Dans les coulisses de la révocation des concessions forestières
Dans la suite de ma quête sur l’histoire forestière du Québec, je vous présente aujourd’hui le texte d’une conférence donnée en décembre 1972, devant une assemblée de l’Association Forestière Québécoise (aujourd’hui dissoute), par M. Roland Royer, alors Chef forestier de la Consolidated Bathurst Limitée. Intitulée « Pourquoi abolir les concessions forestières? », cette conférence se voulait essentiellement une réponse au Livre Blanc sur les forêts (« Exposé sur la politique forestière ») que le ministère des Terres et Forêts (MTF) venait de déposer. Un Livre Blanc qui proposait d’abolir les concessions pour les remplacer par des garanties d’approvisionnement et qui voyait le MTF prendre lui-même en main l’aménagement des forêts. Tout en reconnaissant certains problèmes, M. Royer proposait, au nom de l’industrie forestière, des solutions alternatives à l’abolition pure et simple des concessions.
Vous pouvez vous demander ici pourquoi s’attarder à écrire une chronique sur un tel document considérant que les concessions sont révoquées depuis longtemps (1987 — Loi sur les Forêts) et que le débat est somme toute clos. Tout d’abord, le texte de M. Royer lève le voile sur des motivations gouvernementales en arrière de la révocation qui n’étaient pas écrites dans le Livre Blanc. Ensuite, quand on prend la mesure de l’évolution de notre politique forestière en parallèle aux propositions de l’industrie exprimées dans le texte de M. Royer, on ne peut s’empêcher de constater à quel point des questions idéologiques nous ont fait perdre bien du temps et de la qualité dans notre aménagement forestier. Finalement, si le débat sur les concessions est effectivement clos, la dynamique qui fut alors initiée est toujours en cours depuis 40 ans! Ce texte de M. Royer est donc essentiel à la compréhension de notre politique forestière d’aujourd’hui.
Sans reprendre tous les arguments spécifiques du MTF pour abolir les concessions forestières et qui sont bien résumées par M. Royer, un point central de l’argumentaire gouvernemental tournait autour de la perte de retombées économiques due à une sous-utilisation de la forêt. Cela se déclinait en deux grands points. Tout d’abord, le MTF estimait que les concessionnaires ne récoltaient que 65% de la possibilité de leurs essences primaires (pour leurs besoins spécifiques) et qu’il y avait sous-utilisation des essences secondaires (souvent feuillues). Rappelons qu’un concessionnaire était propriétaire de tous les arbres de sa concession, pas juste des essences dont il avait besoin pour sa production.
Dans ce dernier cas, M. Royer affirma que les essences feuillues destinées au sciage et au déroulage étaient en fait surexploitées et que le gouvernement était bien au fait de la situation! D’autant plus que, aux dires de M. Royer, depuis 1967 l’industrie n’était en fait qu’une « exécutante » du MTF lorsqu’il s’agissait des essences dites « secondaires ». Selon ce que l’on peut comprendre, la prise en main de l’attribution des essences « secondaires » par le MTF, si en vigueur sur le terrain, n’était pas encore officialisée légalement. La principale demande de M. Royer, qui parlait alors au nom de l’industrie, était que le MTF officialise le fait que les concessionnaires n’avaient de droits que sur les essences qu’ils utilisaient et que c’était le MTF qui s’occupait des autres. En théorie, ce point était donc officieusement réglé.
