Vingt chroniques plus tard…
Chronique un peu spéciale avant une petit pause estivale alors que, plutôt que de traiter d’une actualité spécifique, je vais faire une petite réflexion sur la base de mes vingt chroniques précédentes. Ayant laissé les sujets s’imposer d’eux mêmes, le résultat fut une grande diversité dans les thèmes, unis cependant dans leur capacité à amener une réflexion sur l’aménagement forestier au Québec. Suite à ces vingt chroniques, deux constats m’ont particulièrement marqué, soit la complexité de l’aménagement des forêts publiques et le rôle essentiel mais bien souvent obscur que les forêts ont joué et jouent toujours dans le bien être des sociétés.
Me basant sur mes chroniques touchant l’aménagement des Forêts nationales américaines, je ne peux que constater que la complexité de l’aménagement des forêts publiques semble illimitée. La situation confine presque au ridicule. Aux États-Unis, cela peut prendre 8 à 10 ans pour produire un plan dont la validité est de 15 ans! Et malgré 20 ans d’efforts pour réformer leurs Règles de planification (Planning rules), ils en sont réduits à continuer à utiliser les Règles de 1982. Et le débat va encore se poursuivre pendant longtemps car pour les nouvelles Règles proposées (chronique Grand virage) la période de consultation s’est complétée avec la réception de 150 000 commentaires (site officiel). Si d’une certaine façon la grande, voire l’extrême démocratisation dans l’aménagement des forêts publiques nationales américaines peut porter à l’admiration, les résultats laissent songeurs : les forêts en sont-elles mieux aménagées? Certains, même parmi les groupes environnementaux, en sont arrivés à la conclusion que “ non ”, à tout le moins qu’il y a certainement une autre approche que la cloche de verre qui s’est abattue sur les forêts nationales américaines de l’ouest depuis 20 ans (chroniques chouette tachetée et Oregon). Avec pour conséquence que l’aménagement forestier, auparavant associé négativement à l’exploitation des forêts, retrouve progressivement ses lettres de créance comme outil pour assurer la bonne santé de l’écosystème forestier.
Dans un de ses article, M. Baskerville faisait référence à la « tragédie des biens communs ” en lien avec les forêts publiques canadiennes (chronique Bons propriétaires?). Le principe de cette tragédie étant que dans un contexte de propriété commune, le coût de l’investissement est partagé entre les différents propriétaires mais un propriétaire donné va tirer le plein bénéfice d’une vente, cela amenant pour conséquence une surexploitation de la ressource. J’aurais tendance à développer un autre principe : lorsque tous les propriétaires tirent la couverture de leur côté, on n’avance pas. Et c’est probablement là le grand drame de la forêt nationale américaine : essayer de développer une vision commune s’est avéré impossible dans les 20 dernières années. Il va être intéressant de voir si la nouvelle approche proposée, basée sur la bonne entente entre les parties à l’échelle locale, plutôt qu’une grande stratégie applicable à tous va passer la rampe. Réponse dans quelques mois, voire quelques années!
Un élément essentiel du débat qui a eu lieu aux États-Unis était lié au “ comment ” assurer la durabilité des forêts. Or, il apparaît assez clairement que ce concept, surtout quand il a pour effet d’arrêter la récolte localement, doit être vu dans une perspective plus large. Tant que la consommation de produits du bois va continuer, et cela est souhaitable considérant la performance environnementale de ce matériau, la récolte qui ne peut se faire à un endroit va se déplacer (chroniques Conservation ou exploitation? et Oregon). La perception locale de durabilité ne sera qu’un leurre si la “ délocalisation ” se produit vers des juridictions moins sévères que celles où la forêt fut protégée de l’exploitation.
En fait, si l’on veut vraiment parler de protection des forêts, surtout dans un contexte d’un accroissement de la demande en produits du bois parallèle à l’augmentation de la population humaine, c’est vers les forêts tropicales humides, qui se retrouvent souvent dans des juridictions forestières moins serrées que les nôtres, que nos regards devraient se porter (chroniques dossier The Economist). C’est dans les pays qui abritent ces forêts, souvent aux prises avec une grande partie de leur population sous le seuil de la pauvreté, que les défis sont les plus importants. Non pas que le débat sur la protection de territoires forestiers devrait être considéré ici comme caduque, mais il faut simplement relativiser les choses : à l’échelle planétaire, nos problèmes d’aménagement forestier sont relativement peu de choses par rapport à la situation des forêts tropicales humides. La protection des forêts semble en fait le privilège des sociétés les plus riches mais elles détiennent aussi une partie de la solution (ex: REDD – Reducing Emmissions from Deforestation and Forest Degradation) pour contribuer à diminuer, et idéalement arrêter, la déforestation à l’échelle planétaire.
Il faut cependant aussi mettre en perspective que la déforestation que nous vivons globalement à l’échelle de la planète n’est malheureusement pas unique à notre époque. Depuis que l’on parle de “ civilisation ”, on parle de disparition de forêts (chronique Piliers de civilisations) malgré le fait qu’elles ont toujours su nous fournir une infinité de ressources pour le bien être de nos civilisations. Trop peu de livres d’histoire font état des “ états de service ” de ces alliées de toujours. Et je ne peux m’empêcher de penser que même sans grand plan stratégique à long terme on a toujours su trouver dans les forêts les ressources pour répondre à nos besoins; ce qui m’amène d’ailleurs quelques constats et réflexions.
