Aires protégées : l’approche « noir ou blanc » a-t-elle encore un sens?
Je vais vous parler aujourd’hui d’un débat qui prend à l’évidence de plus en plus d’ampleur aux États-Unis : devrait-on autoriser l’aménagement forestier dans des territoires protégés? Il s’avère que, à la (classique) considération économique s’ajoutent de plus en plus régulièrement des questions liées à la santé même de l’écosystème forestier : aménager la forêt ne serait-il pas le meilleur moyen de transmettre aux générations futures un « sain » patrimoine forestier? Aperçu de ce débat dans le cadre d’un cas presque aux portes du Québec, soit au New Jersey.
La New Jersey’s Pinelands National Reserve (aussi appelé les « Pine Barrens » – Landes de pins) occupe 4 450 km2 (1,1 million d’acres). Elle a été créée en 1978 et a été reconnue comme Réserve de la biosphère par l’UNESCO en 1983. Ce territoire forestier consiste principalement en un mélange de pins et de chênes. Ce patrimoine est toutefois menacé par un dendroctone qui, comme son « cousin » de l’ouest (dendroctone du pin ponderosa), a la fâcheuse particularité d’attaquer les pins.
Il s’agit ici du dendroctone méridional du pin (Dendroctonus frontalis Zimmermann – Southern pine beetle). C’est un dendroctone indigène qui va généralement se retrouver dans le Sud-est américain quoiqu’il ait déjà fait des incursions vers le nord à quelques reprises. Toutefois, il apparaît que c’est la première fois depuis 1930 que sa présence est aussi remarquée au New Jersey et, comme il se trouve dans les Pine Barrens, son impact pourrait être catastrophique.
Sa plus récente présence au New Jersey et dans les Pine Barrens a été signalée pour la première fois en 2001. Mais c’est en 2010 que la sonnette d’alarme a été sonnée, car des pins avaient été tués sur 57 km2 (14 000 acres). Deux causes sont ciblées. Tout d’abord le réchauffement du climat. Une température de −22 °C (-7 °F) va tuer 90 % de ces dendroctones (une température de −18 °C — 0 °F — est un minimum pour tuer ce dendroctone). Or, depuis 1995, ce n’est que pendant l’hiver 2004 que la température est descendue à −18 °C. La deuxième cause est le fait qu’il n’y a pas eu d’aménagement forestier depuis 30 ans (une exception : le brûlage dirigé pour diminuer les risques de feux).
Éloigner les arbres les uns des autres et assurer leur vigueur par des coupes d’éclaircies est reconnu comme le meilleur remède pour prévenir une épidémie du dendroctone méridional. Un élément de la « gestion » de cet insecte qui semble assez bien documenté, le Service forestier de l’État du New Jersey ayant d’ailleurs inclus ce fait dans sa « fact sheet » sur ce dendroctone. Or, « faute » d’aménagement, le territoire est composé d’une très grande densité de pins matures. Pour un observateur, les Pine Barrens sont de fait devenus un « appât pour dendroctones ».
Et si les observateurs de l’impact du dendroctone sur les Pine Barrens veulent se convaincre qu’il y a un problème lié à l’aménagement forestier, ils n’ont qu’à se tourner vers l’État voisin, le Delaware. Ce dernier a eu ces dernières années des hivers aussi doux qu’au New Jersey, des dendroctones y ont aussi été recensés, mais les impacts sont bien moindres. Il semble que l’aménagement forestier soit très actif dans cet État, à tout le moins pour éclaircir les forêts de pins et les rajeunir.
Et ce débat sur les apports de l’aménagement forestier sur la santé et la protection des écosystèmes forestiers aux États-Unis n’est pas limité aux Pine Barrens. On le retrouve dans l’ouest concernant l’épidémie du dendroctone du pin ponderosa ainsi qu’en lien avec l’intensité des certains feux de forêts.
Au Québec, nous sommes avant tout dans une logique de protection de la forêt et le débat dont il est question ici peut paraître totalement antinomique. Mais il faut être conscient qu’il va arriver un jour ou l’autre et, paradoxalement, d’autant plus vite que la proportion d’aires protégées va augmenter. C’est simplement une question de probabilité : plus on augmente la superficie de territoires protégés de l’aménagement forestier, plus il y a de risques qu’un feu ou une épidémie viennent « détruire » ce que l’on souhaitait préserver. Et comme le concluaient les auteurs d’une réflexion sur le sujet aux États-Unis (lien à la fin), le message que nous envoie la Nature concernant la forêt est : « Use it or lose it ».
Et là où réside certainement une bonne part de la solution, est dans ce que l’on entend par « aménagement forestier ». Pour plusieurs, il s’agit automatiquement de récolte industrielle. Or, aménager la forêt ne se résume pas à cela. Entre une approche industrielle et la préservation intégrale, il y a un potentiel de gradients. Comme le soulignait M. Franklin dans sa réflexion pour l’aménagement de l’habitat de la chouette tachetée (lien à la fin), il faut remplacer cette vision en noir et blanc par une approche en teintes de gris. Il y a là un potentiel de solution gagnant-gagnant entre la préservation de la santé et la richesse de l’écosystème forestier et les enjeux socio-économiques.
Pourquoi protéger la forêt contre l’aménagement forestier? Quelle part sommes-nous prêts à « perdre » de cette forêt par le biais des perturbations naturelles? Jusqu’à quel point souhaitons-nous laisser la dynamique des écosystèmes forestiers s’exprimer librement? Ce ne sont là que quelques questions qu’il faudrait adresser avant qu’elles ne nous sautent au visage. Et si les réponses peuvent paraître évidentes pour certains, je doute que ce soit le cas pour le plus grand nombre (c’est mon cas…), et particulièrement pour tous ceux qui croient en un monde qui ne soit pas en noir ou blanc.
Sources :
Beetle outbreak in New Jersey : yet another example of why forests need management – L’article de base de cette chronique
Southern pine beetle endangers NJ Pine Barrens – Un autre article récent
La « Southern Pine beetle fact sheet »
New Jersey Pinelands Commission
Pinelands Preservation Alliance
Photos :