Le caribou forestier, rare par nature
Premier texte de la série Les Chroniques du caribou.
La carte ci-contre résume l’enjeu du caribou forestier au Québec. On peut y noter la forte diminution de son aire de répartition entre 1850 et 2012.
Pour la précision, Rangifer tarandus, le « caribou » au Québec et le « renne » en Europe, ne représente qu’une seule et même espèce à l’échelle internationale. Et à cette échelle, l’Union internationale pour la conservation de la nature l’a classé comme « vulnérable » (un échelon avant « menacé »).
Il y a cependant des sous-espèces. Au Québec, on en retrouve une seule : le caribou des bois. Cette sous-espèce est segmentée en trois « écotypes » qui possèdent des distinctions génétiques, soit : forestier, montagnard (en Gaspésie) et migrateur. Ce sont les représentants des deux premiers écotypes dont le statut est le plus précaire.
Quoique plusieurs variables ont eu pour effet de diminuer les populations de caribous forestiers au Québec depuis 1850, aujourd’hui le grand défi est de leur préserver des habitats de qualité. Et c’est tout un défi considérant que cet écotype a besoin de très grandes superficies de forêts résineuses matures peu perturbées. Et par « grandes superficies », on parle de centaines de kilomètres carrés de forêts… soit exactement le type de massifs auquel s’intéresse l’industrie forestière!
Les besoins en habitat du caribou forestier ont été établis sur la base de nombreuses recherches scientifiques. Mais si l’on croise ces connaissances avec l’historique d’occupation du territoire québécois, une question se pose : « Comment le caribou forestier a-t-il fait pour avoir une aire de distribution aussi vaste que celle représentée par la limite de 1850? ».
À propos du pigeon voyageur
Pour débuter cette réflexion sur le caribou forestier, je vais revenir sur l’histoire du… pigeon voyageur (Ectopistes migratorius).
Si vous faites une petite recherche, vous allez trouver plusieurs articles relatant comment cette espèce, qui se comptait en milliards en Amérique du Nord au début des années 1800, fut officiellement déclarée éteinte en 1914. Le journaliste scientifique Charles C. Mann s’est intéressé à cette histoire, mais en remontant avant même l’arrivée des Européens sur le continent. Une analyse que l’on retrouve dans son livre « 1491 : New revelations of the Americas before Columbus » (2011, p. 363-367).
Sa thèse, appuyée par des recherches archéologiques, est qu’avant l’arrivée des Européens, les populations du pigeon voyageur étaient beaucoup plus faibles que dans les années 1800. M . Mann estime même que le pigeon était probablement rare.
Cela s’explique logiquement.
Tout d’abord, il faut mettre en perspective que le pigeon voyageur et les autochtones étaient des compétiteurs pour la nourriture. Le pigeon voyageur était particulièrement friand du maïs que cultivaient les autochtones ainsi que des glands, châtaignes et autres types des « fruits à coques » (« mast ») fournis par les arbres… une autre source de nourriture elle aussi recherchée par les autochtones. De plus, avant l’arrivée des Européens, il est estimé que les deux tiers de l’actuel territoire continental des États-Unis (hors Alaska) étaient cultivés par diverses nations autochtones, le maïs étant une vedette de ces cultures (Mann 2011, p. 367).
C’est dire que si les populations de pigeons voyageurs avaient été de l’ordre de grandeur de celles observées au tournant des années 1800, cela aurait été une catastrophe pour les humains de l’époque précolombienne. Car avec de telles populations, les pigeons pouvaient aisément ravager des champs. D’ailleurs, symbole fort des dommages agricoles qu’ils ont causés dans nos contrées, l’évêque de Québec a excommunié le pigeon voyageur en 1703!
Or, le pigeon était facile à chasser tout en représentant lui-même une source appréciée de nourriture.
Le plus probable, selon M. Mann, est que les autochtones s’assuraient que les pigeons n’atteignent pas des populations de dimension « épidémique » comme celles des années 1800. L’idée, ici, étant de les « garder à distance », pas de les éliminer complètement. Une stratégie qui aurait fonctionné… jusqu’à l’hécatombe dans les populations autochtones causée par les épidémies de variole qui se sont répandues sur le continent à la suite de l’arrivée des Européens.
Il est estimé que ces épidémies (il y en a eu plusieurs) ont atteint des taux de mortalité de l’ordre de 90 % pour certaines nations autochtones. À cela, il faut ajouter la dynamique de guerres pour la conquête de ce « nouveau » continent qui a accompagné l’arrivée des Européens. Conséquemment, explique M. Mann, les autochtones ont perdu leur capacité de contrôler les populations du pigeon voyageur qui se sont exponentiellement accrues.
