La dépossession de nos forêts, ce mythe
Les Québécois ont-ils été dépossédés de leurs forêts? L’État a-t-il été complice de cette dépossession au profit des grosses entreprises forestières? Il est impossible d’aborder l’histoire forestière du Québec sans s’attarder à ces questions… d’actualité! De fait, l’Institut de Recherche et d’Informations Socio-Économiques (IRIS) a publié cette année un livre intitulé Dépossession: une histoire économique du Québec contemporain comportant plusieurs volets sur ce thème (agriculture, mines, forêts…). Cet Institut a aussi récemment tenu un colloque sur le sujet à Montréal.
Le volet « Forêt » était sous la responsabilité de l’ingénieur forestier Pierre Dubois. M. Dubois est aussi l’auteur du livre Les vrais maîtres de la forêt québécoise dénonçant la mainmise de l’industrie forestière sur nos forêts. Il fut de plus un proche collaborateur de L’Erreur boréale. Vous ne serez donc pas surpris que le chapitre de ce livre sur les forêts soit intitulé: Une histoire d’aliénation.
L’histoire est toutefois souvent affaire de perception et la vision défendue par M. Dubois (et bien d’autres) n’est là qu’un point de vue sur l’histoire forestière du Québec. Un point de vue qui a cependant « quelques » failles. Je vais donc aujourd’hui m’attarder aux faiblesses de deux arguments clés de la théorie de la dépossession, soit: la « quasi » privatisation de nos forêts publiques au profit des entreprises forestières et le fait que le gouvernement ait « cédé » nos forêts contre des redevances « ridicules » ou « dérisoires ».
Nos forêts publiques privatisées?
L’argumentation liée à la « privatisation » des forêts publiques québécoises est associée aux faits que les anciens concessionnaires forestiers étaient propriétaires de tous les arbres dans leurs concessions et avaient la possibilité de convertir leurs concessions en garanties de prêt auprès d’institutions bancaires. D’où le corollaire: si les arbres étaient privatisés et que nos forêts pouvaient servir de garanties de prêt elles ne nous appartenaient (presque) plus. Interprétation dramatique… mais légalement fausse.
J’appelle ici « à la barre » M. Jean Bouffard, avocat, qui fut pendant 25 ans le conseiller juridique du ministère des Terres et Forêts (MTF) sur les questions des tenures et aussi professeur de législation domaniale à l’Université Laval. Juste avant son décès en 1920 il compléta une synthèse légale sur les différents droits associés à la tenure des terres intitulée Traité du Domaine; synthèse qui devait être publiée à titre posthume en 1921. La valeur « référence » de ce document lui valut une réédition en 1977 aux Presses de l’Université Laval.
Son jugement à l’égard de la question de la « privatisation » des forêts publiques est sans appel:
« La conclusion s’impose que la tenure des locations forestières [concessions] est précaire et révocable, et que l’administration peut y mettre fin suivant l’exigence de l’intérêt public. » (p. 39, édition 1977)
Le fait est cependant que les concessionnaires pouvaient avancer leurs « droits » de récolte en échange de garanties de prêts. De quoi s’agissait-il donc exactement?
Revenons au point de départ. C’est en 1849 que fut adoptée la première Loi balisant les « licences de coupes » (futures concessions). Cette Loi établit le principe de base de ces « licences » qui devait rester le même durant plus d’un siècle, soit: un droit de coupe de bois pour une période de 12 mois sur un territoire donné (« limite à bois ») et qui était renouvelable. Rien de plus.
La possibilité d’avancer ce droit comme avance de fonds apparut en 1868 alors que le gouvernement accepta (exceptionnellement) que ce droit soit renouvelé annuellement jusqu’en 1889. Soit une garantie de renouvellement de 21 ans pour permettre à des entreprises forestières de se faire avancer les fonds nécessaires pour démarrer leurs activités. À noter que M. Bouffard contestait la valeur légale de ce délai exceptionnel.
Le point fondamental à retenir toutefois est que ce que le gouvernement a en fait permis d’avancer en garantie de prêt était la « licence annuelle » et non la « limite à bois », une confusion fréquente aux dires de M. Bouffard. Le terme « limite à bois », qui référait techniquement seulement aux délimitations physiques de la licence, était alors fréquemment utilisé pour désigner le droit de coupe. Cela a certainement pu amener une confusion sur les droits réels associés à la licence. Mais légalement, ce que le gouvernement accordait, c’était une licence annuelle, associée à des limites précises, et qui était renouvelable selon son bon désir. Plutôt qu’une « quasi » privatisation, c’était donc là un « privilège » précaire! M. Bouffard donne d’ailleurs quelques exemples pour illustrer la précarité de ce « droit » ou « privilège ».
