SAF 2012 — Carnet de voyage n°1 : Messieurs Pinchot et Piché
M. Gifford Pinchot est un monument du monde forestier américain. Il a été le premier Chef du Service forestier du USDA Forest Service au début du siècle dernier, il a fondé l’École forestière de Yale, la Society of American Foresters… la liste de ses accomplissements est assez longue. Il est le « père spirituel » de l’aménagement forestier dans les Forêts nationales et à voir la fréquence avec laquelle il fut cité dans le congrès, il est clair que tous les forestiers américains lui vouent une grande admiration. En signe d’hommage, il y a naturellement une Forêt nationale à son nom et, parmi les organismes qui se réclament de son héritage, citons le Pinchot Institute For Conservation qui fut fondé par le fils de M. Pinchot il y a plus de 50 ans afin de promouvoir la conservation et l’aménagement durable des ressources naturelles. Signe « tangible » de la valeur de ses enseignements, un des livres de M. Pinchot – A primer on forestry – se vendait à plus de 100 $ dans le cadre de l’encan silencieux du congrès, soit un des montants les plus élevés parmi les objets mis à l’enchère.
Au Québec, nous avons notre « Gifford Pinchot » en la personne de Gustave C. Piché. Après avoir étudié à l’École forestière de Yale avec son collègue Avila Bédard (nos deux premiers forestiers professionnels), il est devenu le premier Chef du service forestier du Ministère des Terres et Forêts (MTF), il a fondé l’École forestière de l’Université Laval qui allait devenir la Faculté que nous connaissons aujourd’hui et il est aussi en arrière de la création de l’Association des Ingénieurs Forestiers de la Province de Québec, aujourd’hui l’OIFQ (note : liste non exhaustive de ses réalisations). Sur une pointe d’humour, on pourrait ajouter qu’à l’instar de M. Pinchot, M. Piché a été congédié de son poste de Chef du Service forestier! Mais là s’arrêtent leurs similitudes quant au regard que pose l’Histoire sur les accomplissements de ces deux forestiers. Contrairement à M. Pinchot, M. Piché a été presque complètement oublié par l’Histoire. Qui parle de M. Piché dans un congrès forestier au Québec? Qui le cite? Personne (ou presque…). Et si ce n’était des travaux de la Société d’Histoire Forestière du Québec (SHFQ) ces dernières années, l’oubli serait complet.
Cette différence dans l’appréciation de ces deux personnages majeurs des histoires forestières des États-Unis et du Québec m’a tellement frappé dans ce congrès que je n’ai pu m’empêcher d’essayer de comprendre le « pourquoi ». Je n’ai certes pas la prétention d’avoir des réponses, je ne nous vous présente ici que deux hypothèses.
La première, la plus facile à appréhender : le changement de structures favorise la perte de mémoire. Le Ministère des Ressources naturelles regroupe aujourd’hui les activités du MTF et le « Service forestier » n’existe plus comme tel. De son côté, le USDA Forest Service est présent depuis plus de 100 ans dans le Département de l’Agriculture du gouvernement des États-Unis. Cela n’explique probablement pas tout, mais il m’apparaît clair que de faire disparaître une structure fait nécessairement disparaître une partie de sa mémoire.
Un autre élément m’a aussi titillé l’esprit pendant plusieurs jours avant que je ne mette le doigt dessus : le patriotisme. Je m’explique… Au début du congrès, nous avons eu droit à une parade de la Garde d’honneur du USDA Forest Service. Par la suite, il y a eu une cérémonie très protocolaire de remise du drapeau à l’organisateur du congrès en hommage aux 78 pompiers forestiers qui ont trouvé la mort en combattant un important feu de forêt en 1910 à proximité d’où se tenait le congrès de cette année (un feu qui a marqué le monde forestier américain, ce sera l’objet d’un « Carnet de voyage »). Ce fut le début de congrès le plus patriotique auquel j’ai assisté. Et c’est d’ici que part ma réflexion : je soupçonne que les sociétés avec un sens patriotique élevé sont plus susceptibles d’être attirées à connaître leur histoire et à perpétuer la mémoire d’évènements ou de personnages marquants. Je ne suis pas historien ou sociologue et je serais très heureux d’avoir des avis sur cette hypothèse. Mais de mon expérience à ce congrès, je vois là un élément important pour expliquer pourquoi leurs « grands » sont toujours vénérés alors que les nôtres…
[correction apportée le 15 novembre: 78 pompiers forestiers (plutôt que 70) ont trouvé la mort durant le feu de 1910. Le total des décès s’est élevé à 87.]
Référence:
Pour connaître un peu plus sur M. Piché (et M. Avila Bédard):
Gélinas, Cyrille. 20120. L’enseignement et la recherche en foresterie à l’Université Laval : de 1910 à nos jours. Société d’Histoire Forestière du Québec. 348 pages
Bon texte, Éric, mais je dois exprimer un bémol sur le silence que vous déplorez à l’égard de Gustave Piché. En 1996 au congrès de l’OIFQ, la même année où a été lancé le « Manuel de foresterie » au mont Sainte-Anne, on a aussi lancé un ouvrage sur les 75 ans de la profession d’ingénieur forestier au Québec. Il y a eu alors une activité de reconnaissance inspirée par l’émission « Les grands disparus », animée par Edgar Fruitier, où des grands noms de la profession avaient été honorés, dont M. Piché (et Marcel Lortie, notamment).
Bonjour et merci du commentaire M. Castonguay,
« Justement », serai-je tenté de dire 😉 M. Pinchot, aux États-Unis, cela va au-delà des hommages à nos « grands disparus ». En fait, c’est comme s’il était toujours présent.
Moi-même, si je « connaissais » M. Piché, je ne l’ai vraiment découvert que lors de mon passage à la Société d’Histoire Forestière après mon doctorat. Et j’ai été impressionné.
Mais il ne faut pas se surprendre de ce fait. Malgré que j’ai suivi mon cours d’ingénieur forestier entre 1988 et 1992, c’est dans le cadre de mon doctorat que j’ai découvert l’aménagement forestier dans les concessions forestières… abolies le 1er avril 1987. Et j’ai pourtant le souvenir d’avoir été un étudiant studieux : ) Il y a vraiment une réflexion à faire sur notre relation à l’histoire dans le monde forestier.
Bonjour. Merci Éric de soulever la question de notre rapport à l’histoire forestière. Même sans avoir étudié en foresterie, j’ai été en contact avec les réalisations de Gifford Pinchot dès mes études de premier cycle en sciences sociales. Pourquoi? Parce que Pinchot n’appartient pas seulement à une histoire des grands personnages de la foresterie, mais qu’il est une figure importante de l’historiographie sociale et scientifique « générale » des États-Unis. Je vous parierait, par exemple, que les élèves de secondaire de l’état de New York ont déjà entendu parler de Pinchot et de son rôle dans la création du parc des Adirondak. Ceci met en lumière deux importants défis de l’histoire forestière au Québec, me semble-t-il. Le premier est de sortir de cette histoire des « grands hommes », et en faire une histoire plurielle. Le second est de montrer l’importance de cette histoire « forestière » pour la compréhension de la forme et des transformations de la société québécoise EN GÉNÉRAL, de l’évolution de ses mentalités, des futurs qui se présentent à elle. Redonner à Piché sa place dans l’histoire? Certainement, mais essayons de le faire en montrant son importance, la sienne et celle de multiples autres acteurs du milieu forestier, dans une histoire générale du Québec.