Les aires protégées polyvalentes : Foire Aux Questions

Parc national de la Jacques-Cartier (Auteur: Cephas, Source: Wikimédia)
L’Institut Hydro-Québec EDS de l’Université Laval proposait, le 28 février dernier, une série de trois courtes conférences (20 minutes chacune) sur le thème « S’adapter aux changements climatiques : le cas des aires protégées ». Un sujet qui a de toute évidence suscité l’intérêt alors que la grande salle du pavillon Kruger où s’est déroulé l’événement était bien remplie.
« Quels problèmes les changements climatiques peuvent-ils créer aux aires protégées ? » Pourriez-vous ici vous demander. Pour donner un petit exemple, le premier conférencier, M. Louis Bélanger (professeur, U. Laval) nous a indiqué que le parc de la Jacques-Cartier (nord de la ville de Québec), dont l’écosystème est actuellement en zone boréale, pourrait se retrouver dans la zone feuillue d’ici une cinquantaine d’années. Et cela cause un « certain » problème, car comme présenté par le second conférencier, M. François Brassard (gouvernement du Québec), depuis le début des années 2000 le Québec s’est investi à développer son réseau d’aires protégées sur la base de leur représentativité de différents écosystèmes…
Et le problème n’est pas que théorique ! M. Bélanger nous a rappelé l’infestation de l’arpenteuse de la pruche qui a touché le parc de la Jacques-Cartier en 2012, un phénomène qui n’avait jamais été recensé en plus d’un siècle de données. La principale piste pour expliquer cet événement étant celle d’hivers plus doux qu’à l’accoutumée.
Comme vous pouvez le déduire du thème des conférences, il y a une parade à cette problématique. À tout le moins, il y en a une qui fut présentée et elle constituera le thème central de cette chronique ; une chronique qui pour l’occasion aura une formule différente, soit celle de la Foire Aux Questions (FAQ).
Q : « Donc, il y a une solution au problème de la protection de la biodiversité par les aires protégées dans un contexte de changements climatiques ? »
Personne n’a parlé d’une solution miracle, mais on nous a présenté le projet des aires protégées polyvalentes.
Q : « Des aires protégées… polyvalentes ? »
Pour l’expliquer en mes mots, c’est un territoire dans lequel il n’y a à priori aucune activité interdite (même l’activité minière), mais où les enjeux de biodiversité ont préséance.
Q : « Peut-il vraiment y avoir de l’exploitation forestière industrielle sur ces territoires ? »
En principe, il n’y a en effet aucun problème.
Q : « Et ça s’appelle une aire… protégée ? »
Oui et c’est reconnu par l’UICN (Union internationale pour la conservation de la nature), qui a défini six catégories d’aires protégées sur lesquelles se base le Québec. Les aires protégées classiques ou « strictes » font partie des catégories I à IV. Les aires protégées polyvalentes sont associées aux catégories V et VI qui visent à concilier la protection de la biodiversité avec les activités économiques (pour + de détails). Elles sont à cet égard particulièrement adaptées pour l’extension du réseau d’aires protégées au Québec dans la « zone centrale » où se concentre l’activité forestière industrielle (Figure + bas).

Parc des Cévennes en France (Auteur: Myrabella, Source: Wikimédia)
Q : « Est-ce que ça vient d’être développé ? »
Pas vraiment. En date de 2005, il était estimé qu’un peu plus de 40 % des aires protégées terrestres de la planète étaient sous forme d’aires protégées polyvalentes. Elles sont particulièrement bien implantées en Europe et souvent dans des milieux très habités comme, par exemple, le parc des Cévennes en France. Ce dernier a une superficie de 3700 km2 et constitue le milieu de vie de plus de 74 000 habitants ; la forêt couvre 70 % de sa superficie et 79 % de cette dernière est privée. C’est d’ailleurs là une des particularités de ces aires protégées : elles ne s’appliquent pas seulement au domaine public.
En Amérique du Nord, un exemple bien connu est le Parc Algonquin en Ontario, le tout premier parc au Canada qui fut créé en 1893. Il n’a pas l’appellation « aire protégée polyvalente », mais il en a toute la logique. Les activités économiques comme la foresterie sont très présentes, mais il y a aussi une très grande préoccupation de préserver des activités récréatives ainsi que protéger la biodiversité. Pour la petite note d’autopromotion, j’ai écrit une chronique spécifiquement sur ce parc.
