Les dendroctones: ces petits monstres qui vous veulent du bien
Écrit par un journaliste spécialisé en environnement (M. Andrew Nikiforuk), Empire of the beetle: how human folly and a tiny bug are killing North America’s great forests est un livre très bien documenté en plus d’être appuyé par des entrevues avec des personnes-clés, mais sans être un livre technique. Il pourrait de fait déstabiliser les habitués des documents techniques ou scientifiques, car il n’y a aucun Tableau et seulement deux Figures, dont une avant le texte. Le livre est présenté sous la forme d’un roman de 200 pages divisé en 10 chapitres. Indice toutefois que nous ne sommes pas tout à fait dans un roman, il y a un index très détaillé! Roman ou pas, c’est toutefois le livre le plus fascinant que j’ai lu depuis longtemps. Avoir lu un livre pareil il y a une vingtaine d’années, qui sait d’ailleurs si je n’aurais pas été tenté de me concentrer en entomologie!
Si le livre est divisé en 10 chapitres à peu près égaux, on pourrait les regrouper en deux grandes sections. Si vous deviez arrêter la lecture à mi-chemin, ce qui est peu probable, votre sentiment s’en tiendrait au titre du livre, car il y est surtout détaillé les épidémies de dendroctones et leurs impacts cumulatifs. L’auteur étant un très bon conteur, les descriptions et nombreux témoignages font que le livre s’approche parfois du roman d’horreur (les dendroctones ont d’ailleurs « envahi » une de mes nuits…).
Cela est toutefois oublié dans la « deuxième section » (non officielle) où il est beaucoup plus question d’écologie des dendroctones, de l’histoire de la lutte contre ces « pestes » en parallèle avec le développement de la foresterie scientifique et de l’histoire de la relation entre les humains et, de façon générale, les coléoptères. Vous en apprendrez, entre autres, sur les très sérieux procès intentés aux coléoptères et comment ces insectes ont inspiré, entre autres, l’invention de la scie à chaîne! Il y a aussi et surtout une réflexion sur les leçons à tirer de ces épidémies tant pour l’aménagement des forêts que comme exemples pour notre système économique. Et si cette liste peut vous donner la perception que l’auteur s’est étiré dans tous les sens, le grand exploit de ce livre est justement que tout est bien ficelé.
J’ai déjà présenté dans ce blogue les impacts du dendroctone du pin ponderosa en Colombie-Britannique. Il est cependant loin d’être le seul à s’attaquer aux forêts et le livre présente plusieurs de ses « compères » qui « sévissent » dans différentes régions des États-Unis, voire même en Europe. Un point en commun cependant qui se veut un élément-clé de ce livre: dans les vingt dernières années, les épidémies de dendroctones qui se sont déclarées ont toutes présenté des caractères exceptionnels, que ce soit par leur sévérité ou par le fait qu’elles se sont déclenchées dans des endroits où, historiquement, il n’y avait pas eu d’épidémie. De fait, tout ce que les spécialistes avaient pu accumuler comme informations a été chamboulé avec les plus récentes épidémies. Quelques citations:
« But during the most recent outbreak, the pine beetle did everything the experts said it couldn’t do (…) » (p. 57)
« Nobody had ever seen that before. » (p. 67)
« Just about everything about the insect in its recent incarnation defied common sense. » (p. 71)
Ce sont ces constats qui posent la base de la « deuxième section » du livre. Il est alors rappelé que ces insectes ont une relation de plusieurs millions d’années avec les résineux. S’ils « tuent » des arbres et des forêts (note: Dendroctonus veut dire « tueur d’arbres »), il faut voir au-delà de cet aspect. Dans les faits, ces insectes agissent comme des « sylviculteurs » des forêts résineuses en favorisant la régénération de la forêt ce qui a pour conséquence de redynamiser tout l’écosystème. Habituellement, ils s’attaquent d’ailleurs seulement aux arbres et aux forêts les plus anciennes et aussi les plus vulnérables (le livre est axé sur les dendroctones, mais il est bien souligné que les arbres ne sont pas des victimes expiatoires et ont tout un arsenal de défense qui diminue toutefois avec l’âge). Pour la petite parenthèse, les spécialistes penseront ici à l’article de 1975 de M. Gordon Baskerville (note: abonnement requis) sur le rôle de « sylviculteur » que la tordeuse des bourgeons de l’épinette joue dans les sapinières. S’il n’est pas fait référence à cet article, le livre se termine toutefois avec un chapitre sur les analogies entre la tordeuse des bourgeons de l’épinette et les dendroctones.
