Biodiversité au Québec : des raisons de dédramatiser
À la base, ce blogue a été ouvert pour discuter d’enjeux d’aménagement forestier à l’extérieur du Québec. Le principe étant de s’inspirer de ce qui se faisait ailleurs afin d’améliorer nos pratiques d’aménagement forestier ici. Et même si de nos jours je vais régulièrement aborder des enjeux forestiers québécois de front, cet « esprit de base » reste.
Pour aujourd’hui, c’est sur le thème de la biodiversité que je vais « aller voir ailleurs ». En fait, c’est toute la planète que je vais prendre en référence.
Les enjeux de biodiversité sont très présents dans la foresterie québécoise depuis maintenant de très nombreuses années. Notre politique forestière, adoptée en 2010, est même centrée sur ce thème par le biais de l’aménagement écosystémique (Article 1, alinéa 1).
Dans les débats qui entourent nos différents enjeux de biodiversité, j’ai toutefois l’impression que nous sommes toujours au bord de la catastrophe. Que si l’on ne met pas tous nos œufs dans le panier « biodiversité », c’est la planète même qui va en souffrir!
… C’est une perception bien personnelle! Il est cependant facile de constater que le discours apocalyptique est très répandu. Mais qu’en est-il vraiment du poids de nos enjeux de biodiversité à l’échelle internationale?
Pour y voir un peu plus clair, je vais présenter deux grandes approches qui définissent les priorités de conservation de la biodiversité à l’échelle planétaire. À noter que c’est pour moi un « premier pas » sur cette thématique et que ce n’est pas une démarche exhaustive. En mot de la fin, une petite réflexion sur les raisons de dédramatiser nos enjeux de biodiversité au Québec. « Dédramatiser », pas « ignorer »!
L’endémisme ou l’approche Russell A. Mittermeier
De la méthodologie
M. Russell A. Mittermeier est une sommité en conservation de la biodiversité. Entre autres, il a publié plus de 300 articles scientifiques sur le thème de la biodiversité et a été impliqué pendant de nombreuses années avec le World Wildlife Fund et l’Union internationale pour la conservation de la nature. Il a créé ou aidé à développer trois concepts sur la biodiversité planétaire basés sur l’endémisme, soit : les megadiverse countries, les biodiversity hotspots et les high-biodiversity wilderness areas. Trois concepts qui sont détaillés plus bas.
L’endémisme se définit ainsi :
Présence d’une espèce animale ou végétale dans une aire de répartition bien définie dont elle devient caractéristique.
— Le Petit Robert (2023)
C’est dire qu’une espèce animale ou végétale commune sur tous les continents ne serait pas retenue dans l’approche Mittermeier. Ce qui est recherché, c’est la spécificité.
La logique qui encadre ces trois concepts complémentaires est de protéger un maximum de biodiversité à un coût minimal. Cela n’est pas synonyme de complètement laisser tomber les autres pays ou régions, mais simplement concentrer les efforts et ressources, souvent limités, là où les enjeux sont les plus grands.
Pour la note terminologique, je vais utiliser les appellations anglophones originales des trois concepts qui sont les versions les plus utilisées.
Les classements
Les megadiverse countries
Les megadiverse countries est le premier concept développé par M. Mittermeier en 1988. L’article scientifique associé s’intitule « Primate Diversity and the Tropical Forest Case Studies from Brazil and Madagascar and the Importance of the Megadiversity Countries » [note : en libre accès].
Comme le titre l’indique, cette première version était centrée sur les primates, dont M. Mittermeier est un spécialiste. C’est dans un livre publié en 1997 et intitulé « Megadiversity. Earth’s biologically wealthiest nations » que la liste des 17 megadiverse countries, visuellement exprimée sur la carte ci-dessous, a été présentée. Les deux grands critères sont :
- Avoir au moins 5000 espèces de plantes endémiques
- Avoir des écosystèmes marins
N’ayant pas le livre, pour les critères je réfère ici à l’UNEP-WCMC (United Nations Environment Programme World Conservation Monitoring Centre). Selon ses mots, l’UNEP-WCMC se veut « un centre d’excellence mondial sur la biodiversité et la contribution de la nature à la société et à l’économie [traduction avec Deepl]». Son siège social est à Cambridge (Royaume-Uni).