Q : « Est-ce que ce nouveau type d’aires protégées pour le Québec est déjà en fonction ? »
Pas officiellement. Il y a encore plusieurs étapes légales et administratives à franchir avant que ce ne soit le cas. Deux projets pilotes, qui ont duré quatre ans (2011-2015), ont cependant établi les bases de leur future implantation. Ces projets pilotes ont été réalisés dans les réserves fauniques Mastigouche et de Matane. De fait, c’est ce type de territoires (les réserves fauniques) qui sont prioritairement visés pour le développement des aires protégées polyvalentes.
À souligner qu’un rapport en trois tomes sur ces projets-pilotes a été publié l’an dernier. Il a servi de base à cette chronique en plus des présentations de messieurs Bélanger et Brassard.
Q : « Mais comment, en pratique, les aires protégées polyvalentes vont-elles contribuer à bonifier les aires protégées actuelles ? »
Il est visé d’accoler les aires protégées polyvalentes aux aires protégées existantes pour accroître la superficie de ces dernières. Ce faisant, il est attendu que ces grandes aires protégées seront plus résilientes aux effets des changements climatiques. M. Bélanger nous a d’ailleurs indiqué qu’une « règle du pouce » (mais scientifique) a estimé à un minimum de 3000 km2 la dimension d’une aire protégée pour qu’il y ait une bonne assurance qu’elle joue vraiment son rôle à long terme (même sans les changements climatiques).
Ultimement, le grand objectif serait de créer un vaste réseau d’aires protégées conventionnelles reliées par des aires protégées polyvalentes. M. Bélanger a d’ailleurs fait référence à deux grands projets en ce sens, soit celui intitulé « Yellowstone to Yukon » et celui plus proche qui viserait à relier le Parc Algonquin au parc du mont Tremblant.

Distribution des aires protégées au Québec selon les différentes zones en date de 2016. En guise de référence visuelle, le parc Assinica, un de plus récents, a la taille minimale recommandée de 3000 km2. Tirée de la présentation de M. François Brassard (Source).
Q : « Si les aires protégées polyvalentes sont catégorisées comme des “aires protégées”, elles vont donc être comptabilisées comme des aires protégées officielles ? »
Oui. En fait il est même calculé qu’elles permettront au gouvernement du Québec d’atteindre son objectif de 12 % d’aires protégées dans la « zone centrale » (Figure ci-contre). Actuellement elles en représentent environ 9 %. Elles devraient aussi avoir un rôle à jouer dans les objectifs de protections spécifiques au Plan Nord.
Q : « Est-ce que l’utilisation d’aires protégées polyvalentes pour poursuivre le développement d’un réseau d’aires protégées a l’appui de groupes environnementaux ? »
Cette série de conférences n’était pas mon premier « contact » avec les aires protégées polyvalentes. Lors d’une précédente présentation sur le sujet, M. Bélanger avait fait part de critiques environnementales quant à la présence de coupes forestières dans une aire protégée.
Au Québec toutefois, la particularité est que ce projet a pour beaucoup été développé par Nature Québec avec qui M. Bélanger est d’ailleurs très impliqué. Donc, « oui » le concept fait des mécontents, mais il ne faudrait pas s’arrêter à ces derniers pour juger de son acceptabilité environnementale.
Q : « Quel serait l’impact de ces aires protégées polyvalentes sur la possibilité forestière ? »
Pour le projet-pilote de Mastigouche, et t-elle qu’estimée par le BFEC (Bureau du Forestier en chef), la diminution de la possibilité forestière serait, selon les scénarios, entre 14 % et 21 %. Dans le cas du projet-pilote de Matane, cette diminution serait entre 8 % et 26 %.
À souligner que le BFEC a émis plusieurs mises en garde concernant l’aspect préliminaire de cette évaluation (le temps d’analyse semble avoir été limité) et que je n’ai ici donné que les chiffres liés à la variable « augmentation de la proportion des vieilles forêts ». C’est toutefois la variable avec le plus d’impacts potentiels sur la possibilité forestière.
Q : « Est-ce qu’il y a des mesures de compensation prévues pour la diminution attendue de la possibilité forestière ? »
La stratégie proposée est que les diminutions des possibilités forestières soient absorbées à l’échelle régionale en les répartissant entre tous les détenteurs de droits forestiers.