Cependant, le livre détaille bien que l’équilibre du « système sylvicole » résineux-dendroctones est à l’évidence brisé. Le premier grand déséquilibre vient du réchauffement climatique. Étant des êtres vivants à sang froid, les dendroctones réagissent positivement à une hausse des températures. À l’inverse, les étés plus chauds et secs des dernières années dans l’Ouest ont stressé les arbres en les rendant plus vulnérables.
Le deuxième grand déséquilibre est notre gestion continentale des feux de forêt depuis un siècle. En combattant les feux, nous avons créé des conditions contre nature. Avant l’arrivée des Européens, en plus des feux naturels, les Amérindiens aménageaient la forêt avec le feu (chronique). Cela créait une grande diversité de classes d’âges, une caractéristique des forêts qui a disparu au fil des cent dernières années. Donnant l’exemple de la Colombie-Britannique, l’auteur mentionne qu’en 1900 seulement 17% des pins tordus latifoliés (lodgepole pines) étaient assez vieux pour constituer une cible de choix pour le dendroctone du pin ponderosa; en 1990 ce taux était de 53%.
Finalement, dernier grand point de déséquilibre mis en évidence pour le cas particulier de la Colombie-Britannique, il y a le fait que l’industrie forestière de cette province est centrée sur la production de 2 x 4 par le biais principalement d’une seule essence (le pin tordu latifolié). Conséquence: il y a peu de diversité tant dans l’industrie que dans les essences recherchées. Le mot « diversité » est d’ailleurs le mot-clé de ce livre comme stratégie pour faire face aux dendroctones.
Combattre directement les dendroctones depuis les premières tentatives en Europe il y a quelque 200 ans s’est de fait systématiquement avéré un échec. Seuls deux éléments sont reconnus pour contenir les dendroctones: le froid… et le manque de nourriture. Le livre fait d’ailleurs le détail de nombreuses tentatives, soit rocambolesques ou carrément nocives pour l’environnement, qui ont été essayées. À souligner que de simuler les émetteurs chimiques des dendroctones qui sont émis par les femelles pour indiquer que l’arbre infecté est « complet » et ainsi éloigner d’autres attaquants (c’est vraiment ce qui se passe) n’a pas marché.
La solution passerait donc moins par une tentative futile de les combattre que d’apprendre à vivre avec et d’accepter leur rôle écologique de « sylviculteurs » de Dame-Nature. Des concepts difficiles à vendre à l’industrie et, surtout aux politiciens à qui l’auteur décoche ses pointes (souvent cyniques) les plus senties. C’est le modèle d’aménagement lié aux forêts communautaires qui revient souvent dans le livre pour favoriser la diversité tant dans l’industrie forestière que dans la forêt; le but ultime étant de favoriser leur résilience (en opposition à l’optimisation ou la performance pure).
L’auteur a justement interviewé le « père » du concept de résilience, l’écologiste Crawford (Buzz) Holling et spécialiste de la tordeuse des bourgeons de l’épinette. Un de ses grands constats est que la Nature préfère la diversité (variety) là où les humains et notre système économique préférons la constance et la certitude. Selon M. Holling, le clash apparaît inévitable et whatever is large, global, concentrated will not survive in the years ahead. Nous devrions de fait être très inquiets de ce qui arrive aux forêts, car elles sont selon M. Holling une « métaphore de ce qui nous attend ».
L’auteur met les idées de M. Holling en parallèle avec celles de l’essayiste et statisticien libanais Nassim Taleb qui a publié en 2007 un livre intitulé Black Swan et dont le thème est devenu une théorie très en vogue, surtout depuis le crash bancaire de 2008. Le « cygne noir » exprime l’idée qu’il faut que nos systèmes écologiques et économiques soient assez robustes pour supporter des évènements rares, mais dévastateurs. D’où la nécessité, selon M. Taleb, de s’inspirer de la Nature et, entre autres, éviter tout ce qui est « trop gros », car ces structures deviennent trop rigides et, contrairement à la perception de plusieurs, n’ont aucune résilience pour affronter des chocs inattendus.
Comme vous pouvez le constater, cela touche déjà très large pour un résumé et il y a plusieurs points très intéressants que je n’ai pas abordés ou détaillés comme je l’imaginais au départ. Il faut dire qu’il y a eu peu de pages où je n’ai pas fait d’annotations, ce qui est très rare. Mais j’espère que vous aurez retenu l’essentiel: c’est un livre fascinant, comme ces petites créatures!