La nouvelle épidémie de la tordeuse des bourgeons de l’épinette, symbole de notre amnésie forestière

Extension de l’épidémie de la TBE au Québec en 2013 et défoliation sur la Côte-Nord (Source: M. Louis Morneau – MRN – Actes du colloque)
Les 19 et 20 février derniers se tenait à Québec un colloque dédié à la tordeuse des bourgeons de l’épinette (TBE) et, plus spécifiquement, à la nouvelle épidémie qui est en train de se développer. Un colloque très couru qui afficha « complet ». Il faut dire qu’il fut organisé sous l’égide tripartite de l’Ordre des Ingénieurs Forestiers du Québec, de Ressources naturelles Canada, du ministère des Ressources naturelles du Québec (MRN) et regroupait des invités du Canada et des États-Unis. Un petit événement donc!
A priori j’avais été surpris par la durée du colloque, mais il s’est avéré que deux jours ne furent pas de trop pour aborder les différentes facettes liées à cette nouvelle épidémie de la TBE. Il y avait beaucoup à discuter et tout au long du colloque les entomologistes ne cachaient pas leur fébrilité d’avoir enfin l’occasion d’étudier une véritable épidémie afin de tester leurs hypothèses. Il faut comprendre qu’au rythme d’une épidémie à chaque 30 ans (environ), un entomologiste peut passer sa carrière sans en vivre une!
Dans cette chronique, je vais vous présenter une synthèse de ces deux jours, mais vous comprendrez qu’il s’agira là de « morceaux choisis ». Pour ceux souhaitant aller plus loin, vous pouvez obtenir les Actes du colloque ici (note: les présentations ne sont pas diffusées). Je complèterai cette chronique par une petite réflexion sur ces deux jours.
État de la situation et risques climatiques
Comme vous avez pu le noter sur la Figure ci-haut, l’épidémie de la TBE est très présente dans le nord-est du Québec. La région de la Côte-Nord représente à elle seule 77% des superficies touchées et, comme on peut le voir au code des couleurs, la défoliation est très majoritairement « grave ». En date de 2013, l’épidémie couvrait 3,2 millions d’hectares et la Figure ci-dessous présente sa progression exponentielle depuis le milieu des années 2000.
Cette épidémie n’est cependant pas en elle-même un événement. Comme nous l’ont montré messieurs Louis de Grandpré (Ressources naturelles Canada) et Hubert Morin (Université du Québec à Chicoutimi) sur la base d’études de reconstitution historique, dont une remontant sur 6 000 ans (!), la TBE est une « habitante » historique de la forêt boréale. « L’événement » est que cette épidémie s’est déclarée dans le nord-est du Québec plutôt que dans le sud.

Évolution des superficies infectées par la TBE au Québec depuis les années 2000 (Source: M. Louis Morneau – MRN – Actes du colloque)
Que se passe-t-il donc? Il s’avère que depuis la fin du Petit Âge glaciaire (vers 1850) il y a une augmentation de la sévérité des épidémies vers le Nord. Le réchauffement climatique venant appuyer cette tendance, le déclenchement de l’épidémie sur la Côte-Nord pourrait donc bien être un symptôme de l’évolution du climat. Et ce ne serait pas une première. M. Hubert Morin a donné des exemples d’insectes dont la dynamique a été influencée par les changements climatiques au cours des dernières décennies. Du nombre, le dendroctone du pin ponderosa en Colombie-Britannique. Un insecte indigène comme la TBE, mais qui a entre autres profité d’hivers plus doux pour causer des dommages historiques (chroniques sur le sujet).
La TBE est un insecte dont l’achèvement du cycle de développement est très sensible à la température et le froid a servi jusqu’à tout récemment de rempart à son avancée dans le Nord. Le Nord, c’est le royaume de l’épinette noire. Si historiquement la TBE s’est surtout attaquée au sapin baumier, l’épinette noire peut aussi être un très bon hôte pour cet insecte. En conséquence, nous a avisés M. de Grandpré, le réchauffement du climat pourrait avoir de profonds impacts écologiques dans le domaine de la pessière s’il devait favoriser l’attaque par la TBE. Considérant de plus que notre industrie forestière est concentrée dans ce milieu écologique, de sérieux impacts économiques sont à envisager dans cette éventualité.
Les éclaircies, un outil efficace contre la TBE?
« Noui » serait la réponse la plus appropriée à cette question. M. Richard Berthiaume (Consortium iFor) a confirmé que les éclaircies commerciales pouvaient avoir un effet positif contre une épidémie, mais avec deux principales mises en garde.
Tout d’abord, il faut que l’éclaircie soit faite avant l’épidémie. Si l’éclaircie est faite pendant l’épidémie ou un an avant, non seulement il n’y aura pas d’effets positifs, mais l’éclaircie va probablement se transformer en catastrophe pour le peuplement dans lequel elle aura été réalisée. Éclaircir un peuplement peut avoir plusieurs avantages sylvicoles, mais à très court terme cela représente un stress pour un écosystème. Si une épidémie frappe un peuplement stressé, la TBE va voir son invasion facilitée. M. Jacques Duval (MRN — Côte-Nord) nous a d’ailleurs présenté un cas concret de cette situation alors qu’ils ont dû imposer un moratoire sur les éclaircies précommerciales dans cette région qui a vue de nombreux peuplements récemment éclaircis tués par la TBE.
Finalement, M. Berthiaume a jugé bon de préciser que si une éclaircie peut diminuer la vulnérabilité, ça ne rend pas les arbres invincibles. Lorsqu’il y a une épidémie, les pertes sont inévitables.

