SAF 2013 — Carnet de voyage n°6: Paroles de Chef
Pour cette dernière chronique de mes Carnets de voyage 2013, je vous propose une synthèse de deux conférences du Chef du USDA Forest Service, M. Tom Tidwell. C’est une personnalité forestière plutôt inconnue au Québec (je ne peux me prononcer sur le reste du Canada), mais si vous avez l’occasion d’assister à une de ses conférences, vous allez certainement trouver cela très instructif. C’est non seulement un très bon orateur, mais c’est aussi quelqu’un qui a une vision très profonde de l’aménagement des forêts et plus généralement de la place des forêts dans notre société. J’étais allé l’écouter l’an dernier au congrès qui se tenait à Spokane (Washington) et j’avais été bien impressionné par sa « prestation ». J’ai donc répété l’expérience cette année en participant au Breakfast with the Chief.
Grands défis et grande stratégie
Le premier grand défi qu’a abordé le Chef Tidwell (il est toujours appelé ainsi, ou simplement Chief) lors du petit déjeuner est en lien direct avec mon précédent Carnet de voyage, soit la nécessité d’être en mesure de communiquer avec la population, et ce dans un contexte où il y a beaucoup de concurrence médiatique. Il aimerait avant tout que la population prenne conscience du changement dans le comportement des feux de forêt et de leurs impacts sur les forêts. Un message qui commence à passer, car certains faits parlent d’eux-mêmes.
Le problème lié aux feux de forêt n’est pas leur nombre, mais leur intensité qui s’est beaucoup accrue ces dernières années. Par exemple, il y a trois ans un incendie de forêt au Nouveau-Mexique a brûlé 16 000 hectares en 12 heures alors qu’il y a 10 ans une superficie équivalente dans le même territoire avait mis 7 jours à brûler. Et il n’est pas juste question ici des Forêts nationales où le manque d’aménagement des dernières décennies, combinés à la protection contre les feux, a créé des conditions où beaucoup de matériel inflammable s’est accumulé. Il y a aussi un problème généralisé d’accroissement de la sécheresse (site gouvernemental en faisant le suivi) causé probablement par les changements climatiques.
Or, l’intensité croissante des feux s’avère un problème majeur pour les espèces menacées comme la chouette tachetée. Il ne faut pas s’y tromper a avisé le Chef Tidwell, aujourd’hui la plus grande menace pour la chouette tachetée ce ne sont plus les coupes, mais bien les feux de forêt.
Je vais me permettre ici une parenthèse pour parler du RIM Fire. Ce feu exceptionnellement sévère a brûlé cette année plus de 1000 km2 en Californie et en particulier dans le Parc Yosemite (page Wikipédia — en anglais). Or, ce Parc est le refuge de plusieurs espèces rares comme un clan génétiquement distinct de chouettes lapones (great grey owl), une sous-espèce de renard roux ainsi qu’une communauté isolée de pékans (Pacific fisher). Il y a de sérieuses craintes que ces espèces rares et fragiles aient souffert du feu (article de Los Angeles Times). Aussi, il a été noté que des habitats de nidification de la chouette tachetée ont été brûlés. Finalement, plusieurs Séquoïa géants ont été tués par le RIM Fire, mais peu de gens en ont parlé (communication d’un conférencier au congrès).
Pour le Chef Tidwell, la grande stratégie pour faire face à l’augmentation de la sévérité des feux et préserver une espèce comme la chouette tachetée est d’être proactif en aménagement forestier (active management). Plus spécifiquement, la stratégie est de miser sur la restauration écologique des forêts pour qu’elles retrouvent leur résilience. Mais pour que la mise en place de cette stratégie soit efficace, il est essentiel que le USDA Forest Service s’investisse dans des projets à grande échelle et à long terme.
Le Chef Tidwell a précisé que si dans le passé ils avaient beaucoup travaillé à l’échelle du peuplement, cette approche ne pouvait plus fonctionner. Ils ont non seulement besoin d’une vision d’ensemble, mais aussi de s’assurer du meilleur arrimage possible avec l’industrie qui est un partenaire essentiel dans la stratégie de restauration. Il faut être réaliste a insisté le Chef Tidwell: la société américaine ne sera jamais prête à assumer tous les coûts de la restauration des forêts. Et la meilleure façon de rentabiliser les opérations forestières est d’avoir une industrie de la transformation qui achète le bois. Pour exister durablement, l’industrie a cependant besoin de pouvoir voir à long terme afin d’investir dans des équipements plus performants et être innovante. Pour le Chef Tidwell, une industrie forestière en santé est donc essentielle pour avoir des forêts en santé.