Lac St-Bernard dans la réserve faunique Mastigouche (Auteur: Christian Aubry, Source: Wikimédia)
Q : « Quels seraient les points forts et faibles de la stratégie des aires protégées polyvalentes ? »
Mon appréciation personnelle sur la base des présentations et les rapports des projets-pilotes :
Point fort :
Les aires protégées polyvalentes ouvrent pour le Québec une toute nouvelle ère dans les réflexions sur la conciliation économie-écologie en foresterie. Comme il en a été particulièrement mention lors de la période de questions, le chemin sera probablement long, car c’est une approche qui ne fait pas partie de notre culture. Mais à terme il y a là un réel espoir que nous apprenions à concilier économie et écologie autrement que selon l’approche compartimentée et très conflictuelle d’aujourd’hui.
Point contradictoire :
Concilier la protection de la biodiversité avec la « vitalité sociale et économique » est un point de vente central des aires protégées polyvalentes. Considérant les impacts négatifs qu’auront ces dernières sur les possibilités forestières, il est pour le moins surprenant de constater que les plantations ne sont pas les bienvenues.
Pour donner l’exemple du projet-pilote dans la réserve faunique de Mastigouche, les plantations résineuses représentaient 2,6 % de sa superficie et l’objectif retenu fut d’abaisser ce pourcentage à 0. La raison étant qu’elles occupaient des superficies qui devraient, selon l’écologie associée à ces sols, tendre à avoir des peuplements « mélangés » (combinaison résineux + feuillus). De plus, il y avait 0,7 % de la superficie en plantations exotiques (ou hybrides, ce n’est pas précisé). Là aussi, l’objectif fut d’abaisser ce pourcentage à 0. La grande logique dans ces deux cas étant de se rapprocher le plus possible, et sans compromis, de conditions naturelles.
Pour la mise en contexte, la certification FSC (Forest Stewardship Council), pourtant reconnue comme très sévère sous l’angle environnemental, autorise jusqu’à 5 % de superficies en plantations, même en essences hybrides. Ce qui m’amène au point suivant :
Point « être chêne ou roseau ? » :
« Résister ». Comme exprimé par M. Bélanger, c’est la logique qui sous-tend les actions dans les aires protégées polyvalentes. On parle ici de tout mettre en œuvre pour résister le plus longtemps possible aux transformations de l’écosystème forestier par les changements climatiques, d’où l’absence de compromis face à tout ce qui pourrait nous éloigner de conditions naturelles définies à la fois par l’écologie des sols et les portraits préindustriels.
J’ai ici pensé à la fable de La Fontaine : « Le chêne et le roseau ». Alors que le plus puissant des orages se lève, le chêne résiste fermement pendant que le roseau plie. Le chêne finit cependant par être déraciné alors que le roseau se redresse une fois l’orage passé. Dans notre réalité l’orage ce sont les changements climatiques, dont les effets se font déjà sentir sur l’écosystème forestier, et la stratégie d’aménagement des aires protégées polyvalentes s’apparente à celle du chêne…
Point pragmatique :
Le monde forestier québécois est-il prêt à accueillir un nouveau zonage d’aménagement et sa structure associée ?
Q : « Une dernière question… Trois conférences ont été annoncées alors qu’il n’a été fait référence qu’à deux : qu’en est-il de la troisième ? »
Mea culpa. Il s’agit de la présentation de M. Claude Samson (Agence Parcs Canada). Or, il s’avère qu’à l’échelle fédérale la réflexion sur l’enjeu des changements climatiques et les aires protégées n’en est qu’à ses débuts et il n’y a aucune indication qu’elle empruntera la voie des aires protégées polyvalentes. La présentation de M. Samson fut surtout axée sur le monitoring de la biodiversité dans les parcs canadiens. Sa présentation, avec celle de M. Brassard, est accessible ici.
Bonjour, j’apporte une petite précision sur la question des plantations et plus largement de l’intensification de l’aménagement forestier dans un contexte d’aires protégées polyvalentes (APP). Il est mentionné dans le deuxième tome du rapport d’expérimentation que : « la stratégie d’APP n’exclut pas pour autant les traitements sylvicoles plus intensifs ni le reboisement, pourvu que ceux‐ci permettent de conserver un haut degré de naturalité, notamment par l’établissement d’une végétation compatible avec l’écologie et la dynamique naturelle du site » (http://www.mddelcc.gouv.qc.ca/biodiversite/aires_protegees/polyvalentes/tome2-strategies-projets-pilotes.pdf). C’est une invitation à l’ingéniosité forestière !
Notez aussi ce lien vers une autre FAQ sur le thème des APP : http://www.mddelcc.gouv.qc.ca/biodiversite/aires_protegees/polyvalentes/faq.htm
Bonne lecture 🙂
Merci! 🙂