Pour l’argument concernant la sous-utilisation des essences primaires, M. Royer fit valoir quelques points pour mettre la statistique de 65% en perspective. En particulier il parla de la nécessaire prudence face aux perturbations naturelles (précédente chronique avec la citation). Toutefois, il admit que certains concessionnaires pouvaient ne pas avoir de bonnes raisons pour « geler » un territoire. Dans ces cas, il était tout à fait d’accord, tout comme l’industrie, à ce que le gouvernement se donne les moyens légaux pour forcer la récolte dans les cas de « gels » déraisonnables. Cet argument de sous-utilisation, majeur dans la motivation gouvernementale d’abolir les concessions, pouvait donc être en théorie réglé sans tout transformer. Mais il y avait plus et c’est là que M. Royer nous fait entrer dans les non-dits du Livre Blanc…
Mettant en parallèle une déclaration du ministre en titre du MTF (M. Kevin Drummond) a l’effet que son propre ministère avait manqué d’efficacité dans l’aménagement des forêts domaniales (forêts « de l’État ») et la faiblesse de l’argumentaire gouvernemental pour abolir les concessions et les remplacer par lesdites forêts domaniales, M. Royer se demanda tout haut pourquoi le MTF persistait dans cette voie. Sa réponse:
« L’explication la plus plausible est que le MTF semble plus préoccupé par la disparition du vocabulaire forestier de l’appellation de “concession forestière” que par l’élimination de ce que cette appellation signifie réellement, soit l’octroi de droits de coupe durant une période de temps donné sur un territoire spécifique [souligné dans le texte]. Le MTF a donné nettement l’impression dans le LB [Livre Blanc] qu’il voulait surtout apaiser certains groupes de pression qui, dans leur aveuglement ou leur ignorance, imputent tous les péchés d’Israël à l’industrie forestière même s’ils connaissent très peu de choses à son sujet. Le MTF a pensé qu’il se donnerait bonne bouche auprès d’un certain public en faisant disparaître l’appellation de “concession forestière”. » (p. 10)
Faisant sienne une déclaration faite en Commission parlementaire sur le sujet, M. Royer ajouta:
« Si ce sont les mots “concessionnaires” et “concessions” qui sont devenus tabous, enlevons-les du vocabulaire forestier. Il y a moyen de vivre dans un système d’affermage sans appeler les territoires affermés “concessions” et sans appeler les concessionnaires “concessionnaires”. » (p. 11)
Finalement, rappelant justement que le Livre Blanc proposait d’échanger les concessions pour des garanties d’approvisionnement à long terme sur un territoire donné, M. Royer faisait valoir que:
« Une concession, c’est essentiellement le droit de couper du bois durant une période de temps donnée sur un territoire spécifique [souligné dans le texte]. » (p. 11)
Un point auquel tenait M. Royer (et l’industrie) était de conserver la responsabilité de l’aménagement des essences qui étaient prioritaires pour approvisionner leurs usines, et ce dans les limites historiques de leurs concessions. Pourquoi? Les raisons et la prophétie de M. Royer si le MTF devait poursuivre dans sa logique de tout changer:
« L’adoption des mesures mentionnées dans les articles 7 et 8 [note: points concernant la sous-utilisation des essences secondaires et primaires] permettrait de régler les quelques problèmes sur lesquels s’accrochent les dénigreurs du présent système de concessions sans chambarder de façon radicale un système qui présente des avantages indiscutables. Les concessions existantes représentent une base stable. Pourquoi tout débâtir et repartir à zéro avec de nouvelles structures dont l’implantation exigera une période de transition difficile pour tout le monde dont l’on ne serait pas près de voir la fin. » (p. 17)
La suite est connue. Pendant les années 1970 le MTF s’investit dans la logique présentée dans le Livre Blanc. Au début des années 1980, crise économique « aidant », le gouvernement ajusta sa stratégie et révoqua les concessions en échange de garanties d’approvisionnement à long terme sur un territoire défini et l’industrie conserva la responsabilité de l’aménagement (les CAAFs de la Loi sur les Forêts)… Les limites historiques des concessions furent cependant changées.
Comparativement à l’exemple de stabilité qu’avait représenté le modèle centenaire des concessions forestières, cette stratégie eut une vie éphémère, étant discréditée moins de 20 après son entrée en vigueur par les « coups de boutoir » successifs que représenta le trio « Erreur boréale (1999) — Rapport de la vérificatrice générale (2002) — Rapport Coulombe (2004) ». Une nouvelle ronde de discussions et de transformations s’amorça alors pour en venir à la nouvelle politique forestière entrée en vigueur le 1er avril 2013. Cette politique nous ramène à l’idée du Livre Blanc des années 1970 dans lequel le gouvernement prenait la responsabilité de l’aménagement et qui échoua après une dizaine d’années d’efforts.
