Tenures forestières et nations autochtones: l’Histoire s’écrit en Colombie-Britannique
Le projet de transformation des tenures forestières en Colombie-Britannique est en train de devenir mon sujet « Jour de la marmotte » (pour ceux qui n’ont pas vu le film). Ce projet vise à transformer une partie des volume-based tenures, qui représentent le mode d’allocation dominant, en area-based tenures. En pratique cela reviendrait à convertir des territoires forestiers où plusieurs industriels se voient octroyer un volume de bois en des territoires où un seul industriel aurait l’exclusivité des bois. La logique en arrière de cette réforme est de stimuler les investissements privés en sylviculture dans un contexte post-épidémie du dendroctone du pin ponderosa; il est anticipé que d’ici 10-15 ans la possibilité forestière pourrait diminuer de 20% par rapport aux niveaux pré-épidémie (la possibilité a été augmentée durant l’épidémie). Il est aussi anticipé que cette diminution pourrait durer 50 ans.
J’avais écrit à l’automne 2012 une « pré-chronique » sur ce projet en présentant deux rapports gouvernementaux justifiant la réforme. Or, alors que cette dernière devait s’enclencher au printemps 2013, le gouvernement réalisa que des élections seraient déclenchées dans les semaines suivantes et, face à la grogne suscitée par la réforme, décida (sagement) de la mettre sur la glace. J’en fus alors quitte pour écrire une petite réflexion que m’avait inspirée ce projet.
Le gouvernement de Madame Christy Clark ayant été réélu, ce n’était cependant qu’une question de temps pour que cette réforme soit réactivée; « soyons patients » me dis-je… Ma patience fut « récompensée » le 1er avril dernier alors qu’un ancien forestier en chef de la province (M. Jim Snetsinger) entama des consultations sur cette réforme qui se terminèrent le 30 mai dernier. Son rapport fut déposé au ministre pour le 30 juin. Or, le 26 juin, la Cour Suprême du Canada confirma le titre ancestral de la nation Tsilhqot’in sur un territoire de 1750 km2 en Colombie-Britannique. Un jugement qui implique, entre autres, que la notion de « terre publique » n’existe plus sur le territoire pour lequel le titre ancestral a été décerné. Donc, pour aujourd’hui, si le dossier des tenures forestières en Colombie-Britannique sera abordé, ce sera à la lumière de ce jugement de la Cour Suprême qui fera certainement l’Histoire.
Il faut tout d’abord mettre en contexte que le principal procès concernant le titre ancestral a débuté en 2002 et s’est déroulé sur 339 jours d’audiences étirés sur 5 ans. Le juge de première instance s’est même rendu sur le terrain pour visiter les secteurs revendiqués, analyser des éléments de preuves historiques et archéologiques et rencontrer des témoins. C’est ce juge qui, à la base, a déterminé que la nation Tsilhqot’in avait le droit à un titre ancestral sur une partie du territoire revendiqué (tous les secteurs n’ont pas été acceptés — carte ci-dessous). Ce jugement avait été invalidé en Cour d’appel. La Cour Suprême a examiné les arguments des juges des deux différentes instances pour déterminer qui avait raison. Elle a tranché que c’est le jugement en première instance qui devait être retenu.
Qu’entend-on par un « titre ancestral »? C’est de fait un titre très fort qui, selon les termes de la Cour Suprême:
[…] confère au groupe qui le détient le droit exclusif de déterminer l’utilisation qu’il est fait des terres et de bénéficier des avantages que procure cette utilisation, pourvu que les utilisations respectent sa nature collective de ce droit et préservent la jouissance des terres pour les générations futures.
Pour être certaine d’être bien claire, la juge en chef a précisé que ce n’était pas là un droit de premier refus, mais bien un pouvoir de déterminer l’usage de ce territoire. De plus, s’il est question de droit ancestral, cela ne veut pas dire pour autant que l’utilisation doit se faire selon un mode de vie ancestral. Il est tout à fait justifié d’avoir une utilisation « moderne ». Finalement, de par sa nature en propriété collective, un territoire avec un « titre ancestral » ne peut être vendu sauf à la Couronne.
Si obtenir le « titre ancestral » donne de grands droits, il n’apparaît toutefois pas aisé de l’obtenir. Pour cela, la nation autochtone qui le revendique doit prouver la suffisance, la continuité et l’exclusivité dans l’utilisation du territoire revendiqué.