À souligner que le concept de megadiverse countries, comme les deux autres associés à M. Mittermeier, ne bénéficient d’aucun statut légal. Il est donc légitime de se poser la question quant à leur valeur dans les efforts de préservation de la biodiversité planétaire.
Une petite recherche sur Google Scholar avec l’expression « megadiverse countries » a ressorti « environ 17 200 résultats » (6 avril 2023). Pour la seule année 2023, c’est « environ 490 résultats ». C’est dire que, malgré l’absence de statut légal associé à ce concept, plusieurs chercheurs se le sont approprié. Finalement, on peut retrouver une page Wikipédia sur ce thème en 23 langues; un signe que le concept a été adopté par plusieurs à l’échelle planétaire.
Les biodiversity hotspots
Les biodiversity hotspots ont été élaborés par M. Normand Myers en 1988 (professeur, Université d’Oxford, Royaume-Uni). Pour les fins de ce texte, j’ai associé ce concept à M. Mittermeier, car il s’est beaucoup impliqué dans son développement.
De fait, un article scientifique clé dans le développement de ce concept a comme deux premiers auteurs (sur cinq) messieurs Myers et Mittermeier. Il s’agit de « Biodiversity hotspots for conservation priorities ». Il a été publié en 2000 dans la revue Nature. Depuis, selon Google Scholar (13 avril 2023), il a été cité 35 112 fois.
Dans cet article, les biodiversity hotspots sont décrits comme des milieux avec des «concentrations exceptionnelles d’espèces endémiques subissant des pertes d’habitats exceptionnelles [traduction]. »
Le premier critère pour définir un biodiversity hotspot est le suivant : « une région doit contenir au moins 0,5 % ou 1 500 espèces végétales endémiques sur les 300 000 que compte la planète [traduction avec Deepl] ».
Le deuxième critère n’est considéré que si le premier est rempli et se lit ainsi :
Un deuxième critère du statut de « hotspot », appliqué seulement après qu’une région ait rempli le critère « plantes », est le degré de menaces liées à la perte d’habitat. Pour se qualifier, un « hotspot » doit avoir perdu 70 % ou plus de sa végétation primaire, qui est la forme d’habitat qui contient généralement le plus d’espèces, en particulier les espèces endémiques [traduction avec Deepl].
—Myers et al. 2000
Dans cet article, les auteurs identifient 25 biodiversity hotspots terrestres. Ce concept a depuis continué à être développé par l’organisation Conservation international dans lequel M. Mittermeier s’est aussi impliqué. Des biodiversity hotspots marins ont ainsi été ajoutés et aujourd’hui on compte un grand total de 36 biodiversity hotspots (Carte ci-dessous).
On peut retrouver une page Wikipédia sur ce concept en 31 langues.
Les high-biodiversity wilderness areas
De mes recherches, les high-biodiversity wilderness areas est le plus récent concept développé par M. Mittermeier. L’article scientifique associé, publié en 2003, s’intitule « Wilderness and biodiversity conservation » [note : en source libre].
L’objectif de ce concept est de « fournir un état de la valeur de la biodiversité dans les dernières zones sauvages (wilderness) terrestres» [traduction]. Pour ce faire, un inventaire des zones sauvages a d’abord été établi sur la base des trois critères suivants :
- Superficie minimale de 10000 km2
- Densité de population < 5 personnes/km2, hors zones urbaines
- Avoir maintenu, au minimum, 70% de son étendue historique d’il y a 500 ans
Un total de 24 zones sauvages ont ainsi été identifiées à l’échelle planétaire (Carte ci-dessous).
Dans une deuxième étape, il a été établi que la biodiversité endémique était concentrée dans cinq de ces 24 zones, soit : les forêts tropicales humides de l’Amazonie, du Congo et de la Nouvelle-Guinée, les forêts tropicales sèches et prairies de Miombo-Mopane et, finalement le complexe de déserts du nord du Mexique — sud-ouest des États-Unis.
À souligner que les auteurs (M. Mittermeier est le premier de sept) notent que la biodiversité de ces cinq high-biodiversity wilderness areas fait pâle figure par rapport à celle des biodiversity hotspots… et c’était un résultat attendu. De fait, les zones sauvages sont réputées pour ne pas avoir une grande biodiversité endémique.