Le cas du pigeon voyageur n’est pas unique. M. Mann aborde aussi les cas d’autres espèces animales comme le cerf de Virginie, l’orignal, le dindon sauvage et le bison dont la présence proche des zones agricoles autochtones était contrôlée. Des espèces qui ont bénéficié de la perte de capacité de leurs prédateurs humains à la suite de l’arrivée des Européens pour accroître leurs populations.
Épidémies et populations autochtones au Canada
Les nations autochtones liées à l’actuel territoire québécois ont aussi été touchées de plein fouet par les maladies européennes. Voici quelques exemples explicitant ces impacts.
Les deux citations suivantes sont tirées du livre Les Premières Nations du Canada (Olive Patricia Dickason, Septentrion 1996).
L’estimation de la population de la nation micmaque [Gaspésie, Nouveau-Brunswick, Nouvelle-Écosse] avant l’arrivée des Européens a donné lieu à de nombreux débats; quelques évaluations récentes la situent aux alentours de 35 000 personnes. Membertou, le chef micmac qui, disait-on, se rappelait de Cartier, a affirmé en 1610 qu’à une certaine époque les gens de sa tribu étaient « plantés aussi drus que les cheveux sur sa tête », mais qu’après l’arrivée des Français ils avaient acquis à l’égard du boire et du manger des mauvaises habitudes ayant entraîné une forte diminution de leur nombre. En 1617, une épidémie particulièrement mortelle ravage leurs rangs et ceux des autres populations de la côte. Vers 1705, certains Français estiment qu’il n’est plus vraiment utile d’en savoir davantage sur ces nations amérindiennes qui, autrefois nombreuses, se réduisent alors à « presque rien ». Sur 1500 lieues de Nouvelle-France, il ne reste plus, rapporte-t-on, qu’un seul Amérindien pour deux Français.
— Dickason 1996, p. 105
Aussi, en lien avec les Montagnais et les Hurons :
Si de nouveaux maux, par exemple d’étranges maladies, font leur apparition dans leurs établissements, parfois même avant d’avoir aperçu le moindre Européen, le lien ne s’établit pas toujours avec ces curieux visiteurs à la barbe laide et aux mœurs sociales singulières. […]
— Dickason 1996, p. 123
Il y a à peine deux ans que les jésuites sont revenus, en 1634, lorsque la variole fait son apparition parmi les Montagnais, puis peu après parmi les Hurons; en moins de quatre ans, jusqu’aux deux tiers de ces derniers ont disparu.
De son côté, le professeur Nelson-Martin Dawson détaille l’influence des virus européens sur les populations autochtones de la Mauricie et du Saguenay dans son livre : « Des Attikamègues aux Têtes-de-Boule : mutation ethnique dans le Haut Mauricien sous le Régime français » (Septentrion, 2003).
Bien qu’ils n’agréent pas sur les conséquences, tous les historiens et les anthropologues conviennent d’une significative érosion démographique chez les Attikamègues durant la période trouble du XVIIe siècle. Cet effondrement de la population tenait, bien sûr, aux guerres iroquoises, mais le choc microbien fit pour sa part de bien plus amples ravages. Dès le début de la décennie 1640, des Indiens remontrèrent au Père Buteux que les prières les faisaient mourir, et « que d’estre baptisé & voir bientost la fin de sa vie, c’etait une mesme chose ».
— Dawson 2003, p. 74
Point à souligner, les bouleversements causés directement ou indirectement par la variole eurent pour conséquence la disparition de plusieurs communautés autochtones avant même que des contacts puissent être établis. Nous sommes alors au début des années 1700 et l’auteur souligne que :
Les Attikamègues n’étaient pas les seuls Indiens de l’intérieur des terres à s’être ainsi éteints. Comme le rapportaient les missionnaires, les Écureuils, leurs voisins immédiats, avaient eux aussi été complètement exterminés en 1661 : « On nous rapporte, que l’Iroquois nous a prevenus, & qu’ayant surpris la nation des Escurieux, à quelques journées d’icy, il l’a défaite entièrement ». De même, les Erigouechkak qui habitaient également à la hauteur des terres disparurent avant même que le père Buteux ne pût entreprendre quelque mission parmi eux [note : il fut lui-même tué par les Iroquois]. Les Kakouchak, qui occupaient les terres au sud du lac Saint Jean, avaient eux aussi subi le même sort, comme le nota le père Albanel qui parcourut ces régions en 1672 : « Les Habitants ont esté extremement diminuez par les dernieres guerres, qu’ils ont eu avec l’Iroquois, & par la petite verole [variole], qui est la peste des Sauvages », et, de poursuivre le missionnaire, ces territoires commençaient « à se repeupler par des gens des Nations estrangeres, qui y abordent de divers costez, depuis la paix [de 1701] ».