Pour éviter de me perdre dans les considérations légales de la première condition, je vais m’en tenir à l’exemple pratique fourni par la Cour Suprême. Cette dernière a invalidé le jugement de la Cour d’appel, car il était trop restreint dans sa définition d’une utilisation « suffisante ». Selon cette dernière, l’utilisation aurait dû être considérée que sur des parcelles bien précises d’établissement comme un village. Or, la Cour Suprême a conclu que cette interprétation était fautive et qu’un large territoire utilisé régulièrement pour la chasse, la pêche (…) était « suffisant ». Fondamentalement, les juges de la Cour Suprême ont spécifié que la définition de « suffisance » devait s’adapter à la culture propre de la nation autochtone impliquée. Des nations nomades ou semi-nomades peuvent se voir octroyer un titre ancestral même si leur utilisation « suffisante » d’un territoire se définit différemment que pour une nation sédentaire.
La seconde condition implique une continuité géographique dans l’utilisation du territoire revendiqué entre la période antécédente à l’affirmation de souveraineté des Européens et aujourd’hui. Ce point ne semble pas avoir soulevé de controverse.
Finalement, la troisième condition (exclusivité de l’utilisation) implique, d’un point de vue légal, l’intention et la capacité de contrôler le territoire. Même si d’autres groupes ont pu occasionnellement se retrouver sur le territoire de la nation Tsilhqot’in, la Cour Suprême a précisé que cela ne remettait pas en cause l’exclusivité. Ce qui importait ait qu’il y avait des preuves que les autres communautés qui voulaient passer sur le territoire Tsilhqot’in demandaient l’autorisation à ces derniers ou étaient repoussées.
Point intéressant concernant la « qualité » des preuves, la Juge en chef a précisé que leur nature historique rendait acceptable la présence de certaines contradictions et que, dans le cas présent, elles ne démontraient pas une erreur manifeste et évidente.
Que reste-t-il du pouvoir des gouvernements « blancs » sur un territoire autochtone avec un titre ancestral? Selon les termes de la Cour Suprême, le droit ancestral constitue une limite à l’exercice des compétences tant fédérales que provinciales. Il est possible de légiférer, mais sans que cela ne porte atteinte au droit de propriété autochtone ou ne risque de nuire aux futures générations. Par exemple, il est acceptable qu’un gouvernement se donne le droit d’intervenir pour protéger une forêt avec un titre ancestral contre des feux ou des insectes. Par contre, il est clairement spécifié que d’octroyer des volumes de bois va à l’encontre des droits liés au titre ancestral.
Revenons un instant au projet de réforme des tenures forestières de la Colombie-Britannique qui verrait la province confier à une seule entreprise des droits sur les bois d’un territoire donné. En regard du jugement de la Cour Suprême et du fait que des centaines de revendications ne sont pas réglées avec les nations autochtones, on peut comprendre que le ministre responsable de la réforme ait déclaré, en rendant public le rapport de consultations le 28 août dernier, qu’il ne se passerait rien dans ce dossier avant l’été 2015. De plus, comme une des plus grosses compagnies de sciage (Canfor) de la Colombie-Britannique s’oppose au projet de réforme des tenures, je serai en fait surpris d’avoir à vous reparler de ce dossier dans sa forme actuelle. Il y aura certainement des suites, mais sans aucun doute très différentes de ce qui était anticipé par les politiciens au début. Pour la petite parenthèse, Canfor s’oppose au projet car, entre autres, cela nuirait à l’acceptabilité sociale de la récolte.
Au Québec, la conséquence immédiate de ce jugement a été la déclaration de souveraineté de la nation atikamekw sur un territoire de 80 000 km2 (carte ci-contre) avec pour objectif clairement exprimé d’en exclure les compagnies forestières. Si cette nation devait obtenir le « titre ancestral » sur une partie ou une totalité de ce territoire, elle aurait effectivement le droit de prendre une telle décision en vertu du jugement de la Cour Suprême. La Loi sur l’aménagement durable du territoire forestier ne s’appliquerait plus, car ce territoire sortirait du cadre des terres publiques.
Un nouveau chapitre de l’histoire de l’utilisation du territoire entre les Premières nations et les « blancs » est en train de s’écrire au Canada. Si la Colombie-Britannique est aux premières loges, le Québec n’est certainement pas loin derrière!
Quelques analyses du jugement de la Cour Suprême
(En français)
Nation Tsilhqot’in c. Colombie-Britannique (blogue d’Alexandra Parent – spécialiste de questions judiciaires reliées aux autochtones)
(En anglais)
Aboriginal title is like ownership, but with more weight
Aboriginal title upsets B.C. forest policy
Christy Clark finally comes to grips with aboriginal title
Court’s land claims ruling harms Canada’s business environment
First Nations title decision makes B.C. forest policy a balancing act
Land rulings a clear message to Ottawa, provinces: It’s time to govern