L’industrie forestière: une pionnière destinée à disparaître? — Étude de cas en Alaska
Si vous vous intéressez moindrement à l’aménagement dans les Forêts nationales des États-Unis, il y en a une dont vous allez régulièrement entendre parler, soit la Forêt nationale Tongass en Alaska. Une première raison est de nature statistique: c’est la plus grande des Forêts nationales des États-Unis avec près de 7 millions d’hectares (70 000 km2). Une deuxième raison plus qualitative: elle abrite la plus grande réserve de forêts tempérées humides (rainforest) des États-Unis et, à elle seule, le tiers de ce type de forêts à l’échelle planétaire (note: données de 2007). Ces forêts se caractérisent par des arbres très vieux et très hauts (ex: épinette de Sitka — longévité estimée: 700-800 ans, hauteur: 55 mètres et +). Finalement, une autre particularité de cette Forêt nationale est qu’elle comprend un archipel de plus de 5000 îles.
Si l’on parle de Forêt nationale, dans les faits il n’y a pas d’arbres sur près de 40% de son territoire (milieux humides, toundra…). Les forêts tempérées humides n’occupent quant à elles que 4% de la superficie de la Forêt nationale Tongass. Reconnues pour leur grande biodiversité, ces vieilles forêts abritent en particulier une espèce de cerf (Sitka black-tailed deer) qui est la proie préférée du loup de l’archipel Alexandre qui pourrait être très prochainement classé « espèce menacée ». Or, les forêts tempérées humides « abritent » aussi l’industrie forestière depuis les années 1950. Entre la montée du tourisme comme industrie dominante et la protection du loup, l’industrie forestière n’est cependant aujourd’hui que l’ombre de ce qu’elle fut et vit peut-être ses derniers jours. Pour aujourd’hui, je vous présente le débat qui entoure un projet de récolte (Big Thorne – carte ci-dessous) dans la Forêt nationale Tongass qui pourrait bien sceller le sort de l’industrie forestière en Alaska. Une industrie dont l’histoire présente d’inquiétantes similitudes avec celle du Québec.
Le débat sur le projet de coupe Big Thorne se déroule sur l’île du Prince de Galles (Prince of Wales) où l’on retrouve ce qui reste de « l’industrie forestière » de cette Forêt nationale (surtout une scierie). Pour la perspective historique, les coupes forestières dans la Forêt nationale Tongass ont commencé dans les années 1950 alors que l’USDA Forest Service s’était engagé dans un contrat sur 50 ans avec deux compagnies papetières à condition qu’elles bâtissent des usines de transformation. La vision stratégique du gouvernement des États-Unis dépassait alors largement les intérêts forestiers. C’était la Guerre froide et les États-Unis souhaitaient que plus d’Américains aillent s’installer en Alaska. L’industrie forestière papetière fut donc ici un outil de sécurité nationale! Dans les années 1990, les enjeux changèrent et la montée de l’industrie du tourisme et les pressions qui l’accompagnèrent pour assurer de beaux paysages (entre autres), convainquirent le Congrès américain de passer une loi qui révoqua plusieurs des avantages des deux papetières. Ces dernières fermèrent leurs portes quelques années plus tard.
En soi, le projet de coupe Big Thorne est un petit projet de récolte. On parle d’une récolte de 350 000 m3 sur une période de 10 ans. Pour la comparaison, dans les « bonnes années » de l’industrie forestière dans cette Forêt nationale, il pouvait s’y couper 700 000 m3 annuellement. Ce projet est cependant l’essence de la stratégie du USDA Forest Service pour sauver ce qui reste de l’industrie forestière. Cette stratégie consiste à abandonner la récolte dans les vieilles forêts humides pour se concentrer dans les forêts de « seconde-venue » issues de la régénération qui a suivi la récolte des vieilles forêts. Ces forêts sont beaucoup moins complexes que leurs ancêtres et leur récolte porte moins à controverse. Pour le projet Big Thorne, 37% de la superficie coupée se trouverait ainsi dans les forêts de seconde-venue.
Cela n’empêche cependant pas le projet Big Thorne d’être, aux dires du superviseur de la Forêt nationale Tongass, l’objet d’un nombre record d’intervenants dans les poursuites judiciaires visant à bloquer ce projet. Une raison fondamentale: la récolte ne pourra être exclusive aux forêts de seconde-venue que dans une quinzaine d’années selon l’USDA Forest Service; un délai beaucoup trop long pour les opposants aux coupes dans les vieilles forêts humides. Or, pour l’USDA Forest Service et l’industrie, ce délai est essentiel pour que les arbres des forêts de seconde-venue aient une dimension qui permette à la principale scierie des Tongass d’être compétitive. Si la scierie voulait miser aujourd’hui exclusivement sur les forêts de seconde-venue, elle ne pourrait compétitionner avec les compagnies de la Colombie-Britannique.
