Sondage sur le caribou et Greenpeace : ou l’art de la lecture sélective
La semaine dernière Greenpeace relayait les résultats d’un sondage Léger Marketing commandé par le Grand Conseil des Cris sur la perception et les points de vue de la population québécoise concernant le caribou forestier. Intitulée « Menaces sur le caribou : Québécois et Cris pour un moratoire sur la coupe forestière », l’annonce laisse entendre que les choses sont très claires dans l’esprit de la population québécoise et qu’il y a unanimité sur les solutions.
Les Québécois seraient préoccupés par l’inaction du gouvernement face à la disparition du caribou forestier, ils appuieraient à 86 % un moratoire sur les coupes forestières dans son habitat essentiel et 65 % favoriseraient la réduction des activités forestières même si cela devait avoir un impact économique. Après avoir lu le sondage, ce n’est pas tout à fait ce que j’en ai retenu comme conclusion.
Tout d’abord, avant de passer à l’interprétation, il est bon de comprendre la logique du sondage qui comprenait deux segments. Un premier où la population dans son ensemble a été sondée sur la base d’un échantillonnage de 1000 personnes (47 % dans la région de Montréal) et un deuxième dans le Nord du Québec où 300 personnes (Chibougamau : 27 %, Mistissini : 13 %, Chisasibi : 10 %…) ont été contactées, pratiquement à parts égales entre Cris et non-Cris (l’appellation retenue dans le sondage).
Donc, 86 % de la population québécoise serait d’accord avec un moratoire sur les coupes forestières pour protéger l’habitat du caribou? En fait, si la question parlait de moratoire, le sens qu’on retient à sa lecture c’est plutôt celui d’un déplacement des chemins forestiers pour faire la récolte. Je vous laisse juger (note : seule la version anglaise du sondage semble disponible, je laisse la question dans cette langue pour éviter d’en altérer le sens) : « Would you be in favor or opposed to a moratorium on current plans to build forestry roads which cross woodland caribou habitat? This moratorium would consist in a plan to protect the caribou and in alternative means or routes to get the wood from the forest to mills further south? ». Au fond, la question demande si les gens seraient d’accord avec un scénario gagnant-gagnant. Qui répondrait « non »?
Sur l’affirmation que 65 % des gens favoriseraient une réduction des activités forestières même si cela devait avoir un impact économique, il faut préciser le contexte de la question (trop long à retranscrire ici). On indique tout d’abord que le caribou forestier vit dans la forêt boréale, que cette forêt est importante pour l’industrie forestière et que cette dernière en a d’ailleurs déjà coupé de grandes parties. Par la suite, on mentionne que les Cris ont signé avec le gouvernement la Paix des Braves qui établit un modèle d’aménagement forestier adapté au mode de vie Cri, mais que ces mesures ne sont pas suffisantes pour protéger le caribou. Et c’est après cette mise en contexte que la question apparaît. Si une chose doit être surprenante ici, c’est qu’il n’y ait que 65 % de la population du Québec qui soit d’accord avec l’idée de sacrifier sur l’économique pour protéger le caribou.
Ce sondage nous apprend malgré tout plusieurs choses.
Tout d’abord, que la très grande majorité de la population admet qu’elle ne connaît pas les enjeux liés à l’industrie forestière dans le Nord du Québec ainsi que ceux liés au caribou forestier. C’était là l’objet des premières questions du sondage. À la toute première qui demandait « To what extend do you feel you are aware of the different issues related to the forestry industry in Northern Quebec? », seulement 11% de la population du Québec ont répondu qu’ils étaient « Well aware ». Les questions suivantes ont porté sur le caribou forestier et ont aussi montré une méconnaissance assez générale sur cette espèce.
Aussi, on y apprend que sur nombre d’enjeux les Cris et non-Cris ont des perceptions bien différentes. Sur la question du « moratoire », il s’avère que les non-Cris (74 %) sont beaucoup plus en faveur à cette idée que les Cris (39 %). Par contre, les Cris (64 %) sont beaucoup plus en faveur que les non-Cris (40 %) sur le principe de sacrifier de l’activité économique pour préserver l’habitat du caribou. Laisser entendre qu’il y a unanimité sur ce point est une erreur d’interprétation.
Finalement, les Cris apparaissent divisés entre eux concernant les solutions à apporter à l’enjeu du caribou forestier. Si 39 % étaient en faveur du « moratoire », 38 % étaient contre. À la question « Would you be in favor or opposed to a moratorium to stop all hunting activites (sports hunting and traditional Cree hunting) of woodland caribou in the hope of replenishing and maintaining the herds? », 40 % des Cris étaient d’accord et 39 % étaient contre. Les non-Cris étaient en faveur à 65 % et la population dans son ensemble à 80 %.
L’enjeu du caribou forestier est un réel enjeu de biodiversité. Réel et complexe. Et ce n’est pas « seulement » un enjeu d’espèce menacée vs industrie forestière. Et l’histoire de la chouette tachetée montre à quel point il n’est déjà pas aisé de trouver une solution dans ces cas. Ajoutez cette problématique en territoire autochtone et vous avez une situation à la complexité telle qu’on peut difficilement imaginer que l’on puisse l’exprimer simplement au travers d’un sondage.
Le sondage est loin d’être inintéressant, mais la lecture qui en a été proposée par Greenpeace apparaît biaisée. Le caribou forestier mérite que l’on réfléchisse à sa sauvegarde de façon plus sérieuse.
Sources :
Photo :
Caribou en Alaska (photo publiée sous licence publique)