La grande embûche pour mener à bien ce grand projet provient des cours de justice. Pour les éviter, la collaboration avec les groupes environnementaux (en particulier) est la voie privilégiée. Si cette approche demande beaucoup d’investissement en temps, c’est une voie beaucoup plus porteuse que les tribunaux. À une question sur le comment réagir face à des groupes environnementaux intransigeants, le Chef Tidwell a précisé qu’il ne fallait pas tous les loger à la même enseigne. Les groupes environnementaux sont partie intégrante des projets de collaboration et en sont bien souvent leurs meilleurs avocats.
Le Chef a précisé que cette stratégie de restauration n’était pas seulement centrée sur l’écosystème forestier. C’est un enjeu qui touche directement les populations alors que ces dernières années le feu a détruit en moyenne 3 000 maisons/an (chronique récente sur le sujet).
De la nécessité de développer de nouveaux marchés
Si l’industrie forestière américaine est essentielle au succès de la stratégie de restauration, ses leaders historiques que sont l’industrie du sciage et des pâtes et papiers ont été très touchées par la crise économique de ces dernières années (en plus d’enjeux comme la chouette tachetée). Comme il est peu probable que ces industries retrouvent les niveaux d’activité des « beaux jours », la nécessité de se tourner vers de nouveaux marchés est donc devenue incontournable.
Parmi les points à retenir, le produit « vedette » (en devenir) du monde forestier québécois, la nanocellulose cristalline, intéresse aussi beaucoup les États-Unis. Le Chef Tidwell nous a d’ailleurs parlé d’un client inattendu: le Département de la Défense des États-Unis. Le fait que la nanocellulose permette de produire un matériau six fois plus résistant que l’acier tout en étant plus léger amène l’armée américaine à considérer ce matériau… pour leurs futurs chars d’assaut!
Aussi, comme au Québec et au Canada, le Chef Tidwell a insisté sur la nécessité de faire la promotion du bois comme le matériau « vert » par excellence et de pousser son utilisation dans des créneaux pour l’instant réservés à l’acier ou au béton. Il a précisé que des Américains allaient collaborer à un projet d’immeuble de 10 étages en bois au Canada (il y a eu une annonce récente pour un tel projet à Québec, mais je n’ai pas vu d’implication américaine). L’an dernier, le Chef Tidwell avait admis que les États-Unis étaient en retard sur le Canada dans ce domaine, mais ils semblent cependant bien déterminés à nous rattraper!
Pour s’y retrouver dans les concepts
Résilience, restauration écologique, durabilité… avez-vous de la difficulté à vous y retrouver dans tous les concepts qui encadrent l’aménagement forestier? Vous n’êtes pas seul! L’an dernier, un employé du USDA Forest Service avait avoué à « son » Chef qu’il était perplexe face à cette panoplie de concepts. La réponse du Chef Tidwell: all the same. Il a précisé qu’ils tendent tous à assurer la durabilité dans l’aménagement des forêts et que c’était le point central à retenir.
Foresterie urbaine
Le Chef Tidwell a également insisté cette année sur le sujet de la foresterie urbaine. Dans un contexte de société urbanisée (80% de la population américaine est dans les villes), il faut penser à la place des arbres dans les communautés. Et, précisa-t-il, pas seulement parce que les arbres c’est beau, que ça améliore la qualité de vie et plusieurs autres bonnes raisons, mais aussi et surtout parce que c’est payant! Les arbres rendent énormément de services environnementaux dans les villes et lorsque l’on traduit en dollars ces services, cela peut correspondre à des sommes appréciables (chroniques sur le thème). Le Chef Tidwell s’est particulièrement réjoui que de plus en plus de grandes villes américaines (Los Angeles, Philadelphie, New York…) intégraient les arbres dans leurs plans d’urbanisme. La foresterie urbaine est un domaine pour lequel nous sommes très en retard au Québec par rapport aux États-Unis, mais il faut dire que ces derniers profitent de la force d’une organisation comme le USDA Forest Service pour faire la promotion de cette « branche » de la foresterie.
J’ai essayé dans cette chronique de transmettre les principaux messages du représentant officiel du USDA Forest Service. Mais c’est une chose de faire une synthèse papier, ça en est une autre de l’écouter. Je ne peux qu’encourager les organisateurs de nos congrès à l’inviter à donner une conférence. Aussi, comme c’est un participant régulier du congrès de la Society of American Foresters, j’invite également ceux qui participeront au congrès triplement conjoint (avec l’Institut Forestier du Canada et le Congrès Forestier Mondial) de l’an prochain d’aller l’écouter.