformation par l’industrie forestière. Un « pays forestier », comme on se plait à le dire pour le Québec, ce devrait être avant tout un pays qui a pour culture d’utiliser le bois à différentes sauces. Il était raisonnable d’espérer voir naître une telle culture avec l’orientation version 2010. Ce n’est plus le cas aujourd’hui (soupir).
Conclusion
Il m’est impossible de parler de tous les points que j’ai pris en note sans allonger de façon déraisonnable cette chronique. Je m’en tiendrai donc à ce que je viens de vous présenter. Point central à retenir toutefois si vous souhaitez faire le même exercice que moi: le faire en relation avec la version 2010 de la SADF. Cela permet de mieux mesurer le chemin parcouru… ou perdu!
Pour mon constat final, vous aurez compris que je suis globalement déçu de cette SADF. Une Stratégie qui à l’évidence ressemble plus au résultat d’une partie de « souque à la corde » interne qu’à une réelle vision d’ensemble. Je suis déçu en tant « qu’observateur » du monde forestier, mais aussi en tant que citoyen.
La SADF était l’occasion pour le gouvernement de reprendre l’initiative dans le discours public concernant l’aménagement de nos forêts. Un discours aujourd’hui monopolisé par le FSC. Non seulement la publication officielle de la SADF fut faite à un des « meilleurs » moments de l’année pour que l’on n’en entende pas parler, mais son contenu est en recul sur plusieurs points par rapport à la version de 2010. En bref, ce ne fut clairement pas le cadeau de Noël espéré!
Les principales références:
Site gouvernemental sur la Stratégie d’Aménagement Durable des Forêts
LA Stratégie d’Aménagement Durable des Forêts (2015)
Le Rapport de consultation publique (2011)
La version préliminaire de 2010
Fiche synthèse 11 x 17 de la SADF version 2010 (des « défis » aux « objectifs »)
P.S.: pour les documents de 2010, qui ne semblent plus disponibles sur internet, je me suis permis de partager mes copies considérant que ce sont des documents publics
[mise à jour le 8 février 2016: M. Alain Castonguay m’a fait remarquer que l’ensemble des documents de consultation étaient en fait disponibles! (merci)]
Je suis en train d’écrire sur le même sujet. Je me faisais la même réflexion quant au timing de la publication du document. Merci pour ses réflexions.
« Les grands esprits se rencontrent »! 😊 …Merci!
Ils ont enlevé les cibles qui nous permettait de juger de ce qui allait être fait concrètement. Ils ont pratiquement mis aux vidanges l’idée des forêts de proximité attendue depuis longtemps par plusieurs collectivités locales et autochtones. Ils abandonnent ni plus ni moins la forêt privée et la promotion du bois dans la construction.
On peut comprendre maintenant pourquoi ils n’ont pas voulu sortir tambours et trompettes pour la publication de la stratégie. C’est votre article qui m’a appris que la version finale était enfin sortie.
Merci de l’avoir épluchée pour nous, même si le résultat n’est pas pour nous remonter le moral.
Heureux de vous l’avoir fait découvrir… et je partage votre déception!
Au fait, les documents qui ont alimenté le MFFP durant la période de consultation sont toujours disponibles dans le site du Ministère:
http://consultation-adf.mrn.gouv.qc.ca/documents.asp
Merci!
Lire,( une forest pour vivre ) de Léonard Otis….
plus le temps passe,plus c’est pareille au Québec
Merci pour le commentaire et la suggestion 🙂