Tout d’abord, en 1880, les « détenteurs de limites à bois » du Québec firent des pressions pour obtenir une loi leur garantissant le renouvellement perpétuel de leurs licences. Un ancien juge de la Cour d’appel, très respecté, fut engagé par les « licenciés » pour plaider leur cause auprès des députés. Ces derniers restèrent toutefois de marbre et ne cédèrent pas: les licences resteraient renouvelables annuellement selon la bonne volonté du gouvernement. Comme se questionnait M. Bouffard, pourquoi faire une telle démarche si les « licenciés » se sentaient alors en terrain solide avec les règles en vigueur? (en passant, cela est un exemple d’un gouvernement bien loin d’être un complice dans la dépossession présumée de nos forêts)
Aussi, en 1898, un « licencié » alla en cours en Ontario pour faire valoir des « droits acquis » sur sa licence et qu’il n’avait pas à respecter les nouvelles règles de cette province quant au fait que les pins récoltés devaient être manufacturés en Ontario. La Cour d’appel de l’Ontario mit fin à ses prétentions, les trois juges ne lui reconnaissant aucun droit acquis. Point légal d’intérêt supplémentaire, un juge précisa (p. 37, édition 1977):
« The right acquired was to cut, during the term of the licence [12 mois], the timber belonging to the Crown. That timber, when it was cut and not until then, became the property of the licensee, as provided by the Act. »
Donc, non seulement un « licencié » n’avait qu’un droit annuel de récolte, mais les bois ne devenaient en fait sa propriété qu’une fois qu’ils étaient coupés! Tous les autres arbres demeuraient donc pendant ce temps du domaine public.
Quant à la question de savoir comment ce jugement en Ontario pouvait influencer un éventuel jugement sur de possibles « droits acquis » industriels au Québec, il faut ici rappeler que la Loi « fondatrice » des licences pour la récolte des bois, celle de 1849, fut adoptée alors que celles qui allaient devenir les provinces de l’Ontario et du Québec étaient fusionnées (Canada-Uni, 1840-1867). Les règles se sont alors simplement transportées dans les deux nouvelles juridictions à partir de 1867 (Confédération canadienne). Comme le précise M. Bouffard: « Si nos tribunaux de la province de Québec étaient saisis d’une question semblable, cette jurisprudence des tribunaux d’Ontario s’appliquerait intégralement. » (p. 39, édition 1977)
Donc, au final, tout ce qu’a fait le gouvernement concernant « l’hypothèque » sur les forêts publiques, en particulier entre 1868 et 1889, fut de donner aux banques un minimum de garanties qu’il était sérieux dans sa volonté de stimuler la récolte de bois sur le long terme et que les prêteurs auraient ainsi une bonne chance de retrouver leur argent. C’est tout. D’aucune façon le gouvernement n’a failli « privatiser » nos forêts publiques au profit des compagnies forestières et aucune banque n’a failli mettre la main sur nos forêts.
L’autre grande question qui surgit alors, associée à l’argument de la dépossession, est à savoir si le jeu en valait la chandelle. Autrement dit:
A-t-on laissé les compagnies forestières récolter nos forêts sans en retirer un quelconque profit?
M. Dubois est très lapidaire pour qualifier le montant nominal ($/m3) des redevances forestières au fil du temps: « dérisoires » et « ridicules ». Il est vrai que lorsque l’on s’attarde à ces seules valeurs nominales, il y a de quoi être dubitatif, car elles ont très souvent varié autour de 2 $/m3 à 3 $/m3 (dollars constants de 1986) au cours du dernier siècle (Dépossession, p.94). Toutefois, encore là, tout est question de perspective.
Curieux, j’ai mis en relation le montant total des redevances annuelles des droits de coupe avec les dépenses annuelles du MTF pour la période 1914-1979 (abolition du MTF; source des données: rapports annuels du MTF). Les résultats peuvent se lire dans les deux graphiques suivants.