Je n’ai pas creusé cet aspect, car cela m’éloignait trop de l’objectif central de ce texte. Mais c’est un point intéressant à noter et je souligne qu’il y a des références associées à ce constat dans l’article.
Des trois regards de la biodiversité auxquels est associé M. Mittermeier, celui des high-biodiversity wilderness areas apparaît comme celui ayant le moins attiré l’attention. Sur Wikipédia, le concept est seulement présent en deux langues. Quant à l’article scientifique associé, il n’a été cité « que » 1064 fois [Google Scholar, 11 avril 2023].
L’approche Mongabay
De la méthodologie
Les deuxièmes types de classements que j’ai retenus ont été produits par l’équipe du site d’actualité environnementale Mongabay. C’est une organisation à but non lucratif fondée en 1999 et qui édite des articles en six langues grâce à un réseau de 800 correspondants dans 70 pays. Contrairement à « l’approche Mittermeier », l’endémisme n’est pas un critère dans cette classification; dans le détail :
[…] Il existe de nombreuses façons de mesurer la biodiversité. Cette liste adopte une approche simplifiée, en créant un indice pondéré utilisant cinq groupes d’animaux — amphibiens, oiseaux, poissons, mammifères et reptiles — et un groupe de plantes — plantes vasculaires. Chaque pays est classé en fonction du pourcentage d’espèces dans chaque groupe par rapport au nombre total d’espèces dans le monde pour chaque groupe […] [traduction avec Deepl]
— Mongabay (2021)
Ils avaient établi un premier classement en 2016 et l’ont actualisé en 2021.
Les classements
Ci-dessous, le « top 10 » des pays avec le plus de biodiversité en 2021 selon Mongabay.
TABLEAU : Les 10 pays avec le plus de biodiversité en 2021 selon Mongabay
Rang | Pays |
1 | Brésil |
2 | Indonésie |
3 | Colombie |
4 | Chine |
5 | Pérou |
6 | Mexique |
7 | Australie |
8 | Équateur |
9 | Inde |
10 | États-Unis |
Comme vous l’aurez peut-être noté, ce « top 10 » fait la part belle aux pays avec de grandes superficies. Ce qui va de soi considérant que le classement est basé sur la notion de « richesse » en biodiversité. Plus le pays est grand, plus il a de chances d’avoir beaucoup de biodiversité. C’est pourquoi ils ont aussi produit un classement par unité de superficie qui donne un regard très différent (Tableau ci-dessous)!
TABLEAU : Les 10 pays avec le plus de biodiversité en 2021 par unité de superficie (minimum: 5000 km2) selon Mongabay
Rang | Pays |
1 | Trinité-et-Tobago |
2 | Brunei |
3 | Gambie |
4 | Salvador |
5 | Jamaïque |
6 | Bélize |
7 | Costa Rica |
8 | Rwanda |
9 | Guinée équatoriale |
10 | Panama |
À souligner que, pour le classement « brut », Mongabay présente un tableau avec les 50 pays abritant le plus de biodiversité. Quoique le Canada fut considéré dans l’analyse, il n’a pas été retenu dans le « top 50 ».
Mot de la fin
Comme mentionné en introduction, il s’agit là d’une première chronique sur cette thématique. Et à défaut d’une revue exhaustive, les approches ici retenues pour définir les priorités de conservation de la biodiversité à l’échelle planétaire sont assurément parmi celles ayant été les plus adoptées de par le monde.
Il convient aussi de souligner qu’un point récurrent de ces différentes études concerne toute l’incertitude qui est associée au décompte de la biodiversité planétaire. Les données utilisées sont les meilleures estimations possibles. Il ne serait être question de grande précision ici.
Pour autant, une constante de ces différentes approches est que nous sommes absents de tous ces classements (Canada ou Québec).
Cela ne veut pas dire qu’il n’y a aucune valeur à notre biodiversité! Le principe de base est que tous les pays doivent faire de leur mieux afin de veiller sur leur biodiversité.
Ce que cela veut cependant dire est qu’en perspective, il y a matière à dédramatiser nos enjeux locaux de biodiversité. Faisons sincèrement de notre mieux, mais arrêtons de présenter nos enjeux comme un souci planétaire. Ce n’est manifestement pas le cas!