— p. 77, Dawson 2003
Pour la petite note historique concernant les attaques iroquoises, selon les chercheurs américains Theda Perdue et Michael D. Green, auteurs de North American Indians : A very short introduction (Oxford University Press, 2010), leurs attaques contre d’autres nations étaient une façon de renflouer leur population diminuée par les épidémies de variole [note : les prisonniers pouvaient être incorporés dans la société et même remplacer un défunt].
Les épidémies de variole qui ont frappé l’est de la région des Grands Lacs dans les années 1630 ont fait chuter la population de toutes les nations [iroquoises et huronnes]. Les Iroquois ont commencé à faire des raids pour trouver des remplaçants à leurs parents [« kin »] décédés ainsi que pour obtenir des fourrures. Appelées « guerres de deuil » [« mourning wars »], ces invasions ont détruit la confédération huronne.
— Perdue et Green 2010, p. 25 [Traduction à l’aide de « Deepl »]
Nous étions alors seulement aux débuts de la colonisation européenne du « Nouveau Monde »…
Douze skieurs
L’hiver passé, grâce aux outils de téléconférences popularisés par la pandémie (un point positif), j’ai eu l’occasion d’assister à une présentation de M. Martin-Hugues St-Laurent, le spécialiste québécois du caribou. Parmi les résultats présentés, j’ai été marqué par le chiffre « douze »… « Douze », comme dans le nombre de skieurs journaliers hors piste qui, dans le parc de la Gaspésie, étaient suffisants pour déclencher une réaction d’évitement chez le caribou montagnard.
Cette réaction amenait les caribous à descendre la montagne. Non seulement cela avait pour conséquence d’augmenter les risques de prédation, mais ils dépensaient ainsi inutilement beaucoup d’énergie en plein hiver.
Il est ici question de l’écotype montagnard, mais le Plan de rétablissement du caribou forestier (Rangifer tarandus caribou) au Québec — 2013-2023 est très clair quant au fait que cette réaction est typique tant du caribou au Canada que du renne en Europe. Plus spécifiquement :
Plusieurs études ont démontré que les caribous et les rennes (R. tarandus tarandus) tendent à éviter les habitats situés à proximité des infrastructures […] et plus particulièrement à s’éloigner des chalets, des camps de pourvoyeurs, des camps forestiers (et autres camps industriels) […]
— Plan rétablissement, p. 40
Et,
Les activités humaines telles que la randonnée, la motoneige et le ski de fond provoquent un délaissement des lieux par le caribou, au profit d’habitat de moindre qualité […]. Dans la réserve de biosphère de Charlevoix, Duchesne et coll. (2000) ont démontré qu’en présence d’écotouristes les caribous passaient plus de temps debout, en état de vigilance, que de temps à s’alimenter et à ruminer, et ce, peu importe le sexe et la classe d’âge des caribous.
— Plan rétablissement, p. 42
Et c’est ici que l’on peut mieux comprendre l’existence de l’aire de distribution du caribou forestier de 1850… et surtout le problème qu’il y a de la prendre comme référence.
La délimitation de 1850 : un tragique artéfact historique
Comment le caribou forestier, qui est très sensible au dérangement humain, a-t-il pu atteindre son étendue de 1850 dans un territoire historiquement occupé par des humains pour lesquels il constituait une source de subsistance (chasse)? Et pour la petite note historique, les premières traces humaines sur le territoire québécois datent de 12 500 ans (La préhistoire du Québec 2019, p. 176). C’est dire que les humains ont rapidement suivi la fonte des glaciers pour s’installer sur ce territoire!
Dans les circonstances, la délimitation de 1850 apparaît impossible. À moins que…
À moins que les humains aient temporairement disparu du territoire.
Et c’est ce qui est « techniquement » arrivé.
Pour le rappel, dès leur entrée en scène, les Européens, et surtout leurs virus, eurent un effet dévastateur sur les populations autochtones. Et les choses n’allèrent pas en s’améliorant pour ces dernières. Les citations suivantes, tirées du livre Les Première Nations du Canada, donnent un aperçu de la situation autochtone au début des années 1800 :
La population autochtone du Haut-Canada et du Bas-Canada (noms donnés respectivement à l’Ontario et au Québec dans l’Acte constitutionnel de 1791) est estimée en 1824 aux environs de 18 000, évaluation qui ne tient pas compte des Amérindiens « sauvages » de la forêt boréale. Vingt ans plus tard, elle n’est plus que 12 000, ce qui rend crédible la croyance populaire de l’« Amérindien en voie de disparition » […]
— Dickason 1996, p. 228
Et,
Louer et vendre leurs terres constitue le meilleur moyen de trouver les fonds pour civiliser les Amérindiens, suggère en 1829 sir John Colborne, lieutenant-gouverneur du Haut-Canada de 1828 à 1836. Le gouverneur du Bas-Canada de 1828 à 1830, sir James Kempt, est du même avis et soutient aussi l’idée des villages modèles. Il faut d’abord et avant tout que les Amérindiens deviennent des citoyens autonomes et prennent place dans le cadre culturel de la vie coloniale; les vieilles habitudes de chasse sont condamnées.