Tout d’abord, comme on peut le constater ci-haut, grâce au seul revenu des droits de coupe, qui représentait la grande majorité, mais pas la totalité des revenus de l’activité de récolte, la balance du MTF fut presque tout le temps positive jusqu’aux années 1960. Paradoxalement, ou ironiquement, l’inversion des courbes s’est produite alors que le MTF s’investit pour devenir pleinement « maître » de nos forêts. Le projet de révocation des concessions et de prise en main de l’aménagement des forêts publiques par le MTF occasionnant alors beaucoup d’embauches de personnel (en lien: précédente chronique). Le deuxième graphique, qui présente le ratio entre les redevances des droits de coupes et les dépenses totales du MTF, permet de mieux visualiser jusqu’à quel point ces redevances ont pu être « payantes ».
Jusque dans les années 1960, les seules redevances des droits de coupe pouvaient facilement représenter plus du double des dépenses totales du MTF. Ce n’est pas là un bilan « ridicule » ou « dérisoire »!
J’ai mis beaucoup d’efforts à produire les graphiques ci-haut… trop en fait : ) Si j’en sentais la nécessité pour avoir un portrait global du bilan financier de la récolte, il était clair pour moi dès le départ que ces graphiques ne présenteraient qu’une vision tronquée de notre histoire forestière. De fait, tant les responsables du MTF que tous les observateurs (que j’ai pu lire) de l’époque analysaient les retombées économiques de la récolte des arbres avant tout par le biais des retombées indirectes; soit par exemple le fait de donner du travail à la population ou le fait de développer des régions par l’enracinement de familles. Seuls ceux qui analysent aujourd’hui l’histoire de l’industrialisation forestière du Québec sous l’angle de la « dépossession » l’analysent avant tout sous l’angle des redevances directes.
Il est difficile de prouver ce point par le biais de graphiques comme ci-haut. Pour l’appuyer, j’ai donc choisi de vous présenter deux citations explicitant ce point. La première de M. Avila Bédard, la force tranquille du MTF (sous-ministre très longtemps) entre les années 1910 et la fin des années 1950. La deuxième de messieurs Omer Lussier et Georges Maheux, alors professeurs émérites de la Faculté de foresterie de l’Université Laval.
« Retenons, en effet, que l’exploitation annuelle de 750 millions de pieds cubes de bois (coupe, transport et flottage compris), représente 7,300,000 hommes-jours de travail, alors que la transformation de ce volume en produits ouvrés, en articles de consommation, requiert annuellement 6,800,000 hommes-jours de travail supplémentaires. Ainsi donc, […] les opérations forestières assureraient du travail pendant 300 jours de l’année à quelque 50,000 hommes. […] On estime que cette industrie en payant annuellement 48 millions de dollars, comme salaires ou gages, assure l’existence de près d’un demi million de personnes. »
— Avila Bédard.1944. Dans « La Forêt », Étude dirigée par M. Esdras Minville, p.19
« En d’autres termes, à chaque groupe de 30 cordes transformées à l’usine correspond une personne vivant dans la communauté et dont l’existence à cet endroit est liée au fonctionnement de l’usine. […] D’après ces estimations nous en arrivons à une population totale variant entre 390,000 et 400,000 représentant dans [le] Québec le secteur de la population dont la subsistance est assurée par la forêt et les industries qu’elle alimente. »
— Lussier et Maheux. 1964. « La forêt du Québec en 1964: ce qu’elle rapporte — ce qu’elle devrait rapporter. » Université Laval. pp.23-24
Finalement, comme nous le rappelle aussi le Traité du Domaine, depuis 1910 les industriels forestiers s’approvisionnant en forêt publique sont tenus de transformer les bois au Québec. Cela fut là un grand vecteur de développement économique, les usines de pâtes et papiers étant construites au Québec plutôt qu’aux États-Unis. Une décision gouvernementale qui ne cadre certes pas avec la « théorie du complot » des partisans de l’idée que nous avons été dépossédés de nos forêts.
Conclusion
Alors qu’il est plus que temps pour moi de conclure cette bien longue chronique, je m’aperçois que j’aurais encore beaucoup à dire! Je vais donc aller à l’essentiel.
Le Québec n’a pas à avoir honte de son histoire forestière. Que ce soit dans l’aménagement des forêts ou dans les politiques qui ont encadré cette activité, je n’ai jamais noté autre chose que la volonté de s’assurer que les Québécois retirent leur juste part des richesses que la forêt avait à offrir… et ce de façon durable! Certes, on peut discuter sur les moyens choisis. Si vous avez lu certaines de mes précédentes chroniques, vous savez que je peux être assez critique des moyens. Mais pas sur le fond.