Contrairement à votre probable anticipation, je ne ferai pas ici de pronostic sur les chances de survie de cette nouvelle mouture d’une ancienne stratégie. Avant de compléter cette chronique, je m’attarderai plutôt à vous présenter quelques constats rapides que l’on peut faire suite à ces 40 dernières années de transformation des structures d’aménagement forestier sur la qualité de ce dernier.
Lorsque je vais à des colloques forestiers au Québec, j’ai toujours une (petite) phase de découragement lorsqu’il est fait référence aux inventaires décennaux initiés par le MTF durant les années 1970 ou aux parcelles permanentes installées durant cette même décennie. Signe de la « culture » anti-industrie de l’époque, toutes les connaissances accumulées par les concessionnaires, en particulier les inventaires forestiers et les parcelles permanentes datant pour beaucoup des années 1940-1950, furent ignorées. Pourtant, pour avoir consulté ce type de données et les protocoles qui les encadraient, ils passaient aisément le test de la « rigueur ». Ô combien nos connaissances seraient aujourd’hui plus avancées si nous avions eu la simple humilité d’intégrer ces données dans nos connaissances. Hélas…
Plus tôt cette année j’ai pris connaissance du PAFI (Plan d’aménagement forestier intégré tactique) de l’Unité d’aménagement 043-52 qui recouvre une bonne partie de mon territoire de doctorat. À souligner que nous sommes ici dans le berceau historique de l’industrie des pâtes et papiers qui est née au tournant du 20e siècle. Aussi incroyable que cela puisse paraître, ce document de près de 500 pages ne fait aucune référence à cette histoire. Comme s’il était possible de répondre à la longue liste d’enjeux forestiers et de biodiversité identifiés sans connaissance sur un siècle de récolte… Quant à l’histoire des perturbations naturelles, un simple coup d’œil à la carte de l’historique des feux me permit de constater qu’il y avait de sérieux manques en plus de reculer « seulement » jusqu’aux années 1920. Il y a eu des feux avant. Beaucoup même et il n’était pas difficile de les trouver, car ils sont cartographiés! C’est le genre de choses qui peuvent arriver quand la connaissance d’un territoire est donnée à contrat comme c’est trop souvent le cas aujourd’hui… En bref, est-ce que ce plan représente une solide base pour un bon aménagement forestier? Disons que je leur souhaite (sincèrement) « bonne chance ».
Finalement, parmi les objectifs du Plan stratégique 2014-2018 du ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs, on retrouve le « Pourcentage de régions dont la planification des activités de récolte s’échelonne sur deux années à l’avance (100 % des régions d’ici à 2015) » (point 1.4). Au cours de mes recherches dans les archives de la compagnie de M. Royer, la planification des activités de récolte s’échelonnait sur 10 ans. Planification qui s’arrimait à une vision à long terme sur une révolution et avec pour objectif de ne pas augmenter la distance de transport. Et tout ça sans ordinateurs…
De fait, à la lecture du Livre Blanc, on peut constater que le MTF n’avait pas vraiment de gros reproches à faire aux concessionnaires (les « grands » en particulier) sur la qualité de leur aménagement. C’était plutôt le contraire en fait. Et pour avoir récemment décortiqué le Livre Blanc pour mon projet de livre, j’ai fini avec la désagréable impression que j’étais en face d’une solution en quête d’un problème. Ce texte de M. Royer me conforte dans cette idée et dans celle que l’aménagement de nos forêts ne devrait pas être un jouet laissé entre les mains de nos politiciens.
Chroniques connexes
Ma série de chroniques sur l’aménagement de la compagnie de M. Royer.
Compte-rendu d’un sévère rapport sur l’aménagement de nos forêts publiques publié en 2014 (rapport commandé par le gouvernement).