Évolution nordique des épidémies de la TBE du 19e au 20e siècle et évolution potentielle au 21e siècle (Source: M. Barry Cooke – Ressources naturelles Canada – Actes du colloque)
Le combat sur le terrain
Dans les cas comme aujourd’hui sur la Côte-Nord où l’épidémie est bien présente, l’attaque contre la TBE se fait avec l’insecticide biologique Bt.k. Rappelons que le Québec a banni depuis 2001 les insecticides chimiques en forêt. Comme nous l’a présenté M. Jean-Yves Arsenault (SOPFIM), ce n’est pas une attaque « générale », mais plutôt ciblée sur les peuplements les plus vulnérables.
Ce combat pourrait être toutefois mieux ciblé. M. Jacques Régnière (Ressources naturelles Canada) nous a parlé de stratégie d’attaque hâtive et des conditions qui permettraient de diminuer les risques de développement d’une épidémie. Il se fit l’avocat d’une stratégie de lutte régionale (environ 200 km x 200 km) plutôt que par peuplement. Une stratégie essentielle pour prendre en compte le déplacement des papillons de la TBE qui propagent l’épidémie.
Opportunités et défis
L’épidémie est en cours, notre capacité à la combattre est limitée et, comme nous l’a rappelé M. Jean-François Côté (Consultants forestiers DGR), la précédente épidémie avait tué l’équivalent de 10 années de récolte. Si cela peut a priori être perçu comme une catastrophe, M. Côté nous a plutôt parlé des opportunités que cela pourrait offrir. Il a donné l’exemple de la Colombie-Britannique où le bois tué par le dendroctone a servi à la production de produits originaux comme ceux combinant du bois et du ciment.
Le premier problème qui risque cependant de se poser pour utiliser le bois excédentaire à la possibilité issu de l’épidémie est que notre structure industrielle forestière reste très amochée par plusieurs années de crise (note: la Loi permet de récolter plus que la possibilité dans des cas spéciaux comme celui-ci). Par exemple, comme présenté par M. Villeneuve (Produits Forestiers Résolu), sur la Côte-Nord on est passé de 10 usines de sciage résineux à 4 usines entre 2007 et 2013. Le deuxième questionnement est lié à la qualité du bois qui va être issue de l’épidémie. M. Villeneuve nous a présenté les résultats encourageants d’un projet de recherche sur le sujet, mais beaucoup d’inconnues demeurent.
Il y a aussi le défi de la récupération. Présentée par M. Paul Labbé (MRN — Québec), la stratégie gouvernementale vise à établir un partenariat sur 5 ans avec FP Innovations pour une planification stratégique de la récupération. Le Gouvernement souhaite ainsi mettre à profit l’expérience que ce centre de recherche privé a développée en Colombie-Britannique avec la récupération du bois tué par le dendroctone.
Finalement, comme présenté par M. Philippe Marcotte, le Bureau du Forestier en chef (BFEC) affine ses outils pour tenir compte de la TBE à chaque nouvelle période de calcul. Pour la période 2008-2013, le BFEC s’était basé sur un taux de mortalité uniforme du sapin à l’échelle du Québec. Les outils se sont affinés pour la période en cours (2013-2018) et la période de calcul suivante (2018-2023) devrait voir la mise en place du rendement durable (chronique). Ce concept devrait permettre plus de flexibilité dans la récolte annuelle que le rendement soutenu et facilitera ainsi les ajustements face à une épidémie.

Photos des impacts des épidémies de la TBE des années 1920 et 1950 en Mauricie (Source: archives de la Consolidated Paper Corporation Ltd – Produits Forestiers Résolu, Grand-Mère) .
Regard personnel: quand l’excellence côtoie le découragement
J’ai fini ces deux jours de colloque avec des sentiments partagés. D’un côté, j’étais très heureux d’avoir assisté à un excellent colloque tant sur la forme que sur le fond. D’un autre côté, j’étais un peu découragé. Nous ne sommes clairement pas prêts. Non seulement notre structure d’aménagement apparaît très lourde pour affronter un événement comme une épidémie de la TBE, mais nous faisons face à cette quatrième épidémie en 100 ans comme si nous en étions à notre toute première. Nous n’avons tout simplement aucune mémoire du passé.
Les archives d’un ancien concessionnaire forestier que j’ai eu l’occasion de consulter contiennent plusieurs documents et informations sur l’épidémie des années 1950. J’ai aussi interviewé un forestier qui s’occupait de la récupération du bois tué par la TBE lors de la dernière épidémie. Les « anciens » auraient énormément à nous apprendre. Mais rien n’est adapté dans notre structure d’aménagement pour valoriser le transfert de la mémoire. Conséquemment, rien de l’expérience passée ne subsiste dans notre mémoire collective. Le comble de l’ironie étant que, pour établir un plan de récupération, l’on doive se fier à une entreprise privée qui a de l’expérience acquise à des milliers de kilomètres du Québec après avoir « viré » l’entreprise privée jadis responsable de l’aménagement de nos forêts.
Dans un article sur lequel je reviens souvent, M. Baskerville résumait l’aménagement forestier comme étant l’art d’anticiper. Mais comment anticiper lorsque nous n’avons plus de mémoire?