— Dickason 1996, p. 230
Ces visions politiques devaient amener la sédentarisation des communautés autochtones par le biais des « Réserves » ainsi que la mise en place de pensionnats autochtones pour assimiler leurs enfants. Ces pensionnats ont officiellement été abolis à la fin des années 1990. Ils sont récemment revenus dans l’actualité alors que les sépultures de plusieurs centaines d’enfants autochtones ont été découvertes sur les terrains de ces pensionnats.
Si l’on prend 1608, date de fondation de Québec, comme référence, on ne peut que constater que pendant les deux siècles qui ont suivi l’arrivée des Européens, le sort des nations autochtones est allé de mal en pis. Et en 1850, leur influence sur l’aménagement du territoire et, plus spécifiquement, des populations animales comme le caribou était grandement affaiblie.
La situation n’était pas plus rose chez le loup, un autre prédateur du caribou. Le Plan de rétablissement du caribou forestier au Québec qualifie le loup de « prédateur efficace du caribou » (p. 47). Or, à la lecture de l’article scientifique sur le comportement des caribous montagnards en présence des skieurs, j’ai pu noter une mention quant au fait qu’au milieu des années 1800 le loup avait été exterminé de la Rive-Sud du St-Laurent. Sans avoir fait de recherche spécifique sur le sujet, on peut raisonnablement soupçonner qu’il n’était pas non plus trop le bienvenu sur la Rive-Nord…
Aussi, ce n’est qu’en 1888 que le gouvernement du Québec créa le Département de l’agriculture et de la colonisation. Au Québec, l’occupation des espaces laissés « vacants » par les autochtones, surtout sur la Rive-Nord du Saint-Laurent, ne commença donc sérieusement que vers la fin du 19e siècle.
En résumé, en 1850, deux prédateurs majeurs du caribou forestier étaient presque « hors jeu » et la colonisation européenne de la majeure partie du Québec n’était pas officiellement entamée. Le caribou forestier bénéficia alors de conditions idéales pour étendre sa présence.
En ce sens, l’aire de distribution de 1850 du caribou forestier se doit d’être vue comme un artefact (très) tragique de l’histoire.
Sur les ruines d’une civilisation
Est-ce dire qu’il ne faudrait pas protéger le caribou, en particulier les écotypes forestier et montagnard? Pas du tout. Bien au contraire, même. Il le faut. Mais pas pour la raison qu’ils ont déjà été très abondants.
Dans un territoire habité depuis des milliers d’années comme l’a été le Québec, ces écotypes sont en fait destinés à être plutôt rares. C’est la valeur de rareté qu’il faut ici préserver, pas celle de l’abondance. Cette dernière, représentée par la limite de 1850, est selon toute vraisemblance un « accident » de l’histoire.
Il y aurait donc là une approche à repenser pour tenir compte du caribou forestier dans l’aménagement des forêts publiques québécoises. Mais surtout, il est à souhaiter que cela nous amène à cesser de voir le 19e siècle comme une source de « portraits primitifs » (préindustriels). La logique actuelle est de « prendre des photos » de cette époque en y voyant un paradis naturel à recréer. Or, ce « paradis », ce sont les ruines d’une civilisation.
Principales références :
- « 1491 : New revelations of the Americas before Columbus ». Mann, Charles C. 2011. Vintage Books. 553 pages.
- « Des Attikamègues aux Têtes-de-Boule ». Dawson, Nelson-Martin. 2003. Septentrion. 511 pages. 169 pages.
- « La préhistoire du Québec : la grande épopée de nos origines ». Couture, Patrick. 2019. FIDES. 397 pages.
- « Les Premières nations du Canada ». Dickason, Olive Patricia. 1996. Septentrion. 511 pages.
- « North American Indians: a very short introduction ». 2010. Perdue, Theda et Michael D. Green. Oxford University Press. 144 pages.
- « Plan de rétablissement du caribou forestier (Rangifer tarandus caribou) au Québec — 2013-2023 ». 2013. Équipe de rétablissement du caribou forestier au Québec. Ministère du Développement durable, de l’Environnement, de la Faune et des Parcs. 110 pages.
- « Spatiotemporal response of mountain caribou to the intensity of backcountry skiing ». Lesmerises, F., Déry, F., Johnson, C. J., & St-Laurent, M.-H. (2018). Biological Conservation, 217, 149-156. doi : 10.1016/j.biocon.2017.10.030