Parmi les principales raisons spécifiques des opposants aux coupes dans les vieilles forêts humides, si la protection du loup de l’archipel Alexandre et sa proie-fétiche sont très haut dans la liste, l’existence même de cet écosystème est une raison en soi. De par leur côté imposant (« forêts cathédrales ») et la biodiversité qu’elles renferment, ces (très) vieilles forêts sont intrinsèquement une immense richesse. Aussi, Big Thorne est peut-être un petit projet, mais il vise à récolter ce qui ne fut pas coupé lors de précédentes opérations forestières. Un environnementaliste estime que Big Thorne représenterait le 4e passage d’opérations forestières dans les vieilles forêts humides de l’île du Prince de Galles.
De plus, le fait que les opérations forestières soient largement déficitaires (dizaines de millions de $/an) est une autre variable qui accroit l’opposition au principe même de récolter. Ce n’est pas juste le cas du projet Big Thorne; il semble que la foresterie dans cette Forêt nationale n’a jamais été rentable et n’a vécu que grâce aux larges subventions (constructions de chemins, faibles redevances…) du gouvernement des États-Unis par le biais de l’USDA Forest Service.
Finalement, faire référence à la domination de l’industrie du tourisme (de croisières) sur l’industrie forestière dans la Forêt nationale Tongass est un euphémisme (note: plusieurs villes et villages sont englobés par la Forêt). L’industrie du tourisme emploie environ 11 000 travailleurs contre approximativement 500 pour « l’industrie » forestière (sommet: 3500 — 4000).
Tout cela fait dire à des opposants aux coupes dans les vieilles forêts humides que, considérant le déficit de l’USDA Forest Service pour soutenir l’industrie forestière et son nombre d’employés, on pourrait aussi bien payer ces derniers plus de 100 000$ chacun pour rester chez eux et ne pas faire de coupes.
Pourquoi donc préserver « l’industrie » forestière?
Fondamentalement, c’est un combat pour conserver une diversité de communautés vivantes en Alaska. L’industrie touristique est la nouvelle industrie dominante, mais ses bénéfices touchent avant tout les plus grosses villes. Dans les milieux ruraux, le tourisme est presque absent et ne saurait servir de substitut à l’industrie forestière.
Deuxièmement, comme l’expliquait le superviseur de la Forêt nationale Tongass, quand l’industrie forestière disparaît, c’est très difficile de la ramener. Sans tourisme et industrie forestière, les risques que des villages ferment sont grands.
Finalement, c’est la mission même de l’USDA Forest Service d’aménager les Forêts nationales pour une diversité de ressources, pas juste le tourisme.
On ne peut intégralement transposer le cas de l’industrie forestière en Alaska, centrée dans la Forêt nationale Tongass et avec 500 emplois, à l’industrie forestière québécoise qui se retrouve dans la grande majorité des régions du Québec et fait encore vivre des dizaines de milliers de personnes. Cependant, si l’on prend l’Alaska comme un modèle à échelle réduite d’une évolution possible de l’industrie forestière dans une société, les similitudes sont nombreuses avec le Québec;
comme en Alaska:
- l’industrie forestière québécoise (particulièrement papetière) fut aux premières loges pour développer de nouvelles régions. Elle s’est installée alors qu’il n’y avait souvent pas beaucoup d’autres activités économiques et fut l’industrie dominante pendant longtemps;
- profitant de l’effet « structurant » de l’industrie forestière, d’autres industries et d’autres valeurs sont apparues, s’opposant souvent à l’industrie forestière (exemple d’effet « structurant »: la construction de chemins en forêt, disponibles à tous);
- l’industrie forestière québécoise est jugée très sévèrement pour son passé au point d’en oublier son rôle pionnier et structurant;
- les politiciens québécois ont répondu favorablement aux demandes pour que d’autres valeurs s’expriment en forêt et que toujours plus de forêts soient exemptes de récolte;
- l’industrie forestière québécoise a perdu beaucoup de plumes dans la dernière décennie (économiquement et en terme d’image).
Similitudes nombreuses… et inquiétantes!
Les évènements récents au Saguenay — Lac St-Jean vont dans le sens de valider le « modèle Alaska » alors qu’à défaut de pouvoir se présenter devant des tribunaux pour bloquer les coupes, des groupes environnementaux comme Greenpeace et Forest Ethics manifestent avec succès auprès de clients de la compagnie Produits Forestiers Résolu pour lui faire perdre des ventes. Cela, dans la quasi-indifférence générale de la population du Québec.
Par analogie avec l’écologie forestière, mes réflexions m’ont amené à comparer l’industrie forestière à une essence pionnière, soit une essence comme le peuplier faux-tremble qui s’installe en premier dans un « nouveau » territoire (ex: suite à un feu), qui a un rôle écologique fondamental, mais qui tend à disparaître dans le temps… Ce n’est certes pas l’image la plus optimiste, mais si on la considère comme appropriée, elle pourrait nous permettre, je pense, de voir l’avenir de certains pans de notre industrie forestière avec plus de sérénité et nous aiderait à mieux nous préparer pour l’avenir.
Principales références:
À propos du projet de coupe Big Thorne (USDA Forest Service)
In Alaska, a Battle to Keep Trees, or an Industry, Standing (New York Times – septembre 2014)
The truth about Tongass (National Geographic – 2007)
Tongass timber history (+ les politiques! – compilation par un groupe environnemental – dernière mise à jour en 2011)
Transition to young growth is key challenge on the Tongass national forest (The Forestry Source – février 2015)