Qu’une société aussi pauvre que le fut le Québec ait pu, en bonne partie grâce à la forêt, se développer et atteindre le niveau de richesse qu’elle a aujourd’hui, je trouve qu’il y a des raisons d’être fiers. La forêt est toujours là. Et depuis plus de 100 ans elle continue à offrir à la société québécoise une multitude de ressources bien au-delà du seul « bois ». Il est triste que l’idée dominante de notre histoire forestière, plébiscitée suite à L’Erreur boréale, en soit une très négative. Ce n’est pourtant là qu’une vision de l’histoire vue par le petit bout de la lorgnette. Le portrait d’ensemble est plus beau et il ne serait que temps que les Québécois reprennent possession de leur histoire forestière.
M. Alvarez,
Bravo pour cette chronique. J’en suis en parfait accord.
Excellente et laborieuse recherche!.
Joyeuses Fêtes «forestières»!
Sylvain Lemay, ing.f. (retraité)
Merci! Joyeuses Fêtes à vous aussi 😀
Savoureux ! Effectivement, j’en aurais pris plus. Merci M. Alvarez !
😀
Article fort intéressant, M. Alvarez. Votre connaissance de l’histoire forestière québécoise est impressionnante et vos graphiques forts intéressants.
Je serais curieux de voir le portrait de la situation pour les dernières décennies. Comme vous le soulignez, l’appareil ministériel en lien avec la foresterie a vraiment pris de l’ampleur – notamment depuis le transfert de la responsabilité de planification au sein du gouvernement. Je crois qu’il est en effet important de considérer les retombées indirectes de l’exploitation forestière (emplois), mais il faut également considérer les investissements et subventions substantielles provenant de l’état pour le secteur forestier (fonds d’innovation et de développement, aide aux entreprises, construction de chemins et ponceaux, biomasse, etc.). Il s’agit là de plusieurs centaines de millions de dollars chaque année qui sortent des coffres de l’état pour supporter le secteur forestier – en plus des salaires au MFFP et dans les autres ministères. Est-ce qu’à votre connaissance, de telles subventions étaient accordées dans la période que vous avez étudiée?
Je ne suis jamais tombé sur ce type d’information, mais cela ne veut pas dire que ça n’existait pas! N’ayant pas spécifiquement creusé cet aspect, la réponse la plus juste pour ce point est «je ne sais pas». Merci du commentaire 😀
Merci pour la référence, j’avais raté la publication du livre et la tenue du colloque. Et bravo aussi pour la mise à jour historique. Cela dit, je réserverai mon jugement sur l’ouvrage après l’avoir lu. Évidemment, comme c’est l’ami Pierre Dubois qui écrit le volet « forêt », je sais à quoi m’attendre de sa part.
Cher M. Alvarez, J’ai lu avec beaucoup d’intérêt votre critique de mon texte publié dans Dépossession. Je persiste cependant dans mon opinion et cela ne vous surprendra pas. Dans Dépossession, j’ai limité mon argumentation presque aux seules redevances. Mais le système du mesurage du bois aurait été un autre argument en faveur de notre dépossession, et probablement encore plus éloquent. J’ai mieux développé cet aspect dans Les vrais maîtres de la forêt québécoise.
Dans Dépossession et ailleurs non plus, je n’ai jamais parlé de l’idée du grand complot pour asservir le Québec et la population québécoise. C’est plus complexe et l’histoire de notre aliénation doit plutôt être comprise dans le cadre de l’idéologie de l’époque qui la rendait possible.
J’ai toujours été très critique par rapport aux acteurs de notre histoire forestière qui en était partie prenante. Et malheureusement, c’est sur ces derniers que votre argumentation s’appuie. Les professeurs de foresterie et la hiérarchie du ministère ont participé, par leur propre idéologie, à rendre possible notre aliénation par rapport à la forêt. Et on peut penser, qu’ils y voyaient ce qu’ils voulaient y voir !
Je ne nie pas non plus que la forêt a contribué à l’essor économique du Québec. Cependant, cette contribution aurait pu être beaucoup plus grande. Et cela se perpétue encore aujourd’hui. La politique forestière reste toujours trop soumise aux intérêts à courte vue de l’industrie forestière.
Pierre Dubois
Si vous aviez moindrement un sens de l’histoire forestière du Québec, vous n’auriez pas pu écrire votre dernière phrase. Votre quête est plus idéologique qu’historique et c’est pourquoi je persiste: vos travaux méritent l’étiquette « mythologie ».