Tout d’abord, préserver la dynamique naturelle, la diversité des écosystèmes, est assurément un critère fondamental de durabilité. Toutefois, dans une optique de répondre à des besoins qui s’accroissent, on est porté à artificialiser la forêt avec de nouvelles essences à croissance rapide. Si je comprends la logique, je ne suis pas sûr de la portée à long terme pour la durabilité des forêts. Une forêt « naturelle » (la « naturalité » des forêts est un grand débat) est assurément le meilleur gage d’une forêt en santé et durable. Jusqu’où pourrions-nous aller en travaillant avec les essences indigènes mais sous un régime de sylviculture intensive? C’est une base de réflexion, je ne me suis pas fait une idée arrêtée sur le sujet.
Comme mentionné en introduction, la capacité à établir des liens avec l’aménagement forestier au Québec fut toujours le critère essentiel pour juger si j’allais traiter d’un sujet. Il s’avère que nous vivons une grande période de mutation alors que la politique d’aménagement forestier au Québec est axée comme jamais sur l’acceptabilité sociale. Dans le cas de forêts publiques, ça reste un passage obligé. Mais dans la façon de procéder, j’ai le sentiment que l’on va se rapprocher de la situation américaine où chaque forêt va devoir répondre aux besoins de tous avec au centre un seul et unique acteur : le Ministère des Ressources naturelles et de la Faune (MRNF). J’aurais tendance à dire : bonne chance! Car si les États-Unis, de par leur grande proportion de forêts privées ont jusqu’à un certain point pu se permettre d’arrêter la récolte en forêt publique, nous n’avons pas ce luxe. Le MRNF porte une responsabilité énorme. La forêt publique québécoise n’aura jamais été aussi complexe à aménager et, en même temps, le MRNF a pris à sa charge des responsabilités de planification pour lesquelles il n’a aucune expérience pratique. Alors oui : bonne chance!
Dans une optique d’aménagement forestier, ce qui m’inquiète personnellement dans la façon d’atteindre l’acceptabilité sociale est la tendance que je perçois à faire de la foresterie pour les arbres plutôt que les humains. Je viens de paraphraser ici la devise de notre album des finissants (1992), une devise associée à M. Marcel Lortie, ancien doyen de la Faculté de foresterie, géographie et géomatique, décédé au cours de notre formation. Il n’y a aucun intérêt à aménager pour les arbres. Il vaudrait mieux ne rien faire car la Nature s’en chargera mieux que nous. Il ne faut pas avoir peur de définir notre vision des forêts en fonction des besoins humains, même si ces besoins s’expriment en m3 de bois. Et cela doit se faire dans le respect de la dynamique des différents écosystèmes forestiers, ce qui en soi ne devrait avoir rien d’exceptionnel (chronique Baskerville : bases aménagement). Mais pour cela il importe toutefois de connaître intimement chaque écosystème, d’avoir des structures d’aménagement qui favorisent les vocations d’aménagiste à l’échelle locale. Des structures qui valorisent aussi la mémoire de ce qui a été fait (les Sociétés de gestion mises en place en Ontario ne m’apparaissent pas du tout correspondre à cette vision – chronique Sociétés de gestion). Je suis cependant conscient que pour en venir au Québec à l’approche que je décris, cela prendra un changement de paradigme dans le rôle de l’État québécois dans l’aménagement des forêts. Nous n’en sommes pas là, mais si on pouvait au moins prendre conscience qu’aménager une forêt ne doit pas seulement être basé sur des questions réglementaires ou législatives mais aussi sur une question de coeur et d’expérience, ce serait déjà un gain.
Il convient de préciser ici que je ne préconise pas des forestiers “ omnipotents ” (chronique Rôle des forestiers). Une forêt doit être aménagée selon une vision future la plus précise possible et, dans un contexte public, cette vision doit être définie selon un processus public. Ce n’est pas le forestier qui la détermine. Toutefois, le rôle du forestier est de proposer des scénarios pour atteindre cette vision en respect avec la dynamique naturelle. Et si le forestier québécois fut dévalorisé dans la dernière décennie, je suis convaincu qu’il a toujours un rôle fondamental pour mieux aménager nos forêts. Mais encore faut-il que la société lui laisse de la place pour penser en dehors d’un strict cadre réglementaire. On ne pourra revaloriser le statut de forestier sans leur donner une chance de penser et de mettre à profit leur savoir, leur expérience et surtout leur imagination pour faire face à des défis d’une complexité croissante.
Parmi mes vingt chroniques, celle sur la potentielle fin de l’aménagement écosystémique semble avoir réussi plus que les autres à alimenter la discussion (chronique Fin de l’écosystémique?).
Considérant que j’ai abordé cette chronique seulement dans l’optique de documenter un jugement important aux États-Unis, je crois qu’il faut aller chercher ailleurs que dans mon texte les raisons profondes des débats et émotions qu’elle semble avoir provoqués. Mais comme « la lumière jaillit de la discussion », j’ai confiance que le bilan de cette chronique sera positif pour l’aménagement de nos forêts.
Finalement, compte tenu des commentaires recueillis, le thème développé dans ce blogue mérite assurément d’être poursuivi. D’ailleurs, plusieurs dossiers présentés sont toujours en développement et nécessiteront un suivi. S’il est probable que je modifie la fréquence à laquelle je produis mes chroniques à partir de cet automne, il est assuré que je vais reprendre le flambeau. Avant de quitter pour l’été, je tiens toutefois à faire un remerciement spécial à ma conjointe qui a relu toutes mes chroniques, parfois plus d’une fois, parfois tard le soir, et qui par ses commentaires a su améliorer mes textes… Merci!! Et merci aussi à tous ceux qui m’ont lu, ceux qui ont commenté et bon été!
Crédits photos :
Muir Woods National Monument, Californie
Parc national de Banff, E. Alvarez
Pont suspendu, Costa Rica
Coupe d’arbre